La misère de l’intellectuel sénégalais et la pauvreté du débat démocratique

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A la question « qu’est ce qu’un intellectuel ? », Sartre, répondit : «l’intellectuel est celui qui refuse d’être le moyen d’un but qui n’est pas le sien». Ce n’est évidemment pas la seule définition possible de l’intellectuel ni même la seule que Sartre a donnée, mais ce propos permet de jeter une lumière sur la grande déchéance de l’intelligentsia sénégalaise. Il suffit aujourd’hui de glaner (quelle qu’en soit la manière) quelques diplômes universitaires et d’être plus ou moins médiatique pour revendiquer ce titre. Le savoir n’est plus le but de l’école, car le diplôme l’a tué ; le savoir-faire n’est plus l’effet nécessaire du savoir car la culture du bricolage est la conséquence fatale d’une école du bachotage (« travail intensif et superficiel en vue de passer un examen »).

Le grand problème des intellectuels sénégalais est qu’ils sont tombés dans le piège ci-haut dénoncé par Sartre : nous sommes le moyen de buts qui ne sont pas les nôtres et ce, doublement. D’abord parce que ce qui fait l’essence de l’intellectuel (c’est-à-dire la réflexion affranchie des contingences comme les biens matériels, l’émotion et la complaisance) est dissoute dans la mauvaise foi et dans « les calculs de la prudence ». Ensuite parce que nous sommes généralement embarqués dans des entreprises politiques qui ne sont guère les nôtres : des politiciens sans science ni vertu ont domestiqué la pensée. La médiatisation outrancière de l’intellectuel lui donne l’illusion que sa parole engendre le réel. Tournant le dos à la méditation sérieuse, l’intellectuel médiatique cherche la gloire en lieu et place de la science.  Dans un tel univers il n’est pas besoin de faire remarquer que c’est le sophisme qui s’incarne en vertu fondamentale de l’intellectuel.

Il n’est donc pas besoin de lire la façon dont Thucydide a décrit la perversion des mœurs politiques qui a mené à la mort de la démocratie grecque (La guerre de Péloponnèse) pour comprendre la portée du message des chefs religieux sur la gravité des menaces qui guettent notre pays. Ceux qui devraient être les piliers de la stabilité de la société ont troqué leur liberté d’esprit contre des strapontins : quand on les entend défendre fièrement des faussetés et des absurdités on désespère de l’avenir de notre pays. En s’inspirant de Bachelard on peut dire que le mal de l’intellectuel sénégalais actuel est qu’il traduit ses intentions en connaissances : la notion même de prophétie auto-réalisatrice s’éclaire par ce concept bachelardien. Le propre de la prophétie auto-réalisatrice est qu’elle est un énoncé qui a pour but sournois de produire ce qu’elle prédit par la force même de la persuasion avec laquelle elle le prédit. Il s’agit d’une grande escroquerie intellectuelle qui trouve ses racines profondes dans la mentalité primitive de l’animiste. Ce dernier croit en la force fécondatrice du réel dont serait investi le verbe : ses incantations sont censées avoir une efficacité sur le réel à défaut de le produire. Mais à la différence de l’animiste qui est de bonne foi, l’intellectuel médiatique triche sur la nature et la valeur de ses énoncés : en prétendant faire parler la science il y glisse subrepticement ses intentions occultes, ses desseins purement idéologiques, son instinct de vengeance ou son désir de domination.

L’intellectuel médiatique est une espèce de charognard de la pensée : les carcasses sont ici les évènements et les catégories de la pensée qu’il exploite au lieu d’aider à les faire comprendre. C’est ce qui fait que le discours d’un intellectuel médiatique est presque prévisible : il n’hésite pas à violer les faits pour leur faire porter sa joie, son chagrin, ses blessures psychologiques, etc. Le fait qu’il soit dans une redondance perpétuelle lui apparait comme le témoignage de sa véracité alors qu’il est dans une manie. L’intellectuel médiatique a en commun avec le politicien médiatique (c’est-à-dire celui dont la base politique est constituée de micro et de clinquants des plateaux télé) le fait de prendre les faits pour des principes. Le politicien sénégalais qui sort le plus à la télé est celui dont personne ne connait ni la base politique ni l’assise intellectuelle : il est définitivement imbu et victime d’un « moi » qui n’est que supercherie et tartufferie.

Nous sommes trop souvent incapables de faire preuve de distance critique et d’un minimum d’objectivité dans nos prises de position. Il suffit d’écouter lucidement les débats pour s’apercevoir que de grands intellectuels sont radicalement incapables de se départir de certaines contingences comme la religion, le régionalisme, le communautarisme etc. On ne fait plus de différence entre ce qu’on voudrait qu’il soit et ce qui est (ce qui, de l’avis de La Rochefoucauld, est le plus grand dérèglement de l’esprit). L’intellectuel médiatique renvoie au peuple son propre imaginaire : il flatte son ego en s’abstenant soigneusement de lui dire ses vices, attise ses passions et dope son grégarisme. L’intellectuel médiatique est forcément un démagogue ; et quand on est démagogue, on ne plus penser son peuple, on ne peut plus réformer sa société. Car la crainte de la disgrâce plombe les élans de  l’esprit et inhibe la force du caractère : quand on veut être intellectuel on ne doit pas avoir peur d’être seul. « On » et opinion ont tué toute forme de courage intellectuel et saccagé les sanctuaires traditionnels de la pensée critique : la délibération lucide et la production intellectuelle. Il nous faut donc un véritable sursaut pour ressusciter l’esprit de dialogue que les ancêtres avaient pris le soin d’ancrer dans le vocabulaire de toutes nos langues. Mais quand nous disons dialogue c’est au sens d’échange de paroles et de raisons et non une grand-messe de mauvaise foi et de « Moussanté » (duperie).

Alassane K. KITANE,

Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès,

SG du Mouvement citoyen Label-Sénégal

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