‘’afrotopia’’ De Felwine Sarr : Manifeste Pour Une Absolue Souveraineté Intellectuelle De L’afrique

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L’essai ‘’Afrotopia’’ (Philippe Rey, mars 2016, 155 pages), de l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr, est à la fois le lieu d’un diagnostic lucide et argumenté de la situation du continent africain et un manifeste dont l’objet est une invite pressante à reprendre l’initiative théorique, pour construire un projet sociétal centré sur des valeurs et réalités socioculturelles bien comprises.

Cette pensée du continent, qui doit se faire ‘’contre la marée’’, porte en elle ‘’l’exigence d’une absolue souveraineté intellectuelle’’, écrit Sarr, qui souligne ‘’la nécessité pour la plupart des pays africains de l’élaboration d’un projet politique, économique et social, partant de leur socioculture et émanant de leurs propres univers mythologique et vision du monde’’.

‘’Il s’agit donc de s’extraire d’une dialectique de l’euphorie ou du désespoir et d’entreprendre un effort de réflexion critique sur soi, sur ses propres réalités et sur sa situation dans le monde : se penser, se représenter, se projeter’’, explique-t-il dès les premières pages du livre.

L’auteur relève un préalable à ce travail de réflexion : ‘’assumer le continent tel qu’il nous est donné à ce moment précis de son évolution historique et tel que des siècles de rapports de force, de dynamiques internes et externes conjuguées l’ont façonné’’.

‘’Penser l’Afrique, poursuit Sarr, c’est cheminer dans une aube incertaine, le long d’une voie balisée où le marcheur est sommé de hâter la cadence pour rattraper le train d’un monde semble-t-il parti il y a quelques siècles. C’est débroussailler une forêt dense et touffue. C’est arpenter un sentier au cœur d’une brume ; un lieu investi de concepts, d’injonctions censées refléter les téléologies sociales, un espace saturé de sens.’’

Fonder cette utopie – que l’économiste appelle de ses vœux – ‘’n’est point se laisser aller à une douce rêverie, mais penser des espaces du réel à faire advenir par la pensée et l’action’’, d’où cette explication du titre de l’essai – contraction des mots Afrique et utopie, avec en filigrane un lieu (topos) à inventer : ‘’L’Afrotopia est une utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et les féconder’’.

Par ailleurs poète et musicien, Felwine Sarr est par moments lyrique dans son style. Mais c’est un lyrisme fondé sur des faits, l’Histoire et sur une foi en l’avenir d’un continent portant en lui les germes d’une humanité renouvelée, revivifiée et enrichie de valeurs retrouvées.
Il se livre à une œuvre de déconstruction de concepts qui ont sous-tendu les réflexions, projets et ambitions, souvent exogènes pour le continent, en passant sous sa plume critique ce qu’il appelle les ‘’mots-valises’’ que sont ‘’développement’’, ‘’émergence’’, ‘’OMD (Objectifs du millénaire pour le développement), etc.

Felwine Sarr souligne, par exemple, que ‘’le développement est l’expression d’une pensée qui a rationalisé le monde avant de posséder les moyens de le transformer’’, ‘’une idéologie : un entrelacs d’idées qui, au lieu d’éclairer la réalité, la vole en justifiant une praxis et un ordre différents du réel qu’elle est censée prendre en charge’’.

Dans sa ‘’proposition de la modernité’’, Felwine Sarr relève que ‘’l’enjeu est de se libérer de tout ce qui, dans la modernité comme dans la tradition, réduit l’être humain, anéantit sa force et sa créativité et le livre poings et pieds liés aux structures monstrueuses d’un ordre économique mondial implacable’’.

‘’Le chemin d’une modernité africaine, écrit-il, consisterait en l’incorporation sélective de technologies, de discours, d’institutions modernes à l’origine occidentale, dans un univers culturel et politique africain, afin d’accoucher d’une modernité distincte et autonome.’’

Il plaide pour la survenue d’une ‘’afrocontemporanéité’’, ce ‘’continuum psychologique du vécu des Africains, incorporant son passé et gros de son futur, qu’il s’agit de penser’’, et dont l’un des défis serait de ‘’réussir à s’affirmer dans ses fécondes différences tout en ne tombant pas dans l’extrême que constituerait l’emmurement communautariste’’.

