Casamance: Les trois erreurs de Diamacoune

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Dans ce dernier jet du dossier sur la crise casamançaise publié dans notre édition d’hier, sous le titre : Les trois erreurs de Diamacoune, l’auteur du livre : « Le conflit de Casamance : ce que disent les armes » (éditions Karthala, 2010), Jean-Claude Marut, décortique le discours indépendantiste « pour en comprendre la genèse, en identifier les ressorts et en dégager le sens ». Le spécialiste en géopolitique n’est pas sorti indemne de ses nombreux voyages en Casamance. Il est revenu de ses illusions, car sur le chemin, Jean-Claude Marut a appris à se méfier des représentations. Le géographe au marteau a bien réussi son entreprise de dé-construction du discours indépendantiste.

Une Casamance imaginaire

Pour l’auteur, l’image d’une « riche Casamance », « grenier du Sénégal », est une représentation géopolitique construite ou utilisée par des administrateurs coloniaux, puis par des élites autochtones en quête de pouvoir. Pour qui vient, dit-il, du nord Sahélo-soudanien, la verte Casamance apparaît comme une terre généreuse, un eldorado : forêts luxuriantes, rizières opulentes, fruits en abondance, eaux poissonneuses…C’est l’image d’un pays de Cocagne où il n’y aurait qu’à s’abaisser pour ramasser sa nourriture, souligne Marut. Mais, selon lui, une telle image relève pourtant largement du mythe.

« Tout d’abord parce qu’avec le changement climatique, la nature est de moins en moins généreuse. Depuis les années 70, la baisse des précipitations provoque en effet une salinisation croissante de l’estuaire et des nappes qui menacent tout l’écosystème. S’y ajoute l’élévation du niveau de la mer, qui risque de recouvrir d’immenses étendues du territoire », dit-il, avant d’ajouter : « A ces raisons qualifiées de « naturelles », s’ajoute l’accélération des prélèvements humains sur les ressources de la mer et de la forêt. Conséquence de cette surexploitation , la production halieutique s’effondre et le recul de la couverture végétale s’accélère : au cours des 30 dernières années, 75000 ha de mangrove casamançaise, la moitié du total, auraient disparu ».

Cette image oublie aussi, dit l’auteur, ce que cette richesse devait – doit encore en partie – à l’ingéniosité et au travail acharné des hommes. « Ainsi, en dépit du caractère très intensif de la riziculture, les rendements restent en effet très faibles (1,5 quintal à l’hectare). C’est pourquoi, contrairement à une légende tenace, la Casamance n’a jamais été le « grenier du Sénégal »…Depuis l’époque coloniale, c’est le riz importé et non le riz casamançais, qui répond de plus en plus à la demande. L’agriculture casamançaise offre, il est vrai, d’autres ressources qui contribuent au ravitaillement du reste du pays », note Jean-Claude Marut.

Il n’y a pas de Casamance ancestrale

Diamacoune Senghor, dit-il, utilisait l’appellation « Pays des rivières » pour désigner ce qu’il nommait la « Casamance ancestrale ». La grande entité politique coïncidant avec les limites de la Casamance, est celle d’un Etat existant entre le 16 et 19ème siècle sous le nom de l’empire du Gabou. Mais il s’agit d’une entité Malinké et non Joola.

Après la chute du Mali, l’empire du Gabou survit, indépendant jusqu’au 19ème siècle. Sur ses marges occidentales, existent de petits royaumes vassaux : ils sont plusieurs le long de la Gambie. On en trouve en amont de Ziguinchor, au confluent de la Casamance et du Soungrougrou, le royaume du Kassa, dont le souverain porte le titre de Kasa Mansa (« souverain du Kasa », en mandingue). C’est de là que vient le nom donné par les Européens au fleuve (la rivière de Casamance), puis à la région qui l’entoure. Là, il ne s’agit pas de Joola, mais de Baïnounk, plus anciens occupants connus de la région, que Diamacoune assimile abusivement aux Joola. Quant aux ancêtres de ceux que le colon a par la suite regroupés sous le nom de Joola, ils s’établissent plus à l’Ouest, en marge de ces Etats.

