La Côte d’Ivoire, un cimetière pour éléphants

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La gauche française a longtemps développé ce corpus d’idées généreuses, démocratiques, à propos de l’Afrique. Des idées bien malmenées par la réalité.

Chaque jour qui passe, Abidjan orchestre un autre deuil. Secondaire, sans doute, par rapport à la crise ivoirienne, qui, à certaines heures, donne l’impression d’être entraînée par le vertige d’une nouvelle guerre civile. Une mort annexe, alors. Ces avenues, qu’on a vues voilées par les fumées âcres des grenades anti-émeutes, ces casernements fortifiés, ces pick-up chargés d’hommes en armes qui strient la capitale et d’autres villes de l’intérieur, comme Bouaké, prêtent aussi leur décor de veillée funèbre à l’enterrement des espérances socialistes à propos de l’Afrique.

A tout bien réfléchir, pour les progressistes français, pour les tiers-mondistes, pour les humanistes, le continent n’a jamais été, en cinquante ans, qu’un cimetière d’utopies, ouvert en permanence. Une crise après l’autre, dans la partie francophone de l’Afrique, depuis les années d’indépendance, tout cela n’a jamais fait autre chose qu’illustrer l’impasse des idéaux démocratiques tels qu’ils ont pu être rêvés, à Paris, pour l’avenir du «continent oublié». L’assassinat de Patrice Lumumba, en 1961, au Katanga; les putschs militaires, en cascade; les élections truquées; la corruption…

On peut choisir à peu près n’importe quel pays du golfe de Guinée ou du Sahel, à n’importe quelle décennie, depuis l’aube des années 60, qui vit la fin —institutionnelle— de la France coloniale. Tout y a toujours été décourageant pour qui voulait penser plus généreusement que la politique d’influence et de manipulation, pratiquée par l’Elysée, le ministère de la Coopération et les services secrets.

Les socialistes divisés

A ce titre, le nouvel épisode ivoirien est un bon exemple de cette forme de malédiction qui pèse avec constance sur l’idéal d’«autodétermination» et d’émancipation, qui anime, par culture, bon nombre de militants ou de citoyens de gauche. Avant l’élection, il s’est trouvé des responsables socialistes, tels Jack Lang et Jean-Christophe Cambadélis, pour vouloir soutenir Laurent Gbagbo. L’opinion publique française apprenait avec surprise que les mêmes étaient venus sur place, pendant la campagne électorale, soutenir la candidature du président en exercice. A écouter, alors, Jack Lang, par exemple, son «cher Laurent» était «un homme de gauche».

Alors même que l’ONU, les organisations africaines, la France et les Etats-Unis, dénonçaient le blocage du résultat électoral du 28 novembre, des hommes de convictions, comme Henri Emmanuelli, François Loncle ou Jean-Marie Le Guen exprimaient bien des soupçons de fraude, à l’occasion de cette présidentielle, mais à l’opposé de ceux avancés par l’immense majorité des observateurs et des parrains internationaux de ce scrutin. A suivre ces socialistes-là, les premières heures, on avait l’impression que c’était l’autre camp, celui d’Alassane Ouattara, qui avait triché, et la commission électorale indépendante qui avait laissé faire.

Puis l’un après l’autre, devant l’évolution de la situation, les mêmes ont enfin conseillé eux aussi à Laurent Gbagbo d’accepter sa défaite, et de s’en aller. Mais c’était dit de mauvaise grâce. A regret. On sentait le poids de la rue de Solferino, derrière leurs revirements. Eux-mêmes, à leur ton, à leur air navré, paraissaient apparenter leur sentence à une sorte de trahison, comme s’ils étaient conscients d’abandonner un ami à la porte d’une prison. Pour tout le monde, opinion publique, médias, gouvernements occidentaux, à travers les récits, les images des événements, ceux de 2010 comme ceux de novembre 2004, Laurent Gbagbo ressemble fort à un dictateur, et désormais à un putschiste, mais ils étaient encore quelques-uns à sembler penser autrement.

