CHEIKH HAMIDOU KANE, ÉCRIVAIN : « Ce qu’il nous faut, ce n’est pas un retour aux sources mais un recours aux sources »

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Cinquante ans après sa publication, « L’aventure ambiguë » recèle encore bien des zones d’ombre, et reste donc à redécouvrir. À l’origine, c’était un journal de bord écrit en cinq ans en France, dans la deuxième moitié des années 50. Il connaîtra sa forme définitive au Sénégal, sur conseil de Vincent Monteil, alors directeur de l’Ifan. L’ouvrage a été traduit dans plusieurs langues et a fait l’objet de deux cents travaux de thèses, mémoires d’universitaires et d’essais. Nous avons rencontré l’auteur, jeudi dernier 20 avril, à son domicile du Point E. Dans le vaste salon, point de place à l’excès ; les couleurs sont d’une sobriété étonnante, et les quelques tableaux de Amadou Bâ, Kalidou Kassé, Germaine Anta Gaye, etc. accrochés au mur émettent une lumière sur le raffinement du personnage. C’est l’occasion pour recadrer le débat sur quelques ambiguïtés qui ont ponctué la longue aventure de ce classique de la littérature négro-africaine. Octogénaire sincère et amical, débonnaire et loyal, Cheikh Hamidou Kane préfère pousser son interlocuteur jusqu’aux dernières limites de sa patience pour ne pas avoir à regretter d’avoir placé un mot trop mûr ou pas mûr du tout. En somme, un homme d’équilibre et d’une profondeur insoupçonnée. Entretien.

L’As : « L’aventure ambiguë » a 50 ans aujourd’hui. Selon vous, qu’est-ce qui peut encore en faire l’actualité ? Qu’est-ce qui vous touche le plus, entre le retentissement planétaire qu’a eu l’œuvre et la fortune qu’elle vous a rapportée ? J’espère que vous avez amassé des millions grâce à elle…

Cheikh Hamidou Kane : J’ai gagné quand même de l’argent, dans la mesure où ce livre, sorti en 61, continue aujourd’hui encore d’être édité ; non seulement dans sa version française, mais aussi dans bien d’autres langues. En plus, il vient d’être vendu à un éditeur américain qui va le mettre dans le net, sous une édition en format e.book. Sans compter le fait qu’il y a quelque temps, j’ai reçu quelqu’un de Jérusalem qui m’a dit vouloir traduire le roman en hébreu. J’ai donné mon accord.

Et tout ceci, n’est-ce pas en centaines de milliers de dollars ?

Écoutez, le premier prix que j’ai remporté avec ce livre, le Grand Prix littéraire de l’Afrique Noire, était accompagné d’un chèque de 100.000 francs. J’ai été le premier à recevoir ce prix. J’ai offert l’argent à mon père. Ce livre m’a donné des droits d’auteur, pas faramineux, mais réguliers quand même, et cela depuis maintenant cinquante ans. Et on continue aujourd’hui encore de toucher des dividendes. Mais vous savez, ce qui est plus important, c’est moins la fortune que le livre a pu apporter à son auteur que sa satisfaction de voir l’incommensurable retentissement qu’il a eu à l’échelle planétaire.

Des films et des pièces de théâtre ont été tirés de votre roman. Leur qualité esthétique est cependant diversement perçue. Personnellement, ces adaptations vous ont-elles agréé ?

Au total, il y en a trois. Les adaptations théâtrales sont faites par des Sénégalais issus du théâtre populaire. L’adaptation cinématographique a eu lieu vers les années 80. Le directeur de la télévision française à l’époque, c’était Hervé Bourges. Et le ministre de la Communication en Côte d’Ivoire, c’était Amadou Thiam qui se trouvait être un neveu d’Houphouët-Boigny. Ce sont ces deux-là qui m’ont conseillé d’avaliser l’idée d’une adaptation cinématographique. Celle-ci était placée sous la direction du cinéaste Edouard Champreux et impliquait trois pays : le Sénégal, la Côte d’Ivoire et la France. Mais puisque ça traînait du côté sénégalais, on a commencé sans lui. Les extérieurs ont été alors faits à Korhogo en Côte d’Ivoire, et non sur la Vallée du fleuve Sénégal. C’était mal parti, pour ainsi dire. Et quand par exemple on voit les talibés dans le film, ils sont loin de rappeler nos talibés d’ici. De même, celle qui incarne la Grande Royale est une grosse personne, avec des cheveux en bataille. Ce qui est loin de rendre la personne racée de la Grande Royale. Il faut noter que les deux seuls acteurs qui ont su tirer leur épingle du jeu sont d’origine sénégalaise : Douta Seck, qui incarnait le maître des Diallobés, et un certain Bachir Touré, comédien d’origine casamançaise.

