[Guest Edito] Moubarack LO

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Président de l’Institut de l’Emergence. Auteur du livre “le Sénégal émergent: agenda pour le futur”, Ed. Wal Fadjri, Mars 2003, réédité en janvier 2013 par les Editions Afrique Challenge (Casablanca, Maroc). Concepteur de l’Indice Synthétique d’Emergence Economique (ISEME). Ouvrage du même auteur à paraitre prochainement: « Ce que je pense : chroniques de l’émergence ».

Depuis plus de quinze ans, les gouvernements successifs se fixent inlassablement pour objectif de faire du Sénégal un pays émergent dans un horizon relativement proche. En 1998, le Premier ministre Mamadou Lamine, dont je fus le conseiller, choisit, avec la bénédiction du Président Abdou Diouf, dans sa Déclaration de Politique générale devant l’Assemblée nationale, l’année 2010 comme cap pour l’émergence. Une vision du développement industriel fut également élaborée par le ministère chargé de l’industrialisation. Arrivé au Pouvoir en mars 2000, M. Abdoulaye Wade confirma le même objectif d’émergence, en retenant, dans les documents de stratégie de croissance et de réduction de la pauvreté, l’année 2015 comme horizon pour rejoindre le rang des pays émergents. Pour atteindre le but désiré, il fit préparer, sous la houlette de l’Agence de Promotion des Investissements et des Grands Travaux (APIX) et du ministère de l’économie et des finances, une stratégie de croissance accélérée (SCA) fondée notamment sur la promotion de cinq grappes sectorielles porteuses et dont la coordination fut confiée à un Secrétariat exécutif rattaché à la Primature. Parallèlement, le ministère du Commerce prépara, en 2002, un Diagnostic de l’Intégration commerciale du Sénégal (DICS), mis à jour par la suite, ainsi qu’une stratégie de développement des exportations (Stradex).
Tous ces documents stratégiques partagent en commun de n’avoir été mis en œuvre que très faiblement. Par conséquent, au lieu de tendre vers l’émergence, le Sénégal a plutôt fait du sur place à partir de 2006, n’engrangeant depuis lors qu’un taux moyen de croissance économique de 3,3% environ, soit un niveau à peine supérieur au croît démographique (2,7%). La pauvreté a ainsi stagné et les jeunes trouvent plus que jamais des difficultés à trouver des emplois et des perspectives d’avenir, posant ainsi une lourde menace sur la stabilité sociale future du pays.

C’est dans ce contexte peu reluisant que M. Macky Sall a lancé le Projet Sénégal Emergent, en se fixant l’horizon 2035 pour l’émergence et en confiant sa conception à un Cabinet international, McKinsey, supervisé par un groupe de cadres sénégalais (regroupés dans un club dénommé Disso) et par des experts de l’Etat. Dans la note d’analyse de ma démission de la Présidence, j’ai déjà évoqué les conditions dans lesquelles ce projet a été piloté. Je n’y reviendrai donc pas ici. Je m’appesantirai plutôt sur le fond du Projet Sénégal Emergent (PSE), à l’aune des recherches et analyses sur l’émergence que je mène depuis plusieurs années.
D’emblée, il faut saluer l’idée de tracer les chemins de l’émergence du Sénégal dans un document. En effet, plusieurs pays africains aspirent à devenir émergents sans prendre la peine de déterminer, avec précision, les politiques et instruments à mobiliser pour atteindre l’objectif fixé. La SCA pouvait déjà légitimement revendiquer ce statut de cadre de référence pour l’émergence, surtout qu’elle a pris le soin d’identifier cinq grappes sectorielles porteuses ainsi qu’un plan d’actions chiffré et daté. Mais, elle a n’a pas bénéficié du soutien politique nécessaire à son opérationnalisation.
Une autre initiative louable, c’est la décision qui a été prise de rapprocher le PSE avec la Stratégie Nationale de Développement Economique et Sociale (SNDES), évitant ainsi au pays de devoir gérer en même temps plusieurs documents de politiques. Il faut toutefois noter que la synthèse de stratégies éparses ne fait pas une stratégie cohérente. La bonne approche aurait consisté à identifier les défis critiques du Sénégal et à élaborer sur cette base les orientations stratégiques et les lignes d’actions prioritaires pour le futur.
En tout état de cause, les bailleurs de fonds ont, lors du Groupe consultatif, soutenu le programme économique et social, en faisant d’importantes promesses de financements pour le Sénégal. Mais, plutôt que d’être un succès à célébrer, le Groupe consultatif doit être considéré par notre pays comme un véritable point de départ vers une gouvernance améliorée et une détermination à accélérer les réformes essentielles qui mènent vers l’émergence économique. Le PSE, repensé en profondeur, peut y aider.