Les trois erreurs de Diamacoune

En tout état de cause, affirme Marut, dans aucune de ces formations politiques (Gabou ou Kasa) on ne trouve trace de trois siècles et demi de résistance à la colonisation européenne. Et pour cause : il ne peut y avoir eu de résistance à une colonisation qui n’existe pas, puisque la conquête coloniale ne date que de la fin du 19ème siècle…Il y a bien trois siècles et demi de présence européenne, mais pas de colonisation européenne. Diamacoune se trompe une première fois : ce que les Européens ont installé au 17ème siècle sur les côtes africaines, ce ne sont pas de colonies mais des comptoirs, savoir des entrepôts fortifiés à partir desquels ils effectuent des échanges avec les autochtones (qui participent ainsi à la traite), souligne l’auteur de l’ouvrage sur la crise casamançaise.

Les Gabounké, Kasanké, et autres Malinké, auxiliaires de la traite , s’approvisionnent en esclaves qu’ils échangent ensuite dans les comptoirs européens. Les ancêtres de ceux que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de Joola font partie, selon Marut, des victimes de la traite pratiquée par leurs voisins. Mais ils y participent également en livrant des prisonniers aux Malinké en échange de divers produits.

Diamacoune se trompe une deuxième fois : « loin de tous résister aux Européens, des peuples de l’actuelle Casamance participent à la traite négrière et au grand commerce atlantique, comme ils le font ailleurs sur le continent…Loin d’être ce peuple paisible et accueillant du récit nationaliste, les Joola s’en prennent ensuite à leurs voisins baïnounk : se transformant en conquérants, ils s’installent au 19ème siècle sur la rive droite de l’estuaire, où ils mettent fin à l’existence du royaume Kasa. Après quoi la conquête coloniale française les aide à repousser du Blouf les conquérants manding, eux-mêmes repoussés par l’expansion peuple », dit-il.

Au moment où les Européens suppriment la traite et l’esclavage, certains ancêtres des actuels Casamançais, affirme l’auteur, reconstituent l’esclavage à leur profit et essayent de l’étendre. Ce qui n’empêche pas leurs souverains (Moussa Molo, Fodé Kaba…) d’être célébrés aujourd’hui comme des héros aussi bien par l’Etat sénégalais que par le Mfdc.

Ce qui peut être considéré comme la troisième erreur de Diamacoune c’est que, contrairement à ce que laisse entendre le discours indépendantiste, ce n’est pas toute la Casamance, ni même la Basse-Casamance, mais le seul comptoir de Ziguinchor que le Portugal cède alors à la France, précise Jean-Claude Marut.

La présence coloniale en Casamance ne dure guère plus d’un demi-siècle, et non trois siècles et demi comme le prétend Diamacoune. Cette moindre influence européenne est l’une des particularités de la Casamance, fait remarquer l’auteur de l’ouvrage sur la crise casamançaise. L’autre particularité tient aux hésitations quant à son statut, resté longtemps incertain. D’où de fréquents remaniements. « Ils dotent d’abord ce territoire de statuts particuliers : « dépendance du Sénégal » de 1886 à 1895, puis « district » de 1895 à 1939 (divisé en cercles dont le nombre varie de deux à cinq) . Mais, ensuite, la région obtient un statut identique à celui du reste de la colonie : de 1939 à 1944, avec deux cercles ( Ziguinchor et Kolda). ; de 1944 à 1960 avec un seul cercle, celui de Ziguinchor, que rien ne différencie des autres cercles sénégalais », lit-on dans l’ouvrage. Pour Jean-Claude Marut, c’est dans cet épisode colonial, plus bref et plus ambigu qu’il ne le dit, que s’enracine le discours de Diamacoune. Où il construit à la fois la figure de l’ennemi (le colon et ses auxiliaires nordistes ) et la figure opposée du Casamançais, réduite à celle du Joola « authentique » défendant farouchement son territoire.

La Construction d’une identité Casamançaise

Jean-Claude Marut est formel : « Aucun sentiment casamançais n’a pu exister avant la période coloniale et pour cause, puisque n’existait alors aucune entité casamançaise : pendant longtemps, n’ont existé que des « possessions françaises » de Casamance, ensemble hétérogène et discontinu le long du fleuve éponyme (qui lui donne son nom) ». Ces possessions ne sont réunies en un seul ensemble qu’avec le traité franco-portugais de 1886 qui en fixe les limites. Les frontières tracées par le colonisateur vont permettre la perception d’un espace commun. Il ne prend officiellement le nom de Casamance qu’en 1890, révèle l’auteur qui ajoute : « En lui donnant des limites et nom, le colon rend possible une identification à ce nouveau territoire ». C’est une migrante à Dakar, Aline Sitoe Diatta, qui exalte à son retour les vertus casamançaises contre les prétentions du colon : face aux réquisitions de riz et à la culture forcée de l’arachide, la tradition est mobilisée comme ressource politique, note Jean-Claude Marut. Par ailleurs, ce sont des fonctionnaires formés au nord (surtout des enseignants), dira l’auteur, qui créent en 1949 la première formation politique casamançaise, le Mfdc. L’affichage régionaliste n’est qu’une stratégie pour l’accès au pouvoir que permet l’ouverture du jeu politique sénégalais.