L’économie, matrice de la réflexion convoquée dans « Afrotopia »

La formation d’économiste de Felwine Sarr est certainement ce qui explique le fait que la question de l’économie occupe le plus long chapitre de l’essai – une quarantaine de pages -, l’auteur s’y attachant à rappeler ‘’l’impact des dynamiques historiques sur le destin des peuples’’.

Il constate que la manière dont cette question a été envisagée sur le continent est ‘’symptomatique de la forme générale des discours portés sur l’Afrique’’, c’est-à-dire analysée ‘’selon le mode de la comparaison, et particulièrement de l’écart’’.
Felwine Sarr appelle à placer les faits dans une perspective plus longue, estimant que l’erreur consisterait à lire la vie économique et sociale du continent africain sous le prisme de notions apparues aux XVIIe-XVIIIe siècles européens.

Rappeler les ‘’évidences’’ que sont ‘’des indépendances formelles concédées contre la perpétuation d’un système de mise sous dépendance politique, économique et culturelle…’’, une ‘’recolonisation économique des pays par les anciennes puissances coloniales’’, ‘’la pénétration économique chinoise qui se fait au détriment du continent africain’’, ‘’ce n’est ni s’inscrire dans une forme de fatalité, ni refuser de faire face à ses responsabilités’’, écrit Felwine Sarr.

Il ajoute qu’il ne s’agit pas, en indiquant ces ‘’faits stylisés’’ comme faits explicatifs des difficultés du continent, d’occulter ‘’la responsabilité de la mauvaise gouvernance postindépendance et des mauvais choix des dirigeants africains’’.

Dans le chapitre consacré à la question économique, il établit les interactions et articulations entre économie et culture. Il y dresse ‘’les fondements culturels des choix économiques’’, parle de ‘’l’économie comme processus culturel’’, de ‘’la valeur des choses’’. Avant d’appeler à ‘’ancrer les économies africaines dans leur contexte culturel’’.

Parce que, explique l’économiste, ‘’s’il est un espace où la puissance de dissémination et d’irradiation de l’Afrique est demeurée intacte, pleine et entière, malgré les soubresauts d’une histoire récente mouvementée, c’est bien celui de la culture’’. Cet ordre peut constituer, selon lui, ‘’le fondement d’une économie qui serait plus efficiente parce que mieux articulée à son contexte culturel’’.

Il y a ainsi lieu d’engager ‘’un débat au cours duquel les individus délibéreraient sur les dimensions valorisantes dans leur vie’’, plaide Sarr. Pour lui, cette approche paraît ‘’plus féconde’’.

Aux piliers économique, politique et culturel à rénover, il faut ajouter, dans la perspective de Felwine Sarr, le non moins important facteur psychologique, dont la prise en compte pose ‘’la question fondamentale de la reconquête de l’estime de soi et de la reconstruction de ses propres infrastructures psychiques’’.

Parmi les ‘’conditions de la régénération’’, il y a ‘’l’exigence de dignité’’ portée par une jeunesse ‘’éduquée par ses cultures et formée aux savoirs modernes au même titre que tout le monde, n’ayant aucun complexe’’, exigeant ‘’désormais qu’on la respecte’’ et refusant de s’inscrire ‘’dans le rapport pathologique de ses aînés vis-à-vis de l’ancien colon’’.
La ‘’révolution intelligente’’, que l’économiste sénégalais appelle aussi ‘’révolution des paradigmes et des pratiques’’, passera par une prise en charge correcte du capital humain, pour d’abord comprendre les enjeux culturels, économiques, démographiques et politiques auxquels font face les nations africaines avant de les transformer à leur avantage.

Réhabilitation des cosmogonies africaines

L’urgence d’une ‘’transformation radicale’’ des sciences humaines et sociales telles qu’abordées dans les universités africaines permet à l’universitaire Felwine Sarr de procéder à une critique sans complaisance de ces institutions académiques, qu’un chercheur sénégalais avait qualifiées d’’’enclos’’ déconnecté des réalités socioculturelles et des préoccupations profondes des populations.