De militant réfugié à personnage «infréquentable»

C’est que Laurent Gbagbo n’a pas toujours été le personnage déclaré «infréquentable» par François Hollande, en 2004, après l’épreuve de force déclenchée par le président ivoirien, en novembre de cette année-là, «la chasse au blanc», dans les rues d’Abidjan, et la mort de neuf militaires français, bombardés par l’aviation gouvernementale. Les socialistes ont connu cet homme-là dans un tout autre contexte. Parmi les Ivoiriens proscrits, exilés à Paris, dans les années 1980, qui tentaient de s’opposer à leur président-dictateur, Félix Houphouët-Boigny, alors maître d’œuvre de la Françafrique.

Laurent Gbagbo est un jeune historien, syndicaliste de l’enseignement supérieur, à Abidjan. Comme sa femme, Simone, il a déjà fait deux ans de prison. Il tente, clandestinement, de créer son parti, le Front populaire ivoirien (FPI), qu’il veut anti-impérialiste et démocratique. Après les manifestations étudiantes de 1982, il est expulsé, réfugié en France. Il passe par la filière ancestrale des diaspora en exil politique, depuis que s’est éteinte la vocation internationaliste du PCF: le PS. Il s’y fait des amis, les mêmes qu’on retrouve aujourd’hui, Emmanuelli, Lang, Loncle, etc. Il loge même chez le «Monsieur Afrique» (jusqu’en 2006) de la rue de Solferino, Guy Labertit —peut-être, désormais, le dernier à le soutenir encore.

Puis Houphouët-Boigny finit par se dire que cet opposant-là est plus remuant à Paris, au sein de l’Internationale Socialiste, qu’à Abidjan, où il pourra le contrôler. Laurent Gbagbo rentre donc au pays, où il devient un minoritaire officiel, caution «pluraliste» du vieux patriarche. Il est élu député. Il préside le FPI. A la mort de Félix Houphouët-Boigny, en 1993, il s’oppose encore, en appelant au boycott des élections, remportées en 1995 par le successeur constitutionnel du défunt, Henri Konan Bédié… avec 96,44% des suffrages. Il retourne parfois en prison, pour quelques mois, dénonce le pouvoir ou passe des alliances. Il n’est plus le militant tiers-mondiste de sa jeunesse, mais, dans ses discours, il est toujours question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou de la juste répartition sociale des profits du pétrole ou du cacao. Il critique les «affaires» franco-ivoiriennes, les contrats passées avec les sociétés françaises, cette mainmise de Paris sur la destinée de son pays. Il est toujours socialiste, et compte encore des amis au PS.

Le cimetière des utopies

Puis, il endosse à son tour la défroque. Il force sa chance, entre droit constitutionnel et menaces de coup de force, et se fait élire, en 2000, dans des circonstances à peine moins opaques que le scrutin du 28 novembre dernier. La suite est connue. Elle n’est que l’achèvement d’un cycle, de la vertu au vice, de l’idéal au cynisme, ce mouvement d’horlogerie, comme inexorable, qui accompagne à peu près tous les dirigeants africains, et que les socialistes, les progressistes, les humanistes français voient se répéter, navrés.

Le cimetière des utopies, dont il était question plus haut, ne désemplit pas, depuis Lénine, défilant à Paris, en 1912, contre les menaces de guerre entre la France et l’Allemagne. Ou depuis Hô Chi Minh, qui, avant de bâtir le parti communiste vietnamien, a d’abord participé à la fondation, en 1920, à Tours, du PCF. Les socialistes n’ont jamais trouvé la voie alternative au néocolonialisme français en Afrique. François Mitterrand, plus pragmatique que ses amis, a même accepté, en 1982, le limogeage de son ministre de la Coopération, Jean-Pierre Cot, qui déjà, près de trente ans avant Jean-Marie Bockel, sous Nicolas Sarkozy, ambitionnait de réformer la Françafrique. Doux rêveur.

Il est même étonnant que ce corpus d’idées généreuses, démocratiques, à propos de l’Afrique, ne se soit pas vidé de lui-même, sous les déceptions, au fil des décennies; qu’il se trouve toujours des responsables, rue de Solferino, des ONG, des militants chrétiens, des tiers-mondistes néo-sartriens, pour accueillir de jeunes opposants africains, des syndicalistes, tchadiens, congolais ou guinéens, et adoucir leur exil forcé. Leurs trahisons à venir, leur autoritarisme, leur corruption doivent pourtant se lire, maintenant, à livre ouvert.

Philippe Boggio

slate.fr

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