CINEMA : Vénus noire, triste histoire d’une esclave transformée en prostituée

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Le quatrième film d’Abdellatif Kechiche, qui sort mercredi 27 octobre, ouvre comme un gouffre le récit du destin tragique de Saartjie Baartman, la Vénus Hottentote.

Elle est belle, elle est noire, elle ne ressemble à aucune héroïne de cinéma. Elle est quoi ? Durant 2h40, le film la regarde, l’offre à nos regards. Elle a désormais, pour l’Histoire, un nom: « la Vénus hottentote », formule si intrigante, si sonore et imagée qu’elle aussi oblitère une histoire compliquée, incertaine. Elle a pour bagage depuis bientôt deux siècles un statut, celui de victime du racisme et du colonialisme, et une statue, celle fabriquée à partir des moulages effectués à même son corps par l’Académie de médecine sous la conduite de Cuvier. A même son corps, vif ou mort.

La statue et le statut figent également, jusqu’au mouvement qui en Afrique du Sud réclama et obtint que ses restes soient rapatriés, en 2002. Leur arrivée donna lieu à un cérémonial, émouvant et animé de bonnes intentions, mais qui lui aussi la figeait dans un rôle. Des rôles, elle en tint beaucoup, certains de son plein gré, certains de force, certains… on ne sait pas.

Elle s’appelait Saartjie Baartman. Servante noire d’une famille boer, femme aux formes surdéveloppées, étrangère radicale exhibée comme telle par son patron blanc sur des tréteaux de Londres, mimant une sauvagerie conventionnelle, cherchant dans une image surjouée de femme singe des effets de peur et de désir mêlés, se voulant actrice, en partie victime mais en partie responsable de sa situation, buvant sec, refusant la protection bienveillante et condescendante d’une ligue de vertu qui veut interrompre «ce spectacle dégradant».

Brasier des regards

Abdellatif Kechiche filme tout cela, il organise le ballet des regards sur Saartjie, la sarabande des comportements qui, par le regard, tendent à la réduire à un objet. Le regard des spectateurs voyeurs des foires londoniennes, plus tard des salons parisiens à l’époque de la Restauration, où, passée sous l’emprise d’un autre patron, plus ambitieux et plus retors, elle est amenée peu à peu à des exhibitions de plus en plus intimes. Mais aussi le regard des savants, qui l’utilisent pour démontrer leurs théories (en l’occurrence réfuter contre l’évidence que les noirs d’Afrique puissent avoir la même origine que les blancs), et qui se penchent sur ses organes sexuels avec une avidité  «scientifique» saturée de concupiscence – apparaît la description du «tablier hottentot», hypertrophie des grandes lèvres du vagin transformées en graal d’une science anatomique préoccupée de rendre irréfutables préjugés créationnistes et idéologie coloniale.

La grande intelligence de la construction du film est de ne surtout pas rendre équivalents tous ces regards, tout en prenant en compte ce qu’ils ont de possessifs, et de réducteurs. Et c’est ainsi que le film peut accomplir son projet: construire à sa juste place le questionnement d’un autre regard, le nôtre, celui du spectateur d’aujourd’hui.

Venus noire est un film dérangeant, très dérangeant. Pourtant il avait largement de quoi nous mettre tous confortablement d’accord, pour condamner ces voyeurs vulgaires de baraques foraines, arrogants et pervers dans les salons de l’aristocratie décadentes,  totalitaire et mortifère dans les arènes savantes. En 1815. Mais Kechiche, on le sait depuis La Faute à Voltaire, son premier long métrage, ne tient jamais son public quitte de ses codes et de ses certitudes, même humanistes et progressistes, surtout humanistes et progressistes.

Dérangeante, très dérangeante

Patiemment, douloureusement, le film interpelle la nature de nos propres regards, insiste, revient, relance la malaisante mise en miroir du regard des personnages sur Saartjie. Et elle-même ne nous aide pas, échappe à l’assignation rassurante de victime où on aimerait l’installer, d’intrigante où on pourrait alors l’enfermer. Qu’elle soit interprétée par une personne extraordinaire, qui n’est pas une actrice, Yahima Torrès, présence aussi impressionnante que sa beauté hors norme, est une sorte de miracle à travers les siècles, qui confère à cette reconstitution une actualité vibrante, palpitante comme cette chair généreuse et meurtrie, infiniment mystérieuse.

Encore ce n’est pas rendre compte de la richesse des enjeux que mobilise Vénus noire. A ce jeu incisif et complexe sur les effets du regard sur «l’autre» — la femme, la noire, la sauvage — s’ajoute, comme une mise en abîme supplémentaire, toute une variation sur la différence (ou pas) entre voir et toucher. «Plaisir des yeux», «ne pas toucher», c’est une très très vieille histoire, où s’est construite une grande part de notre civilisation, celle qui sépare les choses et les êtres de leur représentation. C’est la Bible et la tragédie grecque, c’est la barrière symbolique de la rampe qui, au théâtre, sépare irrévocablement la scène du public.

Se montrer, se vendre

Cette fois le public est autorisé à toucher la Vénus hottentote au cours des spectacles, contre sa volonté à elle, qui pourtant est d’accord pour jouer sur scène. Cette transgression-là se décline clairement, plus tard, dans le refus farouche de Saartjie de laisser pratiquer le moulage de son sexe par Cuvier, alors qu’elle a accepté la prise d’empreinte de tout son corps par la Faculté. Et ce «passage de l’équateur» entre se montrer et être touché(e) traverse la question qui hante secrètement, puis ouvertement le film, celle de la prostitution.

Parce que c’est effectivement se vendre que de se montrer – ce que font tous les acteurs. Mais qu’il se joue quelque chose d’autre, une perte de soi d’une autre nature, lorsque la rampe peut être franchie.

Abdellatif Kechiche est sans doute le cinéaste qui cherche avec le plus d’acuité et de profondeur ce qui se joue dans les mécanismes de la représentation, c’est à dire à la fois dans le processus de son travail à lui (la mise en scène) et dans les systèmes omniprésents qui, partout, reversent en images et en symboles les états du réel.

L’Esquive et La Graine et le mulet, par des approches très différentes, en ont été deux jalons majeurs, où le langage et les attitudes physiques étaient infiniment interrogés dans leurs effets de code, de transgression, de construction de communauté. Sans être absents, notamment par les grandes scènes de bonimenteurs, les discours savants et judiciaires, les effets de langage  sont cette fois relativisés par d’autres systèmes de signes, où la présence des corps et leurs rituels d’apparition, la rhétorique des représentations, l’importance des liens créés par le regard et le toucher occupent des places essentielles.

Bouleversant, difficiles souvent à éprouver dans le temps même de la projection, capable de susciter un rejet à la mesure de la justesse même de ce qu’il met en cause, Vénus noire déploie avec lyrisme et précision, avec amour pour son héroïne et exigence pour ses spectateurs, la plus ample des interrogations sur notre pratique de spectateur. Et de citoyen.

Jean-Michel Frodon via bitimrew.net

1 COMMENTAIRE

  1. (La grande intelligence de la construction du film est de ne surtout pas rendre équivalent tous les regards)Je n’ai vu que la bande d’annonce; jais cru y voire (la leçon d’anatomie de Rembrandt) les mêmes regards, la même intensité,la même curiosité,de la chose! mais là jais entendu son regard, je l’ai entendu donner son regard et la raison qui la poussé à accepter le rôle ; écouté la, elle devrait être invité et expliquer aux enfants des banlieues sa compréhension de son regard.MERCI

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