Les cultures et cosmologies africaines peuvent aider à réaliser ce ‘’projet de décentrement épistémique’’, qui consisterait aussi à ‘’sortir de la subalternité’’ dans laquelle se trouvent confinées les universités africaines actuelles. ‘’Cette déconstruction passe par une démythification de l’Europe dans une stratégie de reconquête de son être au monde’’, estime l’auteur qui rejoint ainsi le romancier sénégalais Boubacar Boris Diop, pour qui ‘’il faut en finir avec la fascination de l’Occident’’.

La tâche est immense. Elle est à a mesure de la croissance tentaculaire que subissent les villes africaines, lieux de mouvements et de bourdonnements dont il faut saisir et analyser le sens, les significations et la portée. Ce travail de refondation exige des Africains qu’ils s’ancrent d’abord ‘’pour se faire plus ancien et ainsi plus neuf’’.

L’historien congolais Théophile Obenga pose l’équation en ces termes : ‘’En Afrique, nous voulons émerger alors que nous ne sommes enracinés nulle part’’. ‘’Il s’agit de se penser à nouveau comme son propre centre, insiste Felwine Sarr. Une rupture fondamentale à opérer se rapporte à la forme des discours que les Africains produisent sur eux-mêmes et sur le choix de leur principal destinataire.’’

L’Afrique, qui se trouve à un ‘’moment chancelant, gros de potentialités multiples’’, ‘’ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi’’. Cette ‘’profonde révolution’’ commencerait selon Felwine Sarr par ‘’une modification du regard qu’elle (l’Afrique) porte sur elle-même, restaurer son image dans le miroir, se respecter, s’estimer à nouveau, guérir de ses traumatismes en recourant à sa grande capacité de résilience.
Le travail sur soi, qui est aussi une quête de soi et d’un ailleurs possible, ne se fera pas dans un angélisme inhibant, pour se voir plus beau qu’on est. Au contraire. Il faut – impératif salutaire pour l’Afrique – ‘’entreprendre une critique radicale de ce qui dans ses cultures réduit l’humanité, l’entrave, la limite, l’avilit’’ et ‘’réhabiliter ses valeurs de +jom+ (dignité), de vivre-ensemble, de +téraanga+ (d’hospitalité), de +kersa+ (pudeur, scrupules), de +ngor+ (sens de l’honneur), exhumer et revivifier l’humanisme profond de ses cultures.

En somme, une ‘’révolution spirituelle’’ que prônait déjà, en 1977, le cinéaste Ousmane Sembène (1923-2007). Après avoir réalisé le film ‘’Ceddo’’, sur la résistance d’une communauté africaine à l’avancée de l’islam au 17e siècle, Sembène a le commentaire suivant : ‘’On peut faire autre chose que de regarder vers l’Arabie Saoudite ou vers l’Occident. On peut regarder vers l’intérieur de l’Afrique, sa culture, sa spiritualité’’.

On peut regretter que Felwine Sarr n’ait pas analysé les effets de la ‘’rencontre’’ de l’Afrique avec ce que l’anthropologue sénégalais Mangoné Niang appelle ‘’l’Orient de Pacotille’’. Autant une mainmise de l’Occident, des anciennes puissances coloniales notamment, sur les ressources du continent, autant un autre impérialisme – religieux – entretient une aliénation culturelle source d’extrémismes et de violences de toutes sortes.

5 Commentaires

  1. Des connaissances profondes, une approche multidimensionnelle, riche et dense ,un regard qui tente de concilier le passé, le présent et un futur dont les contours restent à définir, à cerner et à projeter, une invitation au dépassement dans l’ouverture et l’enracinement, une critique positive et objective, bref tous ensemble nous devrions lire ce livre de grandes valeur et portée et méditer sur la quête réelle de soi, restaurer notre image dans le miroir, la dépouiller de ce qui l’avilit, l’entrave et la rendre neuve, revivifiée, afin de lui donner des racines solides bien ancrées, des ailes pour un envol vers un ailleurs plus beau et accessible. Notre crise, notre errance, découlent de de notre pensée sclérosée, dépersonnalisée, chancelante et l’absence d’un commun vouloir ferme, lucide dans une optique de claire vision de refondation libre et endogène.Bravo Mr Felwine Sarr pour cette bouffée d’oxygène intellectuelle stimulante porteuse d’espoir fécond

    • Je suis vraiment fier de cet intellectuel de mon pays. Voici comment nous africains, pouvons construire une nouvelle Afrique. J’espere que le livre sera au
      ssi traduit en Anglais pour nos freres Anglophones.