Le document du PSE possède en effet plusieurs faiblesses conceptuelles qui constituent autant de limites pour son efficacité future.
D’abord, le document n’a pas pris le soin de définir comme il se doit ce que c’est que l’émergence. Il sera dès lors difficile d’apprécier, à terme, si le Sénégal a atteint ou non l’objectif. Il se borne à reprendre un des passages de mon livre « le Sénégal émergent : agenda pour le futur », sans y faire référence d’ailleurs : « faire du Sénégal un pôle d’attraction des investissements (nationaux et étrangers), diversifier et accélérer, durablement et harmonieusement, sa croissance économique et faciliter son intégration avec succès dans l’économie mondiale grâce à sa capacité d’exportation et la qualité de ses réformes ». L’objectif quantitatif central est de faire passer la croissance à 7% par an, contre 3,3% en moyenne depuis 2006. Mais la simple augmentation du taux de croissance du PIB à 7% par an ne suffira pas à rendre le Sénégal émergent (le bon objectif étant d’ailleurs de 9,5% à 10% par an, permettant de doubler le PIB par tète en dix ans). Il faudra également réussir à mettre à niveau le cadre macroéconomique, à améliorer fortement la compétitivité et la productivité, et à transformer en profondeur la structure de l’économie en produisant et en exportant des biens manufacturés et services à valeur ajoutée. Tous ces éléments de l’émergence auraient du être quantifiés avec des indicateurs de suivi. Nous en avons identifié et calculé, au sein de notre cabinet Emergence Consulting, quinze qui ont permis de bâtir l’Indice Synthétique d’Emergence Economique (ISEME) avec un échantillon de 115 pays. La mesure périodique de l’ISEME qui sera effectuée par nos soins indiquera si le Sénégal progresse vers l’émergence ou pas, au cours des prochaines années.
Par ailleurs, la méconnaissance de ce que c’est l’émergence, qui n’est pas un événement mais un processus, a conduit les experts du cabinet McKinsey à proposer la date 2035 comme horizon pour l’émergence. Ce qui est anormalement long pour un pays comme le Sénégal dont les atouts sont déjà assez importants. Selon nos calculs (effectués dans le cadre des travaux concernant l’ISEME), le Sénégal peut se compter aujourd’hui dans la catégorie des pays potentiellement émergents. Passer de ce statut à celui de pré-émergent puis d’émergent est possible d’ici 2025, comme le montre l’expérience des nombreux pays qui ont émergé au cours des trente dernières années. Pour peu que le pays corrige ses handicaps structurels et mette en œuvre, sous la houlette d’un leadership déterminé et efficace, les sept règles d’or de l’émergence mentionnées dans mon livre « le Sénégal émergent »: (1) définition d’une vision claire, suivie d’une programmation précise des défis à relever, puis d’une mise en œuvre diligente et minutieuse des opérations sur le terrain ; (2) engagement d’une révolution culturelle, pour transformer les modes de penser, d’être et d’agir des citoyens, et les pousser à adopter les valeurs positives (effort et discipline dans le travail, épargne élevée, esprit d’entreprise, non dépendance de l’aide, innovation) ; (3) formation de la population pour la doter de capacités et de qualifications adaptées à la demande mondiale ; (4) infrastructures modernisées et portées aux normes, y compris dans le monde rural ; (5) mise sur pied d’institutions fortes, stables, intègres, compétentes et efficaces ; (6) ouverture de l’économie sur l’extérieur et attraction des investissements, par la mise en place d’un environnement favorable (finances publiques assainies, administration mise sous tension et engagée à faire gagner le secteur privé, cadre juridique et réglementaire fiable, parce que transparent et équitable, etc.); (7) promotion de grappes productives fortes.
Plusieurs éléments constitutifs de ces règles d’or figurent dans le document du PSE, mais parfois de manière allusive et imprécise, ne dépassant pas très souvent la seule déclaration d’intention ; ce qui réduit considérablement la crédibilité des réformes et des projets annoncés.
A titre illustratif, on peut relever que le document a passé sous silence le manque de transparence qui continue de réduire l’attractivité de l’économie ; plusieurs entreprises, dont la Compagnie Sucrière Sénégalaise, continuant de bénéficier, bizarrement, d’une protection exorbitante qui ne les poussent guère à rechercher la performance ; ce qui génère un surcoût inacceptable pour les consommateurs. Corriger cet état de fait permettrait d’envoyer des signaux clairs aux opérateurs économiques et de les convaincre que l’Etat est réellement déterminé à s’opposer fermement aux pratiques habituelles de recherche de rentes et à lutter activement contre la corruption. Qu’il est là pour défendre les intérêts de tous et qu’il s’évertuera désormais à jouer un rôle d’arbitre neutre et au dessus de la mêlée, engagé à lever toutes les distorsions (y compris les comportements monopolistiques et les ententes) qui bloquent la bonne marche de la concurrence et réduisent la compétitivité de l’économie.
