Français et langues nationales : vaincre le complexe d’infériorité par Arame Fal, linguiste

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La présence du français compris par 29% de la population sénégalaise n’est pas en cause.
L’anomalie, c’est l’absence des langues nationales dans la sphère officielle : vie politicoadministrative,
éducation, formation etc. Au plan linguistique, les conditions de base de leur
intégration sont réunies, avec les recherches et publications réalisées au Sénégal et dans la
sous-région (dictionnaires généraux et terminologiques, grammaires pédagogiques, manuels
de calcul, littérature, traduction de la Constitution du Sénégal, traduction des programmes
informatiques etc.). Il s’y ajoute que la recherche continue avec l’implication des professeurs
de linguistique qui s’attachent à orienter les étudiants (au niveau des mémoires, thèses et
autres) vers la satisfaction des besoins prioritaires. C’est une question de développement et
de démocratie. Aucun pays ne peut se développer lorsque la majorité écrasante de sa
population ne comprend pas la langue officielle. On aime bien citer l’émergence de la Corée,
de la Turquie et de la Malaisie sans relever que les populations de ces pays ont été
éduquées dans leur langue maternelle, avec une communication directe entre gouvernants
et gouvernés. C’est cette exigence de communication directe qui a amené François Ier à
énoncer en 1539 l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, par laquelle il prescrit l’usage du
français à la place du latin (connu seulement par l’élite) pour l’administration de la justice,
l’établissement de l’état-civil et la rédaction des actes notariés. Philippe Lafarge, alors
Bâtonnier de l’Ordre des Avocats, souligne les bienfaits d’une telle décision dans sa
communication au 450ème anniversaire de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts (séance du
jeudi 28 septembre 1989, pp. 21- 25) : « En rapprochant le juge du justiciable, en l’obligeant
à parler sa langue, en le contraignant à un effort de transposition, en français, d’un droit issu
d’une culture complexe, appris en latin, cette Ordonnance a fait naître l’irrésistible nécessité
de la traduction du droit, puis ultérieurement de la construction d’un système de pensée
cohérent où l’analyse précède la synthèse. La voie royale de l’École du droit français était
ouverte ».
Le problème technique de l’adaptation des langues à l’exercice de nouvelles fonctions s’est
toujours posé sous tous les cieux. Il s’agit en gros de trouver de nouvelles désignations pour
les nouvelles notions. C’est un travail auquel sont assujetties toutes les langues, car elles
sont obligées de rattraper la science. Mais heureusement les langues ont potentiellement les
ressources pour entreprendre cette évolution. Cette forte conviction a toujours guidé l’action
de Cheikh Anta Diop. L’objectif visé dans son article : Comment enraciner la Science en
Afrique : exemple walaf (in Bulletin de l’Ifan, série B, Tome XXXVII, n°1, 1975, pp.154-23) va
au-delà de l’extension du lexique, il s’agit pour lui, à travers l’exemple du wolof, d’installer les
langues nationales dans la tradition d’un discours scientifique cohérent. Tant il est vrai que
c’est en nageant qu’on apprend à nager. En traduisant des textes relatifs aux mathématiques
et à la physique, il a proposé une terminologie qui sert de base de travail pour tous les
chercheurs intéressés. En même temps, il a ouvert la voie pour d’autres disciplines et
d’autres langues.
Comme le dit André Martinet, l’un des plus grands linguistes français (Le français sans fard
(Puf, 1969, 219 pages) : « Le lexique d’une langue est ce qu’elle a de moins spécifique, ce
qu’elle peut étendre à l’infini sans que sa structure interne en soit réellement affectée. On
sait aujourd’hui qu’une langue peut se procurer par emprunt, calque, par adaptation
consciente les instruments lexicaux nécessaires à l’exercice d’activités pour lesquelles on
utilisait traditionnellement une autre langue ». Un autre linguiste, Maurice Houis, grand
spécialiste de la langue susu, créateur dans les années 60 du département de Linguistique
de l’IFAN, centrant son propos sur les langues africaines vient conforter cette thèse « …en
