Abdou Diouf – Je n’ai jamais cherché à blesser personne !

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A la veille du XVe Sommet de la Francophonie qui se tient les 29 et 30 novembre 2014, Abdou Diouf, le Secrétaire général de l’Oif apprécie le chemin parcouru par son organisation, jusqu’à son “engagement en faveur de l’Etat de droit et de la démocratie”. Se prononçant sur ses “Mémoires”, il affirme n’avoir “jamais cherché volontairement à blesser qui que ce soit”. Il confie aussi avoir “beaucoup subi et beaucoup encaissé” au cours de sa longue trajectoire administrative et politique.

Monsieur le Secrétaire général de la Francophonie, Dakar va abriter les 29 et 30 novembre prochains le 15ème Sommet de l’OIF qui consacrera une grande partie à la jeunesse et aux femmes, mais aussi où votre successeur à la tête de l’organisation sera connu. Quels sont les sentiments qui vous animent avec ce retour aux sources au pays du Président Senghor, un quart de siècle après le Sommet de 1989?

Une intense émotion. Vingt-cinq ans après le Sommet de Dakar en 1989, le premier en terre africaine, je suis très ému de voir la Communauté francophone réunie une nouvelle fois à Dakar, chez moi, juste au moment où je quitte la vie publique. Une immense fierté, aussi, pour mon pays. En 1989, le Président Mitterrand avait créé l’événement dès le premier jour du Sommet en annonçant l’effacement de la dette publique de 35 pays africains. De même, sur proposition du Canada, les chefs d’Etat et de gouvernement avaient validé la création d’un fonds spécial pour la protection de l’environnement. Et n’oublions pas que c’est à Dakar qu’est née TV5 Afrique, à mon initiative, et que c’est à partir de ce troisième Sommet que la Francophonie a initié la coopération juridique et judiciaire, qui nous a mené aujourd’hui à l’engagement de l’OIF en faveur de l’Etat de droit et de la démocratie. Aujourd’hui, à Dakar, sur les terres de mon pays natal, c’est un sentiment de plénitude qui m’envahit : depuis 25 ans, la Francophonie a grandi. Elle s’est transformée pour devenir aujourd’hui une organisation à part entière, reconnue et appréciée par toute la Communauté internationale.

Il est constaté que depuis le Sommet de Bucarest, en Roumanie, en Europe de l’Est, votre organisation compte 77 Etats membres et observateurs dont le Qatar. Peut-on dire que la langue française est en nette progression face à l’hégémonie de l’anglais ?

La langue française progresse auprès des populations qui l’utilisent quotidiennement : au travail, en écoutant la radio ou la télévision, en naviguant sur Internet, en faisant du commerce international, auprès de leurs administrations et, pour une part importante aussi, en famille ou entre amis. Sur les 274 millions de francophones – dernière estimation de notre Observatoire de la langue française qui vient de publier « La langue française dans le monde 2014 »- les trois quarts ont ce rapport quotidien au français et plus de la moitié d’entre eux résident sur le sol africain. Il est vrai que, depuis 2010, la progression est significative, principalement en Afrique subsaharienne. Par ailleurs, en considérant les 63 millions de personnes capables aujourd’hui de soutenir une conversation en français – mais qui l’ont appris comme une langue étrangère et ne l’utilisent qu’en fonction de besoins ponctuels – on comprend les ressorts d’une progression plus générale de la langue française qui a le privilège exceptionnel d’être enseignée dans pratiquement tous les pays du monde. La demande de français est très forte surtout en Afrique non francophone et en Asie. Seule l’Europe accuse une baisse de 8% sur la même période, car les systèmes éducatifs des pays de l’Union européenne peinent à réunir les conditions d’un apprentissage de deux langues étrangères, même si le français demeure la 2ème langue la plus apprise après l’anglais dans le primaire et la première partie du secondaire.

Durant votre magistère, il a été surtout constaté que l’OIF a réussi plusieurs médiations dans des conflits politiques au sein des pays membres comme le Mali, la Guinée, Madagascar, la Mauritanie, etc. Cette nouvelle donne a-t-elle apporté un plus à la promotion de la démocratie et des droits de l’Homme ?

Effectivement l’OIF a participé au cours des dernières années à plusieurs médiations. De quoi s’agit-il ? Tout d’abord d’intervenir pour tenter d’apporter une solution à une situation politique bloquée. C’est ainsi j’ai dépêché des missions et des experts dans les différents pays que vous avez cités mais également dans beaucoup d’autres. Leur tâche consistait, de concert avec les autres acteurs régionaux et internationaux, à trouver les moyens de sortir de la crise de façon consensuelle et au-delà de permettre aux pays de se consacrer à l’essentiel qui est à la fois, son développement, le renforcement de ses institutions, de sa gouvernance, et des droits de l’homme de façon générale. C’est là que nous sommes attendus et que nous apportons une contribution concrète au service des Etats et des populations.