  2. C’est le livre que tout Sénégalais et tout Africain décomplexé, sérieux, responsable et critique doit lire. Tous les autres peuples ont fait leur autocritique pour enfin sortir des ténèbres (Inde, Malaisie, Corée du Sud, Brésil, Chine, Indonésie, Japon, Argentine, etc.). Mais tous ces peuples ont aussi érigé le travail acharné et la discipline en culte social, l’éducation et la recherche en valeur, la liberté et la transparence en mode étatique. Sauf l’Afrique et les Africains. Ce qui nous retarde : la fatalité (Dieu excuse tout jusqu’à nos propres vices), la paresse (des jeunes qui veulent être lutteurs, des étudiants et des professeurs qui désertent les classes pour regarder la télé et boire du thé), l’irresponsabilité (des marabouts menteurs et voleurs qu’on n’ose pas dénoncer). Le problème des Noirs et des Africains, ce n’est pas les autres, c’est eux-mêmes. Au boulot !

  3. Je suis vraiment fier de cet intellectuel de mon pays. Voici comment nous africains, pouvons construire une nouvelle Afrique. J’espere que le livre sera au
    ssi traduit en Anglais pour nos freres Anglophones.

  4. UNE ANALYSE TRONQUÉE !!! Il ne peut pas en être autrement, car nous vivons actuellement, une ère particulièrement complexe et perplexe que les conceptions philosophiques, sociopolitiques et scientifiques classiques ne permettent plus de décrypter – un véritable changement de paradigme ; dès lors, il apparaît de plus en plus nécessaire de retourner aux ‘’Textes Sacrés’’ pour s’initier à une nouvelle rationalité, afin de mieux appréhender les problématiques de l’heure. Oui, les religions qui ont vocation d’expliquer le monde, doivent être le fondement de toutes les sciences sociales.
    En vérité, le problème de ce monde – tant de l’Afrique que de l’Occident – est d’ordre civilisationnel. Oui, il n’y a de civilisation véritable que celle que Dieu nous propose – une seule et même civilisation qui évolue régulièrement en fonction de l’évolution de l’homme et de la société, pour déboucher sur l’Islam qui est le parachèvement de toutes les religions de la tradition biblique – et donc essentiellement du judéo-christianisme, comme en témoignent les très nombreuses références bibliques annonçant la venue de ‘’l’Esprit de Vérité’’ [Jean 16 : 12 – 13 ; Jean 14 : 29]. Ainsi, la civilisation islamique qui est, en vérité, la « civilisation de l’universel », car prônée dans ses principes par tous les prophètes, n’a pour objectif que le salut de l’humanité. [(34. Saba’ : 28 – Saba’) ; (21. Les Prophètes : 107 – Al-Anbiyâ’) ; (33. Les Coalisés : 21 – Al-Ahzâb)].
    Il est donc temps que la Philosophie – qui a pour objectif primordial, la quête de la vérité, et pour idéal la sagesse – puise dans la Religion qui véhicule une vraie sagesse d’essence divine, qu’il faut nécessairement différencier de la fausse sagesse, d’essence païenne (ou laïque) reposant toujours sur des prémisses fausses et le fait de l’Antéchrist (massih dajjal) – le ‘’Libre – Penseur’’, l’’’Imposteur’’. Oui, selon le Prophète (PSL), cette idéologie d’essence ‘’antéchristique’’ est ‘’borgne’’ (tronquée), car dépourvue ou délestée de la dimension spirituelle ; elle précède toujours la Vérité et conduit inexorablement ses adeptes vers l’égarement et la perdition ; heureusement que sa mort est programmée avec l’avènement du Mahdi (retour de Jésus fils de Marie), Et selon cette perspective édictée par le Prophète (PSL), on s’achemine irrémédiablement vers la mort de toutes les idéologies laïques. Oui, il ne peut pas en être autrement, du fait de la relation dialectique fatale entre la Vérité et le Faux (l’Erreur) [(21. Les Prophètes : 18 – Al-Anbiyâh) ; (17. Le Voyage Nocturne : 81-82 – Al-Isrâ’)].
    https://docs.google.com/document/d/1wRgtQqnk1K9IFZa5HRI2-vQYfL8mpcgdaV4Vr29GmdE/edit?usp=sharing

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