La part belle aux Joola…

Jean-Claude Marut monstre que le discours nationaliste casamançais mêle en permanence deux niveaux d’identification qui renvoient aux deux conceptions classiques de la nation : nation ethnique (joola) et nation citoyenne (casamançaise). « Le Mfdc fait ainsi la part belle aux Joola, jusqu’à les confondre avec les Casamançais, et jusqu’à confondre le pays Joola avec la Casamance toute entière : la partie est souvent prise pour le tout. Mais cette confusion est aussi le fait de nombreux Nordistes, pour qui « casamançais », ou « casaçais » est souvent synonyme de « Joola », note l’auteur du « Le conflit de Casamance : ce que disent les armes »

…Pourtant, une minorité

« En effet, l’idée est que les Joola seraient majoritaires en Casamance est démentie par les statistiques. Ils constituent le tiers de la population casamançaise et ne sont présents qu’à l’ouest de la région », déclare Jean-Claude Marut. Et d’ajouter : « Plus à l’est, on trouve les Balants, Manding puis les Peuls. Donc, les Joola ne seraient majoritaires que si on considérait comme Joola les autres peuples « forestiers » (Baïnounk, Balante, Manjak, Mankagne). Mais ces derniers n’en demandent pas tant, n’étant a priori pas moins attachés que les Joola à leur identité », fait-il remarquer.

Baïnounk : premiers occupants de la Casamance

Contrairement à ce qu’on a toujours fait croire, ce sont les Baïnounk qui sont les premiers occupants de la Casamance et non les Joola. L’image du Joola traditionnel, le « vrai Joola », relève Jean-Claude Marut, ne tient donc pas compte de ces profondes transformations matérielles et mentales que la société a connues depuis plusieurs décennies, et qui ont contribué à la différencier et à multiplier les différents identitaires.

Le mythe d’une colonisation

Parlant de la colonisation, l’auteur soutient que l’image d’un pillage des richesses casamançaises est loin d’être sans fondements. Surtout « avec des cultures de rente (arachide, coton) qui appauvrissent les terres et contribuent peu à l’enrichissement de la région. Avec du bois d’œuvre ou de chauffe dont l’exploitation détruit la forêt casamançaise. Avec des produits de mer majoritairement débarqués au nord, sans rien apporter à la région que l’épuisement de la ressource », souligne Jean-Claude Marut qui ajoute : « Faute d’unités de transformation locales, la Casamance apparaît ainsi comme une région exportatrice de produits bruts, alors qu’elle doit faire venir du nord la plupart de ses biens de consommation et de ses biens d’équipement ». Pour l’auteur, l’image d’une Casamance aux mains des Nordistes n’est pas non plus sans fondement : ils sont majoritaires dans les secteurs les plus juteux : la pêche, le commerce, le transport, le tourisme. « Mais de là à évoquer une situation de colonisation, il y a une marge… », dit-il. La conclusion qu’en tire l’auteur est que tout d’abord, ce type de rapports inégaux existe en effet dans de nombreux pays sous la forme d’une opposition Centre-Périphérie. Et la Casamance n’est pas seule dans ce cas au Sénégal, où l’extrême concentration des investissements et des activités dans le périmètre Dakar-Thiès se fait au détriment des autres régions. Le problème est sans doute plus visible ici en raison des ressources naturelles plus importantes qu’ailleurs, fait-il remarquer.

La manipulation de l’histoire

Le Mfdc « historique » auquel ils se réfèrent les combattants d’Atika et l’aile politique, selon l’auteur, n’a pas été créé en 1947, mais en 1949. Et il n’est pas le premier parti politique sénégalais, le parti socialiste sénégalais a été créé quinze ans plus tôt, en 1934, par Lamine Guèye (ce n’est qu’en 1936 qu’il est devenu une branche de la SFIO française).

Mais surtout, dira Marut, ce mouvement est loin de correspondre à l’image que veulent en donner les leaders indépendantistes. En premier lieu, la nature indépendantiste de ce premier Mfdc est démentie aussi bien par les documents d’époque que par les témoins, dit-il.