Etes-vous convaincu que le 3ème Millénaire est celui de l’Afrique ? Concrètement que fait l’OIF pour aider les pays membres à sortir du sous-développement notamment face au Sida, la malnutrition, les problèmes d’éducation, de culture, des changements climatiques, etc.

Tout le monde est convaincu que l’Afrique marquera le 3ème Millénaire : elle est aujourd’hui le premier réservoir de croissance pour l’économie mondiale. Ses handicaps peuvent devenir des atouts dans un monde en transition vers une économie numérique et la multitude d’outils nouveaux qu’elle comporte.
L’OIF essaie avant tout d’aider ses membres à bien comprendre les défis et les enjeux de cette évolution. Elle vise à développer le capital humain qui est le socle d’un développement réussi. Avec l’Agence Universitaire de la Francophonie, l’Association Internationale des Maires Francophones et l’Université Senghor d’Alexandrie, elle travaille à la formation des responsables, à la constitution de réseaux, publics ou privés, qui échangent des bonnes pratiques et des savoir-faire, à la mise en place de recherches ciblées et adaptées à des contextes en pleine mutation. Elle aide également ses membres à définir et défendre leurs positions dans tous les lieux où la communauté internationale prend des décisions engageant l’avenir du monde. Et elle est quand ils le souhaitent, leur porte-parole dans les grands forums de la mondialisation.

Dans le domaine de la jeunesse et des sports, l’OIF a réussi à imposer les Jeux de la Francophonie tous les quatre ans alternativement dans un pays du Nord et du Sud. Ce programme vous a-t-il donné satisfaction ?

Une énorme satisfaction ! Les Jeux de la Francophonie sont un événement auquel je crois beaucoup. Encore jeune, puisque nous en sommes à la huitième édition, c’est un concept unique alliant compétitions sportives et concours artistiques. Pour la première fois à Nice, nous avons accueilli également des compétitions paralympiques. De nombreux jeunes lauréats connaissent ensuite une belle carrière olympique ou artistique : nous sommes là pour leur mettre le pied à l’étrier et donner leur chance aux jeunes talents francophones. Je ne serai plus Secrétaire général pour assister à la prochaine édition des Jeux qui aura lieu en Côte d’Ivoire, en 2017, mais je suis certain que ce sera un événement magistral.

L’idée d’une conférence des ministres de la Santé des pays francophones, à l’image de la Confemen et de la Confejes, est souvent agitée dans les rencontres. Où en est ce projet au moment où vous vous apprêtiez à passer le témoin et plus particulièrement en ces temps où le monde fait face au virus Ebola?

La Santé n’entre pas directement dans le mandat confié à l’OIF par ses Etats et gouvernements membres. Non seulement parce que la Francophonie ne peut pas s’occuper de tout mais parce qu’il existe des organisations et programmes spécialisés pour le faire. Cela ne signifie pas que nous nous détournons de ces questions, ou que nous ne n’y apportons pas d’importance. Bien au contraire ! Lorsqu’il s’agit de iscriminations, de ségrégations liées au handicap ou à la maladie, je n’ai jamais hésité à les dénoncer et à demander qu’on y remédie. Et je suis certain que le prochain Secrétaire général en fera de même. Par ailleurs, je signale que l’Université Senghor d’Alexandrie propose un Master 2 en Développement africain dont une des déclinaisons est la Santé. Quant à l’idée d’une conférence des ministres de la Santé des pays francophones, à l’image de la Confemen et de la Confejes, je ne suis pas sûr qu’il soit justifié de créer de nouvelles structures, permanentes qui plus est, qui s’ajouteraient à l’OIF, aux Opérateurs et aux Conférences existantes. Le resserrement est une force, et ces nouvelles créations n’échapperaient pas aux difficultés budgétaires qui se posent à nos Etats, d’autant que s’y ajouteraient leur budget de fonctionnement.

Après 40 ans au service du Sénégal et 12 ans à la tête de l’OIF, comment allez-vous consacrer le reste de votre vie ? Abdou Diouf va-t-il s’installer à Dakar, Saint-Louis ou Paris ?

Je vais consacrer l’essentiel de mon temps à ma famille, à des lectures, des loisirs et quelques déplacements entre le Sénégal et la France.
Le Burkina Faso vient de rappeler brutalement aux chefs d’Etat africains de la région que les opinions publiques africaines sont de moins en moins disposées à les voir manipuler la Constitution pour rester indéfiniment au pouvoir.

Que dites à vos anciens pairs face à ces exigences démocratiques qui ont pour noms : limitation du mandat présidentiel, bonne gouvernance, lutte contre la corruption et l’impunité?