En un mot, les adaptations ont leurs limites…

Oui, elles ont leurs limites. D’ailleurs quand ce film a été projeté en grande première au théâtre national Daniel Sorano, sous la présidence d’Abdou Diouf, dès le lendemain, il y a eu une volée de protestations venant de gens qui se sentaient choqués par les anachronismes et les inadéquations qui émaillaient cette adaptation. Il faut dire quand même que cette adaptation était une gageure, puisqu’en réalité, dans le roman, il n’ya pas d’événement, pas d’intrigue spectaculaire. « L’aventure ambiguë », c’est des réflexions, une somme de méditations ; et il était difficile de traduire cela en images. Pour compenser ce manque d’intrigue, Champreux a dû imaginer un conflit entre une entreprise des travaux publics dirigée par des Blancs, commis pour construire des routes, et les autochtones. Il y a un autre, un métis sénégalais, qui a lui aussi tenté une adaptation cinématographique. Mais dans son film, il met en scène la vie des immigrés sénégalais en France. Vous voyez donc qu’il a déplacé le problème et le temps des événements…

Selon vous, si un lecteur attentif et ambitieux devrait retenir quelque chose d’absolument capital dans cette œuvre, ce serait quoi ?

Vous savez, on peut parfaitement apprendre de l’autre sans oublier. C’est une problématique que pose « L’aventure ambiguë » : ce qu’on apprend vaut-il ce qu’on oublie ? Pour apprendre chez les Blancs, la langue qu’on utilise par exemple, c’est le français ; mais en apprenant dans cette langue, on oublie nos langues maternelles : le wolof, le pulaar, etc. De même, en apprenant l’histoire de France, on oublie son histoire. Par exemple, au primaire, je connaissais les 90 départements que comptait la France, alors que je ne connaissais pas les villes du Sénégal. La réponse à la question de savoir si l’on peut apprendre sans oublier, on la trouve dans « Les Gardiens du Temple ». On peut même apprendre à ne pas oublier. Vous savez, si on apprend aux enfants leurs langues maternelles de la maternelle au supérieur, ils ont une formation plus parfaite. Des expériences initiées en Afrique l’ont prouvé. Au Tchad par exemple, une communauté de peulhs refusait d’envoyer ses enfants à l’école. Il a fallu que des experts suisses, dans le cadre de la Francophonie, imaginent de dire : apprenez aux jeunes filles peulhes leur langue. Les parents étaient d’accord. Et dès qu’on a commencé à leur apprendre le pulaar, on s’est rendu compte que ces filles, qui avaient eu une formation préalable dans leur langue maternelle, réussissaient beaucoup mieux dans les catégories disciplinaires que les autres qui n’avaient pas eu ce privilège. Il y a donc nécessité à enseigner nos langues à nos enfants, c’est ma conviction. Il faut introduire dans le curriculum enseigné nos valeurs, notre culture. Il ne faut pas se détourner de ce que notre culture a produit dans le passé. Ne pas surtout considérer que les Blancs sont les seuls à avoir trouvé des solutions aux problèmes que nous pose encore le monde. Nos ancêtres avaient eux aussi imaginé des solutions, mais c’est nous qui les négligeons. J’ai l’habitude de dire qu’il ne faut pas retourner aux sources, car au fond, ce n’est pas possible. Mais il faut bien faire un recours aux sources.

À l’occasion d’un entretien entre Paul Lacroix et Le Chevalier, l’un dit à l’autre : « Nous n’avons pas eu le même passé, mais nous aurons le même avenir. L’ère des destinées singulières est révolue. » À la lumière des résolutions protectionnistes qui se prennent un peu partout dans le monde, n’avez-vous pas le sentiment que le repli identitaire, dont vous sembliez annoncer la fin dans cette phrase, a de beaux jours devant lui ?

