Dècès de la veuve de lucien lemoine : les ultimes confessions de Jacqueline

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«Après 45 ans de vie au Sénégal, je n’ai pas perdu mon temps», disait Jacqueline Scoot Lemoine à la veille de l’organisation du 3e Festival mondial des arts nègres. Ce sera l’un des derniers entretiens, si ce n’est le dernier, qu’elle a accordés à la presse nationale avant de rejoindre son défunt mari Lucien Lemoine, décédé le 13 janvier 2010. Hier, l’ex-pensionnaire, par ailleurs actrice haïtienne de renom, a définitivement quitté la scène après une carrière bien remplie. Pour lui rendre hommage, Le Quotidien publie cet entretien paru dans sa livraison 2 371 du 9 décembre 2010.

Vous étiez arrivée au Sénégal en avril 1966. Comment avez-vous vécu la première édition du Festival mondial des arts nègres?
J’étais au Sénégal en tant que membre de la compagnie théâtrale du Toucan, qui était animée par le metteur en scène français Jean-Marie Serreau qui est d’ailleurs décédé. On faisait des tournées dans le monde entier avec la première pièce de Aimé Césaire, La tragédie du roi Christophe. C’est pendant que nous étions en pleine création que notre metteur en scène est venu nous dire que le Président Senghor a initié le premier Festival mondial des arts nègres et qu’il souhaitait que La tragédie du roi Christophe de Aimé Césaire figure parmi les œuvres du festival et en première place. C’était donc le spectacle invité. Puisque Aimé Césaire était Martiniquais, donc Français, le spectacle était offert par la République française. Et aussi, il y avait les liens d’amitié qui unissaient le Président Senghor et Aimé Césaire. C’est ainsi que nous étions en ligne de mire pour ce premier Festival mondial des arts nègres. Nous avions quitté Paris pour Dakar, afin de participer au premier Festival mondial des arts nègres. Je me rappelle, nous avions embarqué de Paris le 10 avril 1966 et le festival avait déjà commencé. Mais puisqu’on devrait jouer un peu plus tard, c’est-à-dire deux à trois jours après, on n’était pas obligés de venir à Dakar avant le début du festival. Le premier festival était un évènement de très grande envergure et Senghor tenait beaucoup à la réussite de cet événement.

Les journaux de l’époque ont écrit que cette pièce de Césaire que vous avez jouée, était «le plus beau spectacle de tous les temps» ?
Nous avons joué le 13 ou le 14 avril, je ne me rappelle plus exactement. Cela fait longtemps. Mais je me rappelle, nous avons joué trois représentations officielles et puis le directeur du théâtre qui était à l’époque Maurice Sonar Senghor, a retenu la pièce, La Tragédie du roi Christophe, pour trois autres prestations supplémentaires, après le festival. Assu­rément parce que le public avait vraiment aimé la représentation. C’est ce qui a fait qu’on est restés à Dakar beaucoup plus longtemps que prévu. Les membres de la troupe étaient très heureux de rester à Dakar. Et pendant le festival, on était logés dans un bateau-hôtel qui se trouvait au Port de Dakar et que le gouvernement de l’Union Soviétique avait mis à la disposition du Sénégal. Il y avait aussi, au Port de Dakar, un autre bateau italien où étaient logés les autres hôtes du premier festival. A la fin du festival, nous avons été transférés à l’hôtel Métropole. Je m’en souviens parce que c’étaient des moments forts de retrouvailles et un retour sur soi même et sur ses origines. C’est à la suite de tout cela que mon mari et moi avions décidé de rester au Sénégal. Parce que comme je l’ai dit tantôt, il y avait quelque chose qui nous retenait ici…

Comment s’est passée votre première rencontre avec Senghor qui était venu vous voir jouer sur scène?

Le Président Senghor, je ne l’avais pas beaucoup vu pendant cette manifestation. Mon mari et moi l’avions vu pour la première fois au Campus universitaire de Paris, où il animait une conférence. Sur place, les étudiants étaient appelés à lui poser des questions et il répondait avec  aisance. Au premier Festival mondial des arts nègres, Senghor était très sollicité. Et évidemment, il n’avait pas beaucoup de temps. Il faisait beaucoup de discours durant ce festival et était très actif. J’ai gardé pas mal d’enregistrements où Senghor parlait souvent de la Négritude et de l’histoire de l’homme noir. Je me rappelle, à l’occasion de l’inauguration du Musée dynamique, Senghor avait tenu un bon discours sur la culture et son importance. Et cela avait suscité beaucoup d’intérêt au sein de l’Afrique occidentale française (Aof).