Pour les deux à trois ans à venir (2014-2016), la priorité doit être donnée à la levée de ces distorsions et obstacles à la compétitivité qui persistent dans l’économie, de manière à bâtir un environnement des affaires de référence. Une autre priorité sera de favoriser l’éclosion d’un tissu de PME, au niveau urbain et rural, diversifié, compétitif et tourné vers le marché intérieur et vers l’exportation. Ceci permettra non seulement de relancer la croissance, mais de créer une masse d’entrepreneurs sénégalais qui seront demain de bons partenaires pour les investisseurs internationaux. Des actions de marketing peuvent et doivent être concomitamment menées en direction de certaines firmes mondiales, chaque fois que la nature particulière de l’investissement concerné (par exemple les grands travaux d’infrastructures, l’hôtellerie ou la recherche pétrolière et minière) le justifiera. Mais elles ne devront mobiliser qu’une quantité raisonnable des ressources du pays, pour éviter de les gaspiller inutilement dans cette première phase de mise à niveau. Et, il faut donner du temps au temps, car, dans une deuxième phase, les efforts de renforcement de la compétitivité nationale permettront de rendre le Sénégal suffisamment attractif pour en faire une destination incontournable pour les investissements mondiaux.
La même insuffisance est notée concernant la nécessaire amélioration de la productivité. Le document l’évoque à peine dans le diagnostic et pose plus des principes généraux que des solutions concrètes au niveau des stratégies. Le facteur-clé de développement de la productivité d’un pays relève d’abord et avant tout du capital humain. Celui-ci progresse en nombre (du fait d’une meilleure scolarisation) mais pas suffisamment en qualité. Nous avons accru les cohortes d’élèves dans les écoles et universités, mais ce qui fait la différence des pays, c’est le stock de ressources humaines disponibles dans les secteurs scientifiques et techniques, au niveau intermédiaire comme au niveau supérieur. Or, nous manquons d’instituts techniques et d’écoles d’ingénieurs, tandis que notre politique d’apprentissage est toujours annoncée et jamais appliquée dans les faits. La formation continue est aussi mal assurée et très peu de centres de recyclage fonctionnent dans les branches industrielles. Au surplus, nous avons du mal à faire pleinement usage du potentiel des travailleurs, du fait des résistances aux règles de discipline, de ponctualité, d’organisation et de méthode, ainsi que de relations harmonieuses entre les partenaires sociaux. Ces mêmes attitudes se retrouvent en dehors du milieu de l’entreprise : chez le jeune désœuvré qui refuse tout travail pénible et qui préfère chômer tout en critiquant l’Etat, chez l’employé qui s’absente pour participer aux multiples cérémonies familiales, chez le citoyen «alpha» qui n’accepte aucune réforme positive qui remet en cause ses propres intérêts immédiats, chez l’homme politique qui organise des «meetings», sonorisés et folkloriques, en pleine semaine et en plein centre ville, alors même que les bureaux sont encore ouverts.
Ces détails là, à l’apparence, anodins, conduisent, petit à petit, les Sénégalais à se démobiliser et la société à ne plus considérer la productivité comme une valeur sacrée. Or, ce qui est constant, c’est qu’aucun pays n’a réussi à se développer dans un contexte de relâchement des comportements des citoyens, des élus et des agents de l’Etat. Indépendamment du modèle politique, la discipline, à tous les niveaux, s’impose, partout, comme une condition sine qua none du développement. Et, la discipline n’est rien d’autre, comme le dit le dictionnaire, qu’une «règle de conduite commune aux membres d’une collectivité destinée à y faire régner le bon ordre». Elle peut et doit être restaurée au Sénégal, tout en consolidant le choix du système de démocratie participative, en éduquant les citoyens (y compris, en encourageant la pratique des arts martiaux, comme le taekwondo, chez les jeunes), pour renforcer leur sens civique, puis en mettant un terme aux actes d’indiscipline caractérisée (occupation irrégulières des rues, constructions anarchiques, tapage nocturne, non respect des règles d’hygiène, laxisme, absentéisme, etc.), en appliquant rigoureusement, et dans tous les secteurs de la vie nationale, les normes standards menant à l’émergence économique et sociale. En somme, il nous faut réconcilier Amartya Sen et Lee Kuan Yew, en trouvant la voie médiane d’une liberté régulée. Le premier pas serait de remettre sur les rails le dispositif de suivi de la Discipline nationale qui a fonctionné un moment à la Primature.