Une des raisons pour lesquelles j’ai fait assassiner Samba Diallo par le fou est que le fou est un homme qui refuse le modèle occidental tel qu’il se décline. Samba Diallo, lui, a eu l’occasion de fréquenter le monde blanc et sa culture, en passant par une série d’étapes classiques qui vont du primaire à la faculté, où il a devisé avec Pascal, Descartes et autres. Le fou, lui, n’a pas eu ce privilège. Son contact avec l’Occident est un contact brutal, qui est survenu en un moment de haute tension : la guerre. Il n’a donc connu de l’Occident que ce qu’il y avait de pire. Quand il est revenu de la guerre, il a dit que ces gens-là ne sont pas un exemple à suivre et que par conséquent, il convient que nous nous enfermions dans nos propres valeurs. Et ça c’est une espèce de repli identitaire. Évidemment, ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible. Ainsi donc, le fait d’avoir fait commettre cet acte criminel au fou, c’était pour moi une manière de prévenir les Africains, en leur montrant que leur rencontre avec l’Occident peut ne pas bien se dérouler.

Donc, finalement, les replis identitaires n’ont pas d’avenir…

Non, les replis identitaires n’ont pas d’avenir. Notre monde est un monde qui est en train de s’ouvrir. Quand on voit aujourd’hui la popularité de la musique noire auprès de la jeunesse occidentale, et même mondiale, quand aussi on voit le retentissement planétaire qu’ont eu des livres comme « Le monde s’effondre » de Chinua Achebe, comme le mien, je me dis : où est le repli identitaire ? Le repli identitaire aurait pu s’amorcer avec le rejet de notre culture et de notre identité. Tel n’est pas le cas, je crois.

Vous avez élevé le personnage féminin de la Grande Royale au rang d’un véritable symbole, en lui conférant notamment des responsabilités presque régaliennes, aux incidences insoupçonnées dans la mentalité de la communauté à laquelle elle appartient. Aujourd’hui, à la lumière de ce qui a cours, avez-vous l’impression que ce leadership féminin affirmé avec force dans une fiction vieille d’un demi-siècle, s’est matérialisé dans notre société ?

Le fait d’avoir peint la Grande Royale avec autant de force et de passion s’explique d’une double façon.

Quand j’ai été admis au lycée Van Vo, et que plus tard j’ai été en France où j’ai eu des condisciples venant de beaucoup d’autres pays africains colonisés par la France, j’entendais ces gens étaler une idée reçue que le Blanc leur avait fait intérioriser, et selon laquelle l’homme noir ne respecte pas la femme ; que la femme est quantité négligeable dans les familles noires. Cela me choquait profondément parce que moi, enfant, j’ai vécu dans des familles où la femme sous tous ses statuts (épouse, mère, grand-mère, sœur) avait une place irremplaçable. Voilà donc une des raisons pour lesquelles j’ai voulu porter témoignage à travers la figure quasi mythique de la Grande Royale. J’ai à peine forcé les traits de cette grande dame, pour les besoins de la fiction. Elle était réellement comme ça, et elle n’était pas la seule à l’être. L’autre raison est qu’aujourd’hui, la scolarisation des femmes a marqué un retard par rapport à celle des hommes. Je vous disais au début de cette interview que ce sont mes grands-parents qui ont été à l’école ; mais qu’aucune de leurs sœurs ou de leurs filles n’y a été. Il a fallu attendre ma génération pour mettre à l’école nos filles. Au plan de la scolarisation donc, les femmes ont un retard devant les hommes. Mais elles ont commencé à mordre. Je vois que dans les établissements, elles tiennent le haut du pavé. J’ai des petits-enfants et parmi eux, des filles qui sont remarquables. Elles sont dans de grandes universités américaines, et croyez-moi, elles font des merveilles. Au moment où leurs frères traînaillent un peu…Il ne faut pas que la politique politicienne occulte la réalité sur le statut de la femme actuelle. La parité agitée avec tant d’aplomb est artificielle. Le vrai pari, c’est celui de l’accès des femmes à l’éducation, à la vie politique, non plus pour applaudir ou pour massifier les partis, mais qu’elles cessent d’être de simples auxiliaires pour devenir de vraies responsables.

Est-ce qu’il vous arrive de le relire ?

Oui, il m’arrive de le relire.

Quand est-ce que vous l’avez relu pour la dernière fois ?

Il y a à peine un mois, quand je revenais des Etats-Unis, quand j’ai vu le retentissement qu’il a eu chez les Américains.