Le Musée dynamique a, selon des révélations joué un grand rôle dans le premier Festival mondial des arts nègres…
Bien sûr. Le Musée dynamique est un lieu où les tous premiers grands discours ont été prononcés, à part les discours officiels d’ouverture. C’était un lieu-témoin de l’histoire et de l’identité culturelle africaine. C’est là que les discours, comme celui de Malraux en réponse au discours du Président Senghor, ont été prononcés et ont suscité beaucoup d’intérêt sur tout le continent et au delà.

Qu’avez-vous retenu de particulier dans ce discours de Malraux?
Dans son discours, Malraux parlait de la culture en général et de l’identité culturelle africaine en particulier. Je me rappelle une phrase de son discours qui disait qu’ «il est temps que l’Afrique retrouve sa propre identité culturelle». Il faut dire que ce discours avait beaucoup marqué les gens à l’époque. Et puis la personnalité de André Malraux, était telle que les gens étaient toujours en admiration devant lui. Il était partout et toujours entouré de la presse sénégalaise et européenne.

Certaines personnes ont affirmé qu’à ce festival de 1966, vo­tre défunt mari, Lucien Lemoi­ne avait prononcé un discours et porté un message d’Haïti aux frères d’Afrique. Est-ce que vous confirmez cette révélation ? 
Non ! Mon mari n’avait pas prononcé de discours lors du premier Festival mondial des arts nègres. Lucien Lemoine était membre de la compagnie du Toucan. Dans nos différentes prestations de la pièce La Tragédie du roi Christophe, son rôle était d’être le bras droit de Christo­phe, un personnage qu’incarnait Douta Seck dans la pièce. Le rôle de Lucien dans cette pièce, était d’être l’historiographe du roi. Un rôle très historique du moment où, dans la représentation, il était au courant de tout ce qui concernait le roi et son royaume. C’est lui qui écrivait tout ce qui concernait la vie du royaume de Christophe, de ses origines jusqu’au moment où il a institué le royaume du nord en Haïti. Lucien incarnait donc un personnage très important et tout ce qu’il disait était très écouté et entendu dans le royaume. C’est pour cela peut-être que les gens ont confondu et ont cru que Lucien était parmi les grands hôtes du premier Festival mondial des arts nègres.

Si quelqu’un devait tenir aujourd’hui le rôle de Malraux et lancer un message fort à l’Afrique. Que pourrait-il dire afin de marquer ce troisième festival ? 
Pour ce que j’ai vécu et ce que j’ai vu, les préparatifs de ce présent festival sont tout à fait différents du premier Festival mondial des arts nègres. Ce n’est pas du tout la même chose et je pense que ça ne sera pas du tout la même chose. Le troisième Festival mondial des arts nègres n’a pas la même démarche que le premier. Et, c’est heureux d’ailleurs. Le contexte culturel voire politique, n’est pas le même. Quoi qu’il en soi, le troisième festival devrait être différent du premier Festival mondial des arts nègres. Il ne faut pas essayer de mettre ce présent festival dans la logique du premier. Ça ne doit pas être la même chose. Il ne s’agit pas de rééditer le premier festival acte pour acte.  Il y a 45 ans que le premier Festival mondial des arts nègres a eu lieu. En 45 ans, l’Afrique en général et le Sénégal en particulier n’est plus le même. Le monde n’est plus le même. Il faut faire des créations. Il faut essayer d’aller de l’avant. C’est justement ce que je souhaite. L’art a connu des progrès. Il y a plein de choses que le Sénégal a aujourd’hui et n’avait pas auparavant. C’est tout un autre univers culturel qui se dégage au Sénégal, en Afrique et dans le monde. On ne peut pas attendre la même chose de ce présent festival, parce que tout simplement c’est le Festival mondial des arts nègres.

En faisant cette comparaison, vous pensez que le premier festival était plus fort et que ce troisième doit être plus vivifiant et plus expressif ? 
Je ne fais jamais de comparaison. Par nature, je suis absolument contre la comparaison. Il y avait telle chose avant et maintenant cela n’existe plus, je ne procède pas comme cela. Je regarde et j’essaye de prendre ce qu’il y a de positif des deux côtés. J’en fais ma proie, ma richesse. Je ne vais pas créer de conflits en disant que le premier ou le deuxième festival était meilleur. Personnellement, j’ai vécu deux festivals en attendant le prochain qui pointe à l’horizon. J’ai assisté et participé au Festival mondial des arts nègres de 1966 à Dakar. Je suis allée au Festival des arts et de la culture (Festac) de 1977 à Lagos au Nigéria. Et j’espère assister au troisième Festival mondial des arts qui va se tenir au Sénégal à partir du 10 décembre prochain. Il faut comprendre que ça ne sera pas pareil. C’est le même festival mais cela sera différent, vu l’évolution de la culture et les temps qui ont changé. Ce que j’avais vu au Sénégal à mon arrivée n’est plus le même. Le Sénégal a évolué sur tous les plans.