Pour Jean-Claude Marut, la création d’un mouvement casamançais à la fin des années 40 traduit en réalité la volonté des élites émergentes de se faire une place dans le nouvel espace politique qui s’ouvre au Sénégal au lendemain de la seconde guerre mondiale.

Il croit savoir que la décision de Léopold Sédar Senghor de quitter la SFIO, en 1948, et de fonder le Bloc démocratique sénégalais (Bds) leur (à ces élites) ouvre sur ce plan de nouvelles opportunités. Contre la SFIO citadine, Senghor entend s’appuyer sur les campagnes : le bassin arachidier et les périphéries du Sénégal, dont la Casamance. L’existence de formations régionalistes est donc pour lui une aubaine. Car le Mfdc n’est pas le seul : à la même époque sont créées sur des bases comparables, une Union générale des originaires de la Vallée du Fleuve (Ugovaf), une Union démocratique des ressortissants du Sénégal Oriental (Urdso), une Union des originaires de Kédougou (Uok)…Chacun a à gagner dans ce rapprochement : Senghor des voix, les formations régionales un marchepied pour le pouvoir. Dès son congrès constitutif en 1949, le Mfdc lie son sort au Bds. Au congrès du Mfdc tenu à Marsassoum, en 1951, c’est la débandade. Des responsables du Mfdc rejoignent le Bds, souligne le géographe et spécialiste en géopolitique. Il note aussi qu’au congrès de Bignona, en 1954, la majorité du Mfdc, autour de Ibou Diallo et Emile Badiane décide de s’apparenter au parti senghorien. Elle finit par s’y intégrer.

Incarné notamment par Djibril Sarr, dit-il, un courant minoritaire reste rattaché à l’idée d’un mouvement politique casamançais indépendant du Bds. Ce qui n’a rien à voir avec l’idée d’une Casamance indépendante du Sénégal. En effet, d’autres élites se regroupent pour créer le Mouvement autonome de Casamance (Mac), en 1955, lequel s’inscrit dans la même logique d’accès au pouvoir.

Pour Jean-Claude Marut, « il n’y a donc aucune trace de velléités séparatistes en Casamance avant 1980, ni pendant la période coloniale, ni après. Ni pendant ce qu’on en appelle « la révolte Floup » de 1942 (le mouvement de résistance aux réquisitions de riz animé par Aline Sitoe »). Ni au lendemain de la guerre, au moment où des révoltes éclatent en plusieurs points de l’empire colonial français : Algérie en 1945, Vietnam en 1946, Madagascar en 1947 ». Et d’ajouter : « Les seuls projets connus de séparation de la Casamance du Sénégal sont d’origine coloniale. Dans les années 30, ils sont le fait des milieux d’affaires françai de Ziguinchor ; mais il s’agit alors pour eux, dans le cadre de l’Aof, de s’émanciper de la tutelle de Dakar, et non de la tutelle coloniale ».

Récupération d’un mouvement social

Ici, l’auteur explique comment le populisme des chefs du Mfdc se vérifie à tous les niveaux. Dans l’absence de toute médiation entre eux et ce peuple, Abbé et Nkrumah se présentent comme des incarnations de la Casamance et de son peuple. Dans un style, à la fois violent et imagé, propre à frapper les esprits. Volonté de choquer, et ironie, jeux de mots (les « Casamanqués »), voire autodérision (Diamacoune se présentant comme « le fou de la Casamance »).La question du style est ici une question politique.

Aux origines de la crise casamançaise

Le ras-le-bol est d’abord l’expression d’une crise, dans laquelle, selon Jean-Claude Marut, les liens existants se relâchent alors que les nouveaux ne sont pas encore en place. D’où les tentations contradictoires de resserrer ou de couper les liens existants. D’où la tentation de tisser de nouveaux liens, au sein d’une communauté casamançaise imaginée, explique avec pertinence l’auteur. « Faute de comprendre ces processus, l’Etat sénégalais a laissé le terrain libre à une entreprise politique prétendant représenter le mouvement social et faisant de la rupture du lien la seule alternative », commente le spécialiste en géopolitique. Pour l’auteur, l’émergence de la rébellion ne se comprend que dans un contexte où le sentiment d’une différence donne sens à une crise en même temps qu’il la nourrit.