Beaucoup de lecteurs sont séduits par la qualité de la langue dans ce roman. Ressentez-vous la succulence et la noblesse de votre style quand vous vous relisez ?

Je vais vous dire : moi, quand j’écris, je suis mon premier juge. Si j’ai de la satisfaction par rapport à ce que j’ai écrit et la manière dont je l’ai écrit, je suis presque sûr que cela va avoir un retentissement auprès des autres.

Et vous écriviez à quel moment ? À toute heure de la journée ? Pendant la nuit ? Au restaurant ? Dans votre chambre d’étudiant ?

Vous voulez parler du journal ? (Ndlr : L’auteur confie que « L’aventure ambiguë », c’est le développement d’un journal de bord qu’il tenait à l’époque. Et que c’est sur les conseils de Vincent Monteil qu’il a dû, à son retour au Sénégal, transformer ce journal en un roman)

Oui, le journal.

Je l’écrivais n’importe où et à n’importe quelle heure.

Et la première fois, vous ne vous souvenez pas ?

Non, franchement, je ne me souviens pas. Je ne me souviens pas. C’était quand j’étais étudiant, et voilà, les week-ends, entre mes classes à la Sorbonne et mes activités politico syndicales, j’écrivais. C’est dans ces intervalles que j’alimentais le journal.

Et cela vous a pris pratiquement 9 ans, de 1952 à 61…

Non, j’ai commencé à écrire le journal vers 1954. Et c’est en 59 que je suis revenu au Sénégal. En venant, j’ai apporté le journal. C’était terminé. Vincent Monteil, à l’époque directeur de l’Ifan, l’a lu et m’a suggéré d’en faire une fiction autobiographique. Cette réécriture s’est faite ici, en quelque cinq mois.

Malgré tous les gages d’authenticité et de sincérité que vous vous êtes donné la peine d’apporter en différentes occasions, il persiste aujourd’hui encore une rumeur selon laquelle vous ne seriez pas le vrai auteur de « L’aventure ambiguë ». Que diriez-vous aujourd’hui pour balayer ces dernières traces de scepticisme qui habitent encore certains esprits ?

C’est des critiques qui ne sont pas fondées, insensées à la limite. Et comment voulez-vous que je démontre cela ? Les gens peuvent voir le style avec lequel j’ai écrit « L’aventure ambiguë » et le style de tout ce que j’ai écrit par la suite. Ils n’ont qu’à juger. Vous parliez tout à l’heure de la qualité du style dans « L’aventure ambiguë ». Je vous dis que ce n’est pas seulement dans « L’aventure ambiguë ». Ça c’est ma marque de fabrique. Ça ne peut pas être un noir autre qu’un peulh musulman comme moi, pour écrire ce livre. Ça peut être un noir, mais s’il n’est pas un peulh, et un peulh musulman de surcroît, il ne peut pas avoir écrit ce livre. Ce livre et ce qu’il contient portent mes marques, celles de mon identité propre. Franchement, c’est la seule réponse que je peux avoir par rapport à ces allégations. Je ne vais pas polémiquer avec ceux qui les répandent. S’ils considèrent que ce n’est pas moi qui l’ai fait, alors eux, s’ils peuvent le faire, qu’ils le fassent !

Et à quand le 3ème ouvrage ? Ce seront des mémoires, sans doute ?

Peut-être. Mais mon vœu le plus ardent, c’est de faire un opéra pour illustrer une page importante de l’histoire de l’Afrique qu’est la fondation de l’empire du Mali au début du 13ème siècle, par Soundjata. Je considère qu’il ne suffit pas de faire un livre, comme Djibril Tamsir Niane l’a fait depuis les années 60, pour rendre compte de la complexité et de la profondeur de cette épopée. Ce n’est point non plus en écoutant les griots seulement en parler ou en voyant une pièce de théâtre qu’on pourrait la comprendre globalement. Il faut pour cela un spectacle total. Et donc, depuis quelques années, j’ai envisagé avec des collègues écrivains tels que Djibril Tamsir Niane, Seydou Badian Kouyaté, Hamidou Dia, Ousmane Sow Huchard, de donner de la charte du Mandé un spectacle qui serait beaucoup plus parlant. Pour plus d’efficacité, nous ferons appel à l’expertise d’artistes prestigieux comme Youssou Ndour, Salif Keïta,Germaine Acogny et autres.

Entretien réalisé par Mamadou Thierno TALLA et Waly BA

lasquotidien.info

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