A Garissa, la sidération après le massacre des étudiants

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Ce jour de fête pour les chrétiens du monde entier avait, à Garissa, le goût amer de la mort. Il fallait avoir la foi aussi solidement chevillée au corps que Monseigneur Joseph Alessandro, évêque de cette ville du nord-est du Kenya, pour distinguer, en ce dimanche de Pâques, un moment de « renaissance pour le pays », trois jours après le terrible, l’indicible massacre de près de 150 étudiants, pris dans leur sommeil et froidement exécutés sur le campus de l’université de Garissa par un commando de djihadistes, jeudi 2 avril. L’attentat le plus sanglant du pays depuis l’attaque de l’ambassade américaine par Al-Qaida en 1998.
Ce petit homme au regard franc et lumineux ne pèche pas par une naïveté noyée dans les bons sentiments minorant le drame. Le Kenya et ses violences, ce Maltais d’origine les connaît depuis 1989. Trois ans plus tard, il était grièvement blessé par des bandits non loin de Garissa, quelque part dans cette savane subdésertique écrasée de chaleur qui rappelle davantage la Somalie voisine que les images des dépliants touristiques pour les safaris.
Et puis, l’évêque de Garissa a aussi connu ce 1er juillet 2012, qui résonne aujourd’hui comme annonciateur de la tuerie de l’université. Ce jour-là, deux églises de la ville furent la cible de deux commandos qui tuèrent seize fidèles. L’attaque fut revendiquée, déjà, par les chabab venus de Somalie où, l’année précédente, l’armée kényane s’était jointe à celles d’autres pays de la région pour éviter que le pays tombe définitivement aux mains de ces milices islamistes ralliées à Al-Qaida.
Mais Mgr Alessandro croit en l’homme, au paradis pour les victimes et au pardon. Il salue « le courage de ses fidèles venus à pied », ces quelque deux cents personnes qui, dimanche 5 avril, remplissaient sa cathédrale pour faire baptiser leurs enfants. Certes, le périmètre avait été sécurisé par l’armée. Mais elle ne contrôlait que les carrefours adjacents à ce bloc de béton ajouré surmonté de deux clochers. Le reste de la ville ne présentait aucune mesure de sécurité particulière : ni barrage ni omniprésence d’hommes en uniforme. Les marchés grouillaient de femmes plus ou moins enveloppées de voiles colorés.

Qui pouvait dire, en circulant dans la ville, qu’il y eut là cette tragédie ? Sans doute cette apparente quiétude est-elle due au fait que la quasi-totalité des quelque 800 étudiants et les professeurs de cette toute nouvelle université, inaugurée en 2011 pour développer cette région oubliée par le centre, venaient d’autres parties du pays. Les familles en deuil ne sont pas d’ici. « Les Somali préfèrent le business que d’aller à l’école, explique l’évêque Alessandro. Cette université était le meilleur moyen de changer ces habitudes et de lutter contre l’extrémisme. Si elle ne rouvre pas ses portes, les terroristes auront gagné. »