Dans les années 60, il y avait une question identitaire des Africains qui se posait. Ce qui justifie un peu l’organisation du Festival mondial des arts nègres. Aujourd’hui, est-ce qu’il y a une certaine utilité de le réorganiser?
L’organisation du troisième Fes­tival mondial des arts nègres ne sera  jamais inutile. Au Sénégal, depuis que je suis là, je n’ai jamais vu des sérères et des diolas s’entretuer. Les conflits interethniques n’existent pas au Sénégal. Mais il faut aller dans les pays limitrophes comme la Guinée, où chaque jours vous entendez des peulhs qui tuent leurs concitoyens parce que qu’ils ne partagent pas la même ethnie. Cela ne sera jamais inutile de rappeler aux Africains leur propre identité. Leur dire qu’on appartient tous à la même Afrique.

Pourtant après le festival de 66, Amadou Hampathé Ba disait que «les Africain se sont réunis pour dire enfin, tout ce qui leur restait au coin des lèvres». Après cela, reste-t-il toujours quelque chose à dire au monde? 
Il y aura toujours quelque chose à dire. D’abord il faut que les nouvelles générations comprennent certaines choses, la traite des nègres, l’esclavage et l’identité noire. Et ce troisième Festival mondial des arts nègres sera sans doute l’occasion pour la jeunesse de comprendre certaines choses. Je pense que l’Afrique aura toujours son mot à dire au reste du monde. Par exemple, quand je suis venue pour la première fois en Afrique en 1966, j’ai rencontré des gens qui ignoraient l’histoire de la traite des Noirs. Beaucoup de gens se sont intéressés à la traite après la diffusion de Roots, cette série que l’on appelle Racines. Si l’on prend un baobab qui se trouve en Afrique et on lui coupe une branche qu’on amène à des kilomètres, le baobab est toujours sur place, mais cette branche qui a été détaché du baobab, comment elle va faire pour survivre ? Cette histoire, ce sont les déportés comme nous qui la connaissons. Depuis des décennies, nous nous sommes accrochés sur cette branche qu’est la terre inconnue. Ce qui nous a permis de cultiver notre vie intime. Les Africains ne le comprennent pas parce qu’ils ont toujours vécu sur la terre mère. En tant qu’Haïtiens, cela nous a beaucoup bouleversés. Je me rappelle que mon mari, avant sa mort, me disait que si Dieu lui prêtait longue vie, il allait écrire un livre pour expliquer cette aventure. Ce ne serait pas un livre ethnique, mais un livre pour expliquer ce combat, cette lutte, cette avancée sans faiblir. N’empêche, nous avons toujours conservé les valeurs de la culture africaine. Je ne sais plus si cela existe toujours chez nous en Haïti, parce que je suis au Sénégal depuis 45 ans, mais si un paysan mourait, on l’enterrait avec un sachet de graines de maïs, une pièce de monnaie et un bâton. Le bâton va lui servir pour  faire le chemin de retour chez lui, c’est-à-dire en Afrique. Ce qui veut dire que la terre haïtienne n’est qu’une terre de passage. C’est pourquoi à l’enterrement de mon mari au Sénégal, je lui ai apporté un petit bâton et cette terre. Cela voulait dire : «Tu t’en vas, mais garde en souvenir notre terre de passage et cette terre-mère. Et prie pour ces milliers d’Haïtiens qui sont morts le même jour que toi.» C’était un peut étonnant pour les gens qui étaient là-bas. Mais c’est normal, car c’est une manière de manifester notre attachement à la terre mère qu’est l’Afrique.

Le festival est placé sous le thème de la Renaissance africaine. Que vous inspire cette thématique ?
La Renaissance africaine, c’est quelque chose que je vis au quotidien. La Renaissance africaine s’est faite en moi pendant 45 ans. C’est une étape, un pas que moi j’ai déjà franchi. Et chaque jour de ma vie, je continue de le franchir. Donc ce thème ne m’est pas étranger. C’est pourquoi je ne suis pas déçue ni surprise de ce thème. Parce que l’Afrique n’a pas encore dit son dernier mot. Donc j’attends du festival que ces moments puissent bousculer les choses et amener l’Afrique à dire son dernier mot… Chaque pas que l’on fait vers ce désir de renaissance est un bon pas.