Vous avez raison : ce qui vient d’arriver au Burkina Faso est un message important adressé par la jeunesse africaine à ses dirigeants et à la société en général. Elle a traduit une certaine impatience face à des changements politiques qu’elle considère comme trop lents. Cette jeunesse ambitionne de participer pleinement aux mutations que les Etats et les sociétés traversent actuellement. C’est ce message d’espoir que j’ai perçu. Les jeunes burkinabè nous ont également montré à quel point ils attendaient des changements et des améliorations en matière de gouvernance. Quant au message que vous demandez d’adresser, je me contenterai modestement de rappeler les engagements souscrits en 2000 par les chefs d’Etat et de gouvernement dans la Déclaration de Bamako qui constitue le socle de l’OIF en matière de démocratie. Ce texte très moderne indique que « la démocratie est incompatible avec toute modification substantielle du régime électoral introduite de façon arbitraire ou subreptice, un délai devant toujours séparer l’adoption de la modification de son entrée en vigueur ». Tout est dit.

Vos Mémoires qui viennent d’être publiés suscitent déjà quelques remous au sein de certains vos anciens collaborateurs et camarades de parti qui ne semblent pas apprécier certains de vos propos les concernant. Aviez-vous pris délibérément le risque du témoignage et de la vérité historiques au détriment des valeurs de «kersa» et de «soutoura» que cultive la société sénégalaise ?

Depuis mon départ de la tête du Sénégal et jusqu’à une date très récente, je suis resté sourd à toutes les voix qui se sont levées pour me demander d’écrire mes mémoires. Hommes politiques, famille, amis, les sollicitations sont venues de partout. Je ne voulais pas et je me suis enfermé dans mon refus. Que de fois ne m’a-t-on pas répété que ce j’avais amassé tout au long de ma longue carrière administrative et politique ne m’appartenait pas et que je devais partager ce vécu et cette trajectoire. Il est vrai que j’étais confortable dans mon refus, mais devant la force des arguments des uns et des autres, j’ai commencé à changer de position pour finalement accepter de m’y mettre. Mais dans ma position, écrire et raconter ce que j’ai vécu n’est pas un exercice facile. Mes compatriotes, dans leur grande majorité, me connaissent même s’ils ne sont pas d’accords avec moi. Rien dans ma culture, dans mon éducation et dans mon tempérament ne m’a prédisposé à être hors du cadre de nos valeurs faites de tenue et de retenue. Je n’ai jamais cherché volontairement à blesser qui que ce soit. Tous ceux qui m’ont approché, je dis bien tous ceux qui ont été à côté de moi, qui ont travaillé avec moi, savent le respect que je voue à toutes les personnes. Dans ma vie, sur ma longue trajectoire administrative et politique, que n’ai-je pas vu ou entendu ? J’ai beaucoup subi et beaucoup encaissé. Et cela, c’est aussi mon éducation qui m’y avait préparé.

Vous vous apprêtez à faire vos adieux à l’OIF lors du XVème Sommet de la Francophonie qui se tient chez vous, à Dakar, aspirez-vous maintenant à la retraite ou alors avez-vous des projets d’avenir ?

Je resterai toujours à l’écoute de la vie internationale et de mon continent mais je ne souhaite plus assurer de fonctions publiques. Vous savez, j’ai commencé ma carrière à 25 ans au Sénégal et n’ai pas arrêté depuis. Je n’ai presque pas eu de jeunesse. Je mérite bien un peu de repos aux côtés de mon épouse et de mes proches, non ?

Que dites- vous à ceux et celles qui voient derrière la Francophonie, une forme de colonialisme entretenue par la France ?

Je leur réponds qu’ils se trompent. La Francophonie n’a rien à voir avec le colonialisme. C’était d’ailleurs le souhait originel des pères fondateurs de la Francophonie : Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba, Hamani Diori et Norodom Sihanouk. Cela fait bien longtemps que la langue française n’appartient plus seulement aux Français ! Cette langue est aussi la nôtre. Et si la France est bien entendu un membre important de notre Organisation, elle n’est pas la seule puisque 57 Etats et gouvernements membres en font également partie, ainsi que 20 observateurs. Je rappelle souvent une anecdote à ce sujet lors de ma rencontre avec Aimé Césaire, en 2005, à Fort-de-France. Il m’a dit à l’issue de notre rencontre : « tu sais, Abdou, j’étais contre la Francophonie avant de te rencontrer parce que je pensais que c’était un concept empreint de colonialisme. Maintenant que j’ai entendu ce que vous faites en matière de promotion de la diversité culturelle et linguistique, j’ai changé d’avis. Je suis d’accord avec la Francophonie ».

Cinquante après les indépendances pensez qu’il est enfin venu le temps de l’Afrique ?

Certainement ! L’Afrique affronte à son tour des défis que l’Asie ou l’Amérique du Sud ont dû affronter il y a peu. Et elle a pour elle une population jeune et de mieux en mieux formée et des ressources naturelles renouvelables abondantes et variées. Elle connaît aussi une évolution politique positive, au-delà des conflits qui la déchirent encore, sans oublier un idéal panafricain toujours vivace. Et elle peut bénéficier de technologies nouvelles, diffusées à l’échelle mondiale. Il y a donc toutes les raisons d’être optimiste – sans s’aveugler sur les difficultés à surmonter.

actunet.sn

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