Course morbide
Sans doute aussi que la tuerie tourne dans les têtes davantage qu’elle ne se lit sur les visages. Il fallait voir, ainsi, samedi, sur l’aire de jeux de l’école primaire, vaste terrain vague de sable et de cailloux, cette foule d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, lancée dans une course morbide après le pick-up de la police sur la plate-forme duquel avaient été jetés les corps gonflés des quatre tueurs présumés, tués par la police. « Je voulais les voir pour être sûr qu’ils étaient morts. Maintenant, je sais. Je n’ai pas confiance dans ce que dit le gouvernement », avouait Enock, un instituteur trentenaire. « Nous avons demandé aux autorités de le faire pour rassurer les gens », explique Muhammahi Salat, représentant local du Conseil supérieur des musulmans du Kenya.
« Il fallait aussi que les Somali constatent que les criminels appartiennent bien à leur communauté », lâche un officier de police kikouyou, l’ethnie (chrétienne) la plus nombreuse du pays. Il semblerait que ce soit le cas, ce qui ne devrait pas faciliter la vie des Somali, souvent victimes d’un harcèlement policier, à Nairobi surtout, depuis que les chabab ont intensifié leurs attaques contre le Kenya. « Le président et le gouvernement nous accusent [de complicité] avec les chabab, qui à leur tour, nous menacent », se plaint M. Salat.
Selon le ministère de l’intérieur, l’un des assaillants s’appelle Abdirahim Mohammed Abdoullahi, diplômé de l’université de droit de Nairobi, fils d’un chef local de Mandera, une ville de l’extrême nord du Kenya frontalière de l’Ethiopie et de la Somalie. Son père avait déclaré sa disparition en 2014, le soupçonnant d’avoir rejoint les chabab. Cette information confirme que des Kényans alimentent les rangs des djihadistes (un Tanzanien fait également partie des cinq personnes arrêtées depuis jeudi par la police pour leur implication présumée dans le massacre).
Il ne faut pas croire pour autant qu’à Garissa, on tue les gens à tous les coins de rue. Fussent-ils chrétiens, infime minorité dans cet environnement local essentiellement musulman (proportion inverse du reste du pays). Cette ville de commerçants somali, une des communautés du pays, et de réfugiés somaliens n’est le théâtre d’aucune guerre confessionnelle. Il n’empêche. En revendiquant leur attaque sur l’université, les chabab ont pris le soin de préciser qu’ils avaient trié leurs victimes, épargné les musulmans pour n’assassiner que les chrétiens. Et promis de noyer d’autres villes du Kenya dans « des flots de sang » tant que les soldats kényans ne quitteront pas le sol somalien.
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Office du dimanche dans un temple protestant
Office du dimanche dans un temple protestant Xavier BOURGOIS pour Le Monde
« Pendant des heures, c’était le chaos »
Alors que l’identification des victimes transférées, samedi, à Nairobi, à plus de 300 kilomètres de là, commence à peine, dans une confusion douloureuse pour nombre de familles toujours sans nouvelles de leur proche, il est impossible d’établir ce ratio morbide. Les chabab ont en effet montré, depuis leur création en 2006, qu’ils étaient assez peu regardants sur la religion de leurs victimes.
Les assaillants ont eu près de douze heures – la durée de leur prise d’otages – pour accomplir leur funeste entreprise de tri. La polémique monte ainsi, au Kenya, sur la lenteur de la réaction des autorités et la mauvaise coordination des services de sécurité. « Pendant des heures, c’était le chaos, jusqu’à l’arrivée des Recce [unité composée de policiers et de militaires d’élite] en milieu d’après-midi. Pourquoi si tard ? », déplore un officier de police de Garissa, présent lors de l’attaque.
Le groupe d’assaillants – cinq à sept hommes, selon différentes sources – avait fait irruption sur le campus depuis longtemps déjà. A 5 h 30 du matin, ils avaient pris d’assaut la porte d’entrée, tué les deux gardes, puis exécuté dans la foulée un groupe d’étudiants priant à la chapelle de l’université. Le commando se serait ensuite retranché dans l’un des quatre dortoirs du campus sous le feu des policiers dépêchés sur place, selon la version officielle.

« Je suis arrivé directement de chez moi, sans arme, vers 6 heures, répondant à l’appel désespéré de certains de mes collègues, pas de mes chefs. Je suis resté là-bas, sans ordre, pendant des heures. Certains couraient, rampaient pour se mettre à l’abri. Mais faut-il se faire tuer pour nos chefs, alors que ceux-ci sont corrompus et détournent l’argent de nos équipements ? », demande ce policier qui exhibe ses chaussures éventrées. « Etre ici, à Garissa, c’est la punition », concède-t-il.
Depuis le matin, l’armée, qui dispose à Garissa d’une vaste caserne, s’était déployée autour de l’université pour en bloquer les accès. Ce face-à-face, entrecoupé de détonations en provenance du dortoir où les assaillants accomplissaient leur basse besogne et d’échanges de tirs plus ou moins nourris avec les forces de sécurité, dura jusqu’au milieu de l’après-midi. « On ne savait pas qui, de l’armée ou de la police, commandait », explique le policier.
Ce n’est que onze heures après le début de l’attaque que la vingtaine d’hommes du Recce, venus de Nairobi à bord de deux petits avions, arriva sur place. « Il ne leur a fallu qu’une demi-heure pour entrer dans le bâtiment et éliminer les quatre assaillants retranchés dans le dortoir dénommé Elgon », rapporte un autre agent.
« Les Kényans se demandent si ce déploiement tardif n’a pas contribué à ce qu’il y ait un grand nombre de victimes ; si les services de sécurité ont vraiment tiré les leçons de l’attaque du centre commercial Westgate en 2013 [à Nairobi], quand les terroristes ont tué autant de personnes qu’ils ont pu [67 morts] avant d’être eux-mêmes tués », peut-on lire dans l’édition dominicale du grand quotidien kényan Daily Nation. Le journal dénonce également « la faiblesse logistique et [la lenteur] de prise de décision » des services de sécurité, qui ont donné le temps aux tueurs de « rassembler leurs victimes, de les trier, de les narguer et les humilier, pour, finalement, les éliminer. »
On découvrit ensuite ces dizaines de corps sans vie, baignant dans leur sang sur le carrelage. Cent quarante-deux étudiants et étudiantes, exécutés là, à l’université de Garissa. « Une Oasis du développement », proclame une pancarte sur la grille, derrière laquelle est tendue une bande jaune portant l’inscription : « Scène de crime ».

lemonde.fr

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