La Basse-Casamance donne le ton

La crise que connaît la Casamance à la fin des années 70 n’est en effet pas propre à la région, fait remarquer Jean-Claude Marut. Mais il n’y a qu’en Basse-Casamance qu’elle connaît une telle évolution : de fortes mobilisations populaires, puis l’apparition d’un mouvement indépendantiste. « Entre les deux, il y a à la fois continuité (le mouvement indépendantiste s’enracine dans le mouvement de protestation). C’est cette complexité que les protagonistes ne prennent pas en compte. Ne voulant voir que la continuité, le Mfdc fait l’amalgame : les Casamançais protestent, donc ils sont pour l’indépendance. Refusant de voir le lien, l’Etat sénégalais ostracise le Mfdc », explique l’auteur.

La crise d’où surgit la rébellion, dira le géographe, se manifeste en Basse-Casamance par des conflits pour l’accès à de nouveaux espaces et à de nouvelles ressources, ou pour leur appropriation. Mais il soulignera que de tels conflits n’ont rien d’exceptionnel : ils surviennent ailleurs au Sénégal, et même ailleurs en Casamance. « C’est ainsi qu’en Haute-Casamance, des conflits opposent éleveurs et agriculteurs (pour l’utilisation des terres), mais aussi consommateurs et commerçants (pour le niveau des prix), voire religieux entre eux (pour le contrôle de la mosquée de Kolda). Comme en d’autres lieux, s’y manifeste un clivage autochtone-étranger : les autochtones (peuls Firdou) accusent les commerçants venus du Fouta Djalon (Guinée-Conakry) de s’enrichir sur leur dos, ou les éleveurs venus du Fouta Toro (Nord-est du Sénégal) de mettre en péril les espaces cultivés ; tout comme ils contestent la nomination d’un Nordiste comme imam… Nul ressort ethnique pour autant : tous les protagonistes sont des Peuls, autochtones ou non », note l’auteur.

La nature a horreur du vide

Ce qui relativise fortement la grille de lecture dominante : la différence ethnique ne suffit manifestement pas, dit Jean-Claude Marut, à expliquer les conflits. « Mais qui n’explique pas pour autant pourquoi le conflit est devenu non pas dans cette partie de la Casamance la plus déshéritée, mais dans la partie considérée comme la plus riche, là où les ressources sont réputées plus abondantes », dit-il.

Pour le géographe, le paradoxe n’est qu’apparent : la relative abondance des ressources naturelles, qu’elles soient forestières ou halieutiques, rend en effet la Basse-Casamance plus attractive, à un moment où les ressources diminuent ailleurs. La région devient attractive pour de nouveaux acteurs. Elle le redevient pour ceux qui l’avaient quittée et qui y retournent faute de mieux. « L’inversion des flux migratoires produit l’effet inverse, accentuant la pression sur l’espace et sur l’emploi. Beaucoup de conflits ont porté sur l’appropriation des ressources naturelles (forestières et halieutiques). Les conflits les plus importants ont cependant pour enjeu l’appropriation des terres, là où la demande explose. Ils résultent de l’application par les autorités de la loi sur le Domaine national », explique l’auteur de l’ouvrage sur la crise casamançaise.

L’explosion démographique

La population explose à Ziguinchor, passant de 70 000 à 124 000 habitants en l’espace de 12 ans (1976-1988). La pression foncière est d’autant plus sensible que l’extension de la ville est limitée par des contraintes naturelles (le fleuve au nord, des zones inondables à l’ouest et à l’est) ou humaines (un camp militaire et l’aéroport au sud). La pression s’exerce en particulier sur des espaces périurbains où les autochtones ont souvent créé des vergers, voire construit des maisons. Faute de titre de propriété, ils sont massivement dépossédés et refoulés à la périphérie.

La colère des déguerpis

Le maire Abdoulaye Sy, comme le souligne l’auteur, est accusé de redistribuer les terrains sur des bases clientéliste, où s’entremêlent parenté ethnique ou familiale et appartenance au parti au pouvoir. Par exemple, la communauté créole-baïnounk qui a fondé Ziguinchor a été depuis 1964 dépossédée de ses terres pour la construction de logements HLM destinés aux fonctionnaires nordistes dans le quartier de Boudody. Abbé Diamacoune qui possédait un ensemble de terrains à Kandé d’une superficie de 3500 m2, sur lequel il avait édifié un centre d’hébergement pour jeunes orphelins, en est victime. Le lotissement lui donnait droit à 13 parcelles : 8 seulement lui sont accordés ; et sur les 8, il n’en reçoit effectivement que 3. On peut aussi citer les 44 familles expulsées en 1978 après une âpre résistance, pour permettre la construction d’un hôtel de luxe (le Néma Kadiore) par un investisseur français.

