Entre le détenu riche et le détenu pauvre, les moyens font la différence. C’est ce que pensent certains juristes. Il faut dire que la liberté provisoire accordée à certains gros bonnets ou VIP, élargis souvent de prison pour des raisons médicales, fait grincer beaucoup de dents. Pour de nombreux Sénégalais, ils sont tout simplement ‘’des malades imaginaires’’ bénéficiant d’une certaine faveur de la justice.
‘’Bibo Bourgi pisse du sang’’ ; ‘’Baïla Wane court un risque de mort subite’’ ; ‘’Cheikh Béthio Thioune patient âgé de 76 ans aux antécédents : cardiovasculaires, hypertension artériel et fibrillation auriculaire récidivante, AVC ischémique avec transformation hémorragique sous anti vitamine K (AVK), maladie des petits vaisseaux, néo plagie en rémission sous chimiothérapie’’. Voici un florilège des raisons avancées pour faire sortir ces gros bonnets de prison. Un autre cas est plus qu’édifiant : ‘’Taïb Socé souffre de diabète. Il tremble à-tout-va et souffre aussi d’une anomalie de la vision’’, avaient soutenu les proches du prêcheur, après lui avoir rendu visite à la prison du Cap Manuel.
Comme on le voit, il s’agit de messages d’alerte lancés souvent par des avocats ou proches, lorsqu’une célébrité ou gros bonnet est incarcéré. Ils présentent le détenu mourant ou presque à l’article de la mort. Conséquence : ils finissent tous par sortir de prison pour raisons médicales. Mais une fois dehors, ces personnes qui étaient à l’antichambre de la mort retrouvent ou retrouvent comme par enchantement une santé de fer et vaquent à leurs occupations.
L’on a vu un Cheikh Béthio Thioune reprenant ses thiants et ‘’doukates’’. Baïla Wane qui courait le risque d’une mort subite, a fait le tour des plateaux de télévision pour expliquer les raisons de son départ de la prairie bleue au profit camp marron-beige. Hissein Habré, dont on disait qu’il risquait une attaque cardiaque, à tout moment, à la veille de son procès, s’est montré d’une étonnante vigueur, les premiers jours de son audience devant la Chambre d’assises des Chambres africaines extraordinaires. L’ancien Président tchadien, donné pour quelqu’un de très malade, a même opposé une vive résistance aux gardes pénitentiaires pour ne pas comparaître. L’exemple le plus récent, c’est celui de Taïb Socé qui a repris ses prêches sur la RFM avec la même hargne et le même entrain, depuis sa grâce présidentielle. Ou encore Thione Seck dont le désir d’assister au spectacle de son fils, Wally Ballago Seck à Bercy, ce 4 juin, a été anéanti par le juge d’instruction qui a rejeté sa demande de sortie du territoire.
Toujours est-il que ces deux cas ont fini de convaincre une certaine opinion qu’il existe au Sénégal une justice pour les pauvres et une autre pour les riches. Pire, ces gros bonnets sont considérés comme de vrais Argan, principal personnage de la célèbre pièce comique de Molière ‘’Le Malade imaginaire’’. En d’autres termes, ces personnalités sont accusées de feindre d’être malades pour sortir de prison. Ce que réfute Me Abdou Dialy Kane, conseil de Thione Seck. Selon l’avocat, c’est un mauvais procès fait contre non seulement la justice, mais également contre ces personnalités. Prenant d’abord la défense de son client, il martèle : ‘’il est de notoriété publique que Thione Seck était malade avant d’avoir maille à partir avec la justice. Il souffre de diabète qui a atteint ses reins’’. Toutefois, il rappelle que le chanteur n’a pas été libéré sur la base d’un dossier médical, mais selon les conditions classiques.