Au surplus, nous manquons, en nombre suffisant, de vrais managers, capables de créer un « momentum » dans leur entreprise, de motiver et de pousser les cadres et les travailleurs à être productifs, à s’approprier le devenir de leur entreprise et à en faire leur chose commune (y compris par le partage équitable des fruits de la valeur ajoutée produite). Chez les plus brillants de nos cadres, peu acceptent de se lancer dans l’aventure de la création industrielle, préférant la sécurité du salaire et une carrière tranquille. Certains d’entre eux le voudraient bien, mais ils ne peuvent guère transformer leurs excellentes idées en projets et en réalisations, du fait de l’inadaptation du dispositif de soutien à la création et au développement des entreprises.
En outre, notre pays enregistre un énorme retard dans le domaine de la recherche, du développement et de l’appropriation des technologies, par le biais de licences, de sous-traitance ou d’investissements étrangers. Jusque là nous n’avons pas été en mesure de conclure un partenariat stratégique avec les pays plus avancés dans le domaine technologique, comme la Corée du Sud a su le faire, dans les années 50 et 60 avec les Etats Unis, ou les pays de l’Asie du Sud-Est, dans les années 80, avec le Japon. Et pourtant, certains pays sont disposés à nous accompagner dans ce sens. Il urge de développer un programme vigoureux de relance de la productivité. La mise en place d’un Conseil national de la Productivité, d’un centre de promotion de la productivité (avec des antennes décentralisées) et de mesures incitatives en faveur de la productivité (fonds, prix et distinctions, etc.) en seraient les premiers symboles.
Tout ceci pour dire qu’un exercice de recadrage et de renforcement des choix stratégiques du PSE est indispensable dans le très court terme ; le cabinet commis s’étant borné à synthétiser des documents existants (que les cadres de l’Etat connaissent parfaitement du reste) et à identifier des projets sans indiquer clairement comment les concrétiser. Il n’a ainsi effectué qu’à peine un tiers du travail requis dans des exercices de planification stratégique de ce type et n’a point accompagné la mise en œuvre ni attiré au Sénégal un quelconque investissement privé d’envergure comme on s’y attendait. La réelle valeur ajoutée du PSE est donc sujette à caution.

Enfin, au delà de l’euphorie qui a suivi la tenue du Groupe consultatif, et des appels du Chef de l’Etat au travail et à la mobilisation générale, le plus important demeure la mise en œuvre concrète des réformes de mise à niveau promises. C’est un énorme défi. Car, l’émergence, ce n’est pas simplement une liste de projets que le même consultant peut proposer au Sénégal, à la Cote d’Ivoire ou au Ghana, comme c’est le cas avec le PSE. L’émergence veut dire plutôt la mise à niveau et la mise des pendules du pays à l’heure des standards des pays émergents. Un pays doté d’un projet d’émergence cohérent se remarque ainsi dans la densité et dans la cadence des réformes qui y sont menées, dans le comportement consciencieux de ses citoyens et élus, dans la qualité des échanges politiques au Parlement et dans les medias, dans l’ordre, la discipline et la propreté qui y règnent, dans le souci de chacun d’apporter sa pierre à l’édifice commun et à être ponctuel, utile et productif, dans les nominations et promotions faites au mérite, dans la priorité accordée par les dirigeants aux intérêts supérieurs de la Nation au détriment de l’amitié, de la parenté et de l’argent. L’expérience des pays qui ont récemment émergé constitue à cet égard une référence utile. Leur succès s’est construit à partir d’une stratégie clairement conçue, compréhensible par les populations et appliquée avec méthode, sous la houlette d’un leadership visionnaire, patriote, déterminé et méthodique, plus tourné vers le développement que vers la politique politicienne.
Au Sénégal, les Pouvoirs publics doivent encore convaincre qu’ils savent transformer leurs paroles en actes véritables, et que le PSE dépasse un simple slogan politique et réussisse là où les stratégies anciennement définies ont échoué dans leur phase opérationnelle. Les vielles recettes (l’élaboration de documents stratégiques) à nos vieux problèmes (nos handicaps structurels) n’y suffiront pas. Une réelle remise en cause et un aggiornamento s’imposent à tous les niveaux. Le Président de la République devra en fixer le cap et en conduire la manœuvre, en commençant par donner lui-même l’exemple, dans ses faits et gestes. L’avenir nous dira s’il saura le faire.

Par Moubarack LO

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