Haine de l’étranger et prophétie d’Ansou Bodian

C’est parmi ces déguerpis que se développe, selon Jean-Claude Marut, un mouvement de contestation, dont les meneurs (parmi lesquels on trouve de nombreux enseignants) se radicalisent rapidement, faisant du rejet des étrangers et de la défense de l’autochtonie leur cheval de bataille. Dès la fin des années 70, les porte-paroles de la communauté créole-baïnounk mettent en garde les autorités « avant qu’il ne soit trop tard et que la situation ne débouche sur des incidents graves ». Dans le conflit autour du projet d’hôtel Néma Kadior, le porte-parole des habitants du quartier, Ansou Bodian, un professeur d’anglais, prophétise « le moment où, riche ou pauvre, puissant ou faible, chacun de nous aura des comptes à qui de droit ; irrémédiablement. C’est alors que le poids de notre responsabilité se fera sentir et la justice sera implacable ». On est en 1978, quatre ans avant la marche indépendantiste dont Bodian sera l’un des organisateurs. Rien n’est encore joué, et l’avenir reste ouvert. Mais la radicalisation du mouvement social est favorisée par l’absence de réponse des autorités, comme le fait remarquer le spécialiste en géopolitique.

La crise économique s’en mêle

Pendant ce temps, la crise s’installe. Avec la réduction des effectifs dans le secteur public, de nombreux casaçais se sont retrouvés désoeuvrés et sans perspective : beaucoup regagnent leur village d’origine. Leur retour coïncide avec la détérioration de la situation locale. La sécheresse est en cause. Mais aussi en cause le désengagement de l’Etat à l’égard du monde agricole. Et c’est au moment même où les autochtones se trouvent privés d’une partie de leurs ressources que des étrangers à la région y arrivent en nombre, attirés par sa réputation de richesse : pêcheurs, commerçants, exploitants forestiers, lit-on dans le livre.

Ces clichés qui creusent les « inégalités »

Le regard nordiste sur la Casamance, selon Jean-Claude Marut, reproduit à l’évidence les stéréotypes hérités de la colonisation, plus anciens, où des Africains à peau claire affichent leur supériorité sur d’autres africains à peau sombre, où des hommes de la savane affichent leur supériorité sur des hommes de la forêt, où des musulmans affichent leur supériorité sur des animistes. Porté par des Nordistes détenant une bonne part du pouvoir économique et administratif local, ce type de regard a contribué, par réaction, à la construction d’un sentiment casamançais, affirme l’auteur. « Ce sentiment trouve à s’incarner dans le sport, à travers le soutien au Casa Sports. Imputée à la partialité de l’arbitrage, sa défaite en finale de la coupe du Sénégal en 1980 attise le ressentiment à l’égard des Nordistes. Ce n’est pas un hasard si le club de supporters du « Casa » devient un repaire nationaliste, et si sa tribune au stade de Dakar prend le nom de « Katanga » (du nom de l’ancienne province sécessionniste du Congo)… », soutient le géographe.

Diamacoune, le prêtre rebelle

Pour Jean-Claude Marut, si l’Abbé Diamacoune est le premier à parler publiquement d’indépendance, la création d’un mouvement indépendantiste résulte en effet d’une initiative extérieure. Elle est le fait du noyau d’émigrés casamançais rassemblés à Paris autour de Mamadou Sané, dit « Nkrumah ». C’est Sané qui propose la première initiative publique du mouvement indépendantiste, la marche de décembre 1982, dont il se doute qu’elle va provoquer la rupture avec Dakar, dit-il.

La radicalisation de Nkrumah coïncide, selon l’auteur, avec la montée de la contestation en Casamance : c’est fin 79 ou début 80, au moment des conflits fonciers, et de la grève lycéenne à Ziguinchor, que Sané fait part de ses idées séparatistes à des étudiants Joola à Paris. En 1982, il franchit le pas. Il a 43 ans. Il retourne en Casamance pour sonder l’abbé Diamacoune. Il le rencontre à deux reprises à Kafountine, où le prêtre a été relégué. Une première fois en avril, et une deuxième fois en juillet. C’est là que Diamacoune lui donne son accord, à la fois pour la création d’un mouvement indépendantiste, et pour en être le porte-drapeau. Les dés sont jetés. Il ne reste plus qu’à préparer la première manifestation avec les meneurs des luttes sociales qui veulent bien tenter l’aventure.

sudonline.sn

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