‘’Le Sénégalais ne veut pas aller en prison’’
Mais, force est de reconnaître qu’à plusieurs reprises des avocats et proches de détenus ont imploré la magnanimité des juges, en invoquant l’état de santé dégradant de la personne incarcérée. Pour beaucoup d’acteurs de la justice interrogés, une certaine surmédiatisation fait que les gros bonnets voient leur dossier médical étalé dans la rue. ‘’Ce sont les dossiers les plus médiatisés. Donc, c’est normal qu’ils soient connus. Mais, il arrive que d’autres personnes anonymes soient malades dans le cadre d’une détention’’, clarifie Me Assane Dioma Ndiaye dont les propos sont confortés par certains juges d’instruction interrogés. C’est pourquoi son confrère Me Kane réfute l’idée selon laquelle, seules les célébrités sont libérées pour raison de maladie. ‘’ Un Sénégalais lambda malade, qui fait l’objet d’une détention et qui saisit le juge d’une demande de liberté provisoire fondée sur un dossier médical clair, est libéré. Ce n’est pas parce que la personne est célèbre ou riche qu’elle est libérée’’, tranche d’emblée le conseil du lead vocal du groupe Raam Daan.
Une idée appuyée par un juge d’instruction au Tribunal de grande instance de Dakar qui confie : ‘’mêmes les citoyens ordinaires’’ se réfugient derrière la maladie dans l’espoir d’être libérés. ‘’ Tous les Sénégalais inculpés usent de tous les voies et moyens qui leur sont offerts pour sortir de prison, car généralement, le Sénégalais ne veut pas aller en prison. Ce n’est pas propre aux célébrités’’, renseigne notre interlocuteur sous le couvert de l’anonymat. Avocat au barreau de Dakar, Me Bamba Cissé abonde dans le même sens, mais reconnaît que l’égalité n’est pas absolue, du fait qu’il y a une inégalité dans la fortune. Par conséquent, selon le conseil de Taïb Socé, ‘’l’existence de moyens fait que certains sénégalais sont amenés à parler de deux justices, or il n’en est rien’’.
Un avis que partagent beaucoup d’acteurs de la justice dont Me Baba Diop qui soutient qu’il ‘’existe une justice pour tous, mais manifestement, les riches évoluent mieux dans la justice que les pauvres, car ils ont les moyens de mieux se défendre’’. Selon son analyse, la Justice a toujours fonctionné de la sorte et ceci dans tous les pays du monde. Partout, dit-il, ‘’ceux qui sont riches ont plus de chances de s’en sortir, car ils ont les moyens de se procurer une bonne défense’’. Le magistrat instructeur le conforte : ‘’selon la position sociale, la personne peut disposer d’un certain nombre d’avantages qui lui permettent d’avoir un médecin traitant, avec un dossier médical à portée de main qu’elle peut produire rapidement’’.
D’après toujours le juge d’instruction, c’est sur cette base qu’ils apprécient pour accorder la liberté provisoire ou saisir un expert. Encore que, selon un magistrat, pour que la liberté provisoire soit accordée pour des raisons médicales, il faut que la maladie dont souffre l’individu soit incompatible avec la détention, même dans un centre hospitalier spécialisé pour la détention. A l’en croire, les médecins franchissent rarement ce pas. ‘’ Nous avons eu des exemples de femmes en grossesse de six mois avec une grossesse compliquée. Aucun médecin n’a dit que c’est incompatible’’, renseigne-t-il. Toujours pour disculper la justice, notre interlocuteur indique que le dossier médical ne lie pas le juge, même si, lorsqu’après expertise, le médecin dit que l’état de l’individu est incompatible avec la détention, ‘’le juge, poursuit-il, préserve sa liberté d’appréciation. Mais le plus souvent, il ne contredit pas le médecin’’.
L’humanisme des juges, bouée de sauvetage des pauvres
Quid des personnes démunies ? ‘’Le Sénégalais lambda peut être gravement malade, mais il n’a pas de dossier médical’’, se désole Me Kane qui dit avoir été confronté, plusieurs fois, à ce genre de situation. Car, dans ce cas, seule une expertise peut attester de la maladie. Or celle-ci coûte chère et c’est à la solde du demandeur. Face à ce dilemme, ‘’le pauvre’’ ne peut que compter sur l’humanisme du juge en charge de son dossier. Sinon, il va croupir en prison’’. La liberté provisoire est certes bien encadrée, mais une préoccupation demeure pour les Sénégalais qui constatent qu’une fois libérées, ces personnalités présentées auparavant comme des cadavres vivants reprennent le cours normal de leur vie. ‘’La maladie est compliquée. Ce n’est pas parce qu’une personne s’adonne à des activités qu’elle n’est pas malade. La maladie est une science dont seul le médecin est dépositaire. Nous avons vu des personnes jouer au football, alors qu’elles sont malades’’, défend Me Baba Diop.