tant que linguiste africaniste, je puis affirmer que les langues africaines ne présentent
aucune particularité interne qui les rendrait moins aptes que les langues européennes à
exprimer les concepts scientifiques. Sur ce point c’est presque du racisme : il s’agit d’un
préjugé irrationnel que la meilleure argumentation ne peut détruire. Il y a l’attitude objective, scientifique d’un côté, et l’attitude irrationnelle de l’autre. » (Maurice Houis, L’Afrique et
l’avenir de ses langues, Table ronde réunissant, outre Maurice Houis, CH. A. Diop et Pierre
Maes in La Nouvelle Critique, n° 93, avril 1976, pp. 21-27).
Dans le domaine de l’éducation, l’inadaptation de la langue d’enseignement est invoquée,
parmi d’autres facteurs, dans la grave déperdition scolaire qui frappe l’école ; ainsi on estime
que 40% des élèves inscrits à la première année de l’école élémentaire n’arrivent pas à la fin
du cycle, autant dire que la plupart de ces enfants retournent à l’analphabétisme. Il y a
faiblesse de niveau dans tous les domaines, mais l’enseignement des sciences,
particulièrement les mathématiques, reste un sujet préoccupant pour les autorités. Dans
l’interview qu’elle a accordée au quotidien l’Observateur du Samedi 22 Août 2009,
Maïmouna Wagane Diouf, bachelière, lauréate du prix de mathématiques au Concours
général 2009 cite parmi les facteurs expliquant les difficultés des élèves dans cette matière,
« la difficulté liée à la non-maîtrise de la langue d’enseignement », elle poursuit plus loin « Il
n’est pas rare de voir des élèves buter sur des exercices, voire des notions, faute de
comprendre l’énoncé. En attendant donc que nos langues nationales deviennent langues
d’enseignement (l’espoir est permis mais ceci est un autre débat), il est indispensable
d’apporter des solutions à ce problème, afin de pouvoir résoudre celui des mathématiques ».
Souleymane Niang, mathématicien, alors doyen de la Faculté des Sciences de l’Université
de Dakar, avait déjà mis l’accent sur la langue d’enseignement dans la formation en
déclarant : « La nécessité d’une telle formation dès l’enfance et l’intervention d’une
pédagogie adéquate à ce stade requièrent encore une fois l’utilisation d’une langue
maternelle écrite ; surtout si l’on sait que le négro-africain n’arrive à penser véritablement
dans la langue d’adoption (le français dans le cas du Sénégal) que vers la classe de
seconde des lycées c’est-à-dire vers seize ans ». (Voir le quotidien le Soleil, Spécial
Colloque sur la Négritude, 8 mai 1971, n°305 p. 51).
Un autre problème concerne l’intégration des langues nationales dans les structures
interafricaines, à côté des langues européennes. C’est vrai, le français sert de langue de
communication avec le reste du monde de la francophonie. Mais s’agissant précisément de
l’Afrique, les échanges se limitent aux élites, dans l’indifférence des populations concernées.
C’est pourquoi les organisations sous-régionales africaines (Communauté Économique des
États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), Organisation pour la mise en valeur du fleuve
Sénégal (OMVS), Organisation pour la mise en valeur du fleuve Gambie (OMVG) etc. ont du
mal à faire participer pleinement les populations qui ne comprennent pas les langues
européennes.
Pour terminer, l’important est d’insister sur le fait que l’alphabétisation dans les langues
nationales et l’introduction des ces dernières à l’école, entreprises depuis une quarantaine
d’années dans la plupart des pays de la Francophonie resteront inefficaces, tant qu’elles ne
seront pas insérées dans une politique linguistique globale d’utilisation des langues que
comprennent les populations dans tous les secteurs de la vie nationale, avec toutes les
mesures requises.

Arame Fal, linguiste

2 Commentaires

  1. A deux jours de ce sommet de la Francophonie, aucun média du pays de Molière n’en parle ! Nos compatriotes qui résident en France pourraient peut-êtyre nous indiquer où et quand ce sommet aurait été évoqué ! C’est qu’en même surprenant que le peuple Français dans sa grande majorité ignore qu’il y a un Sommet d’une Institution censée défendre et protéger leur langue si belle !

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