Est-ce que le troisième Fes­ti­val mondial des arts nègres revêt un cachet particulier pour vous ?
Evidemment ! Cela me permet de juger et de savoir qu’en 45 ans je n’ai pas perdu mon temps. Je me suis enfoncé davantage dans ce que je croyais, ce que je continue de croire et ce que je suis. La personne que je suis est vraiment multiple. Je suis un arbre qui a beaucoup de branches au pays des Noirs. Je suis profondément dans cette logique que je me proclame. Je suis entourée de plein de croyances et d’esprits de par mon vécu… Je suis restée accrochée à mes croyances. Et, quand je repense à ce fameux 10 avril, où mon mari et moi, avions débarqué au Sénégal pour la première fois, je me dis que je fais partie des privilégiés. On ne vit pas cela deux fois dans sa vie. C’est pourquoi, je disais tantôt qu’au Nigéria, je n’ai pas éprouvé les mêmes choses qu’en 66 au Sénégal. Et je n’éprouverai certainement pas les mêmes choses pour la troisième édition du Festival mondial des arts nègres, si Dieu me prête vie jusqu’à ce jour. Je ne sais pas encore si je serai invitée ou si j’aurai la force d’aller voir les choses. Mais Dieu merci que je vois déjà les choses qui se déroulent autour de ce festival. Au Sénégal, il y a de grands artistes. Ibou Diouf avait véritablement marqué le festival de 66. L’art chez Ibou, c’est quelque chose de proverbial. Il y avait une marque très caractéristique sur sa peinture. Ce qui frappait… Le logo qu’il a fait pour le premier Festival mondial des arts nègres exprimait à mon entendement, mon ancrage. Quand j’ai vu son logo en 66, je me suis dit : voilà ce que je cherchais. Voilà, l’Afrique que je cherchais.

A part, Ibou Diouf, qui sont ces artistes sénégalais qui ont également marqué le festival de 66 ?
Le tout principal qui a marqué ce festival et dont on ne parle pas malheureusement, c’est Ousmane Sow Huchard. C’est une sommité musicale, une sommité de la musique africaine. Mais je ne comprends pas pourquoi les gens n’en parlent pas. Cela me surprend vraiment. Car Ousmane m’a apporté artistiquement, énormément de choses. C’est un énorme bonhomme à qui, les gens doivent plus souvent faire référence. Il vient de sortir un ouvrage. Je ne l’ai pas encore lu. Mais je suis déjà fière de cette contribution qu’il apporte. Je connais profondément les racines de sa musique. Et, il avait marqué le premier festival avec son groupe. A l’époque Soleya Mama, c’était un groupe extraordinaire. Soleya Mama pour moi, c’est bien l’artiste. D’autres artistes sénégalais qui ont apporté leur marque sénégalaise, c’est Djibril Diop Mambety. Il était jeune et était rentré au Théâtre Sorano en même temps que moi. Dès que je l’ai rencontré, j’ai su que ce monsieur avait un don. Le cinéma, il le portait en lui. Il m’avait confié un jour avant sa mort, «Je vais tourner un film qui sera mon Roméo et Juliette nègre. Et je l’appellerai : Un soir à Sangomar.» Il n’a pas pu le faire. Mais je sais qu’il a porté ce rêve jusqu’à ces derniers moments sur terre.

Que diriez-vous au Président Wade au sujet de ce festival, si vous le rencontrez ?
Je lui dirais que c’est bien d’avoir repris ce festival. Le Président Senghor avait toujours voulu que le festival se répète et qu’il ne s’arrête pas au premier. Donc merci d’abord pour cela. Merci de l’avoir fait. Et ensuite, si je dois lui dire quelque chose de façon personnelle de Jacqueline Lemoine à Abdoulaye Wade, je lui dirais encore merci pour ce qu’il a fait pour les étudiants haïtiens venus d’Haïti. Ce qu’il a fait vaut toutes les fortunes du monde. Quand on prend des jeunes pour les former pour qu’ils aillent former les jeunes de leur pays, je trouve cela grand. Qu’il en soit infiniment remercié.

lequotidien.sn

 

1 COMMENTAIRE

  1. RIP Mama Jacqueline! tu fais partir des grandes figures de la Diaspora Haitienne qui sest battue pour que la Negritude et l’histoire de L’Afrique soit connue a travers le monde. Etant Enfant, je regardais souvent tes emissions mama Jacqueline et t’admirais beaucoup avec ta belle coiffure( cheveux courts et grisonants). De beaux souvenirs qui resteront graves dans ma memoire. Repose en Paix!!! et merci pour tout ce que tu as apporte a la Negritude, l’art, le cinema, et la cutlure noire.

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