Il s’y ajoute, d’après Me Bamba Cissé et un magistrat instructeur, que les conditions de détention au Sénégal peuvent même rendre malades les personnes les plus bien portantes. Et, au pire des cas, accentuer une maladie, étant donné que le patient ne peut disposer de soins adéquats. ‘’En étant libre, rien qu’avoir l’idée de pouvoir se bien soigner, peut soulager la personne qui peut retrouver un regain de vitalité’’, renseigne le juge. Toutefois, celui-ci n’exclut pas l’idée d’une certaine comédie, dans certains cas. Dans la mesure où, dit-il, ‘’tous les Sénégalais ont la phobie de la prison, même les pires délinquants qui savent qu’ils méritent de lourdes peines’’. Fort de ce constat, Me Baba Diop de renchérir : ‘’sans préjuger de leur éthique, les médecins ont une grande responsabilité. Ils ont des rôles importants en amont et en aval’’. C’est pourquoi, Me Assane Dioma Ndiaye exhorte ‘’ceux qui délivrent les certificats médicaux à être plus conscients, car ils peuvent être poursuivis, en cas de violation de leur serment’’.
Au-delà de la problématique des certificats médicaux, le président de la Ligue sénégalaise des droits humains (LSDH) estime qu’il est important que les citoyens soient égaux devant la loi et qu’il ne faut pas que la notoriété et la classe sociale soient un facteur de discrimination sociale. La solution passe, de l’avis de Me Bamba Cissé, par l’augmentation del’aide juridictionnelle pour que tous les citoyens, riches ou pauvres, aient accès à la justice.
Mieux connaître la liberté provisoire
Selon les explications des juristes, la liberté provisoire est une mesure de liberté accordée de façon provisoire, au cours d’une procédure. Elle peut intervenir en cours d’instruction ou lors de la première comparution de l’inculpé. Pour apprécier, le juge se fonde sur un certain nombre de critères. Lorsque l’infraction a créé un trouble grave à l’ordre public et que la mise en liberté provisoire risque de raviver les troubles, le juge peut décider d’incarcérer.
Lorsque celui-ci ne présente pas également des garanties de représentation devant la justice, le juge peut décider de le placer en détention. Si la personne n’a pas de garantie de domiciliation régulière dans le ressort du tribunal ou encourt la réclusion à perpétuité ou les travaux forcés, elle peut être incarcérée. Parfois aussi, il y a les nécessités de l’instruction qui poussent le juge à envoyer l’inculpé en prison, car si vous le laissez en liberté, l’individu peut orienter les témoins ou les menacer ou faire disparaître des preuves. En un mot, il peut faire une entrave à la bonne marche. Parfois, un contrôle judiciaire peut suffire, s’il n’y a pas de preuves à protéger. Maintenant, lorsque l’information est engagée, le juge apprécie à nouveau, lorsqu’on lui présente une demande pour voir si l’individu ne risque pas de disparaître.
Pour la liberté provisoire, le juge peut décider d’office ou recevoir une demande de l’inculpé ou de son avocat. Généralement, lorsque le juge le décide, c’est pour des motifs de droit, à savoir que l’affaire a une connotation civile et non pénale. Oubien, au regard des indices dont il dispose, le juge peut être convaincu de l’innocence de la personne et la libérer. Par ailleurs, la demande peut émaner du parquet. Mais, selon un magistrat, c’est rare et ce cas concerne généralement les dossiers ayant trait à la sécurité publique. Pour finir, il faut relever que certaines libertés provisoires sont assujetties à un contrôle judiciaire. D’autres non, car le versement d’une caution suffit pour le juge afin de préserver les intérêts de la partie civile.
FATOU SY
enqueteplus.com