Relation entre l’Etat et Touba à travers les khalifes de Bamba – Comptes et mécomptes d’une cohabitation sur fond de trafic d’influence

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Hormis le grand Magal, l’évocation de la capitale du Mouridisme, du khalife général des Mourides et autres jeunes Mbacké-Mbacké est rarement liée à l’islam, à la spiritualité ou aux enseignements de son fondateur, Cheikh Ahmadou Bamba, mais malheureusement à la chose politique. La cour du khalife est minée et infiltrée par les hommes politiques, les lobbies et autres groupes de pression ; et son entourage mu, à longueur de journée, par des trafics d’influence et des conflits d’intérêts, incitant même le khalife à sortir de ses gonds. Cependant qu’est-ce qui fait courir ces gens, dont le rôle devrait être des garde-fous, un fusible et un tampon entre l’extérieur et le khalife ? Jusqu’où les trafics d’influence peuvent-ils aller? Qui sont les vrais acteurs de ces trafics d’influence ? Quelle est la nature des imbrications entre pouvoir politique et pouvoir religieux ? Autant de questions auxquelles EnQuête tente d’apporter des réponses dans ce mini dossier.

Au Sénégal, les acteurs dits ‘’religieux’’, Khalifes généraux et marabouts, ont toujours joué un rôle de premier ordre dans la politique, autant locale que nationale. Les deux sphères, pouvoir politique et pouvoir religieux, ont  historiquement, et plus que jamais, aujourd’hui, cohabité pacifiquement et intimement au Sénégal. Bien évidemment, les rapports qui lient les différents khalifes de Bamba au pouvoir politique ont beaucoup évolué et se différencient selon les chefs d’Etat.

Les khalifats de Serigne Fallou et de Serigne Abdoul Ahad Mbacké ou la maitrise?du pouvoir politique

Bien que catholique, Léopold Sédar Senghor arriva à s’assurer le soutien, alors indispensable, des  khalifes généraux de Touba, en l’occurrence Serigne Fallou (1945 à 1968) et Serigne Abdoul Ahad Mbacké (1968 à 1989), et réussit à entretenir d’excellentes relations avec les marabouts de toutes les autres confréries.

Durant les 23 ans de khalifat de Serigne Fallou, il a su cohabiter dignement, révérencieusement et honorablement avec le pouvoir politique colonial. Avec Léopold Sédar Senghor, c’est encore plus direct et plus chaleureux. D’ailleurs il lui a été d’un grand soutien, d’un grand appui face à ses détracteurs, mais aussi dans sa politique sociale et économique, durant les 8 ans qu’ils ont passé ensemble. Mais jamais le règne du deuxième khalife de Cheikh Ahmadou Bamba, n’a connu de désordre, de libertinage, de lobbies, de trafic d’influence, encore moins de conflit d’intérêts, dans ses rapports avec le pouvoir temporel ou politique, tel qu’on le vit actuellement.

Après le rappel à Dieu de Serigne Fallou Mbacké en 1968, déjà, les relations entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux avaient  pris un nouveau tournant. Une inflexion eut notamment lieu dans les relations clientélistes entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux avec le troisième khalife mouride, Cheikh Abdoul Ahad Mbacké qui, pendant 12 ans, s’était fait auprès du président Senghor le porte-parole du monde rural et avait marqué sa volonté d’indépendance. Le pouvoir maraboutique se considérait, pour la première fois, non plus comme un acteur économique, mais comme un acteur indépendant et puissant dans le jeu politique.

Mais ce fut avec l’arrivée au pouvoir du président Abdou Diouf qu’on vit un changement significatif de ces relations. Tout d’abord, Abdou Diouf réussit à transformer en allié officiel Cheikh Abdoul Ahad Mbacké, qui devint, dès lors, son conseiller privilégié et son soutien indéfectible. Le pouvoir maraboutique était, cette fois, officiellement entré dans l’arène politique avec ce fameux ‘’ndiguël’’ du khalife général des mourides, Cheikh Abdoul Ahad Mbacké, lors des élections présidentielles de 1988, en faveur du candidat Abdou Diouf. Mais jamais Baye Lahad, comme on l’appelait affectueusement, n’a laissé faire sa cour et son entourage dans un quelconque jeu de trafic d’influence ou de conflit d’intérêts. ‘’D’ailleurs, personne n’osait s’aventurer dans ça au regard du caractère du marabout qui avait su gérer son khalifat de main de fer’’, indique un membre de sa famille qui a requis l’anonymat.

Serigne Saliou, ou le règne de la neutralité et de l’indifférence

L’attitude des différents khalifes de Khadimou Rassoul depuis les indépendances, en particulier durant les années 80, avait donc clairement dévié de cette idéologie d’origine du fondateur du mouridisme (une attitude de retrait face aux mondanités et face au pouvoir politique), les plongeant complètement dans l’arène politique avec tous les aspects peu respectables que cet espace contient. Serigne Saliou Mbacké a, quant à lui, marqué la rupture. Il a décidé de s’abstenir de toute consigne ou même de pencher pour l’un ou l’autre des candidats. L’on se rappelle, toujours et encore sa fameuse déclaration culte : ‘’Je m’efforce à résumer ma vie à perpétrer les enseignements du prophète (Psl), en me fondant sur la Sunna, mais aussi à perpétuer les enseignements de Serigne Touba Khadimou Rassoul, en m’inspirant des khassaïdes. Quant à la chose politique, je n’ai pas à en faire ou en défaire.’’

Le cinquième et dernier fils Khalife de Bamba a su garder ce cap et ce principe, malgré les tentatives d’infiltration de sa cour et la pression de l’argent au sein de son entourage, jusqu’à la fin de sa vie sur terre en 2007. Cependant, à la veille de l’élection présidentielle de 2007, la politique s’est introduite dans  la cour de Serigne Saliou.

Me Abdoulaye Wade :?le président talibé, la montée en puissance du pouvoir politique et le déclin du pouvoir maraboutique à Touba

La situation de prédominance dans la politique du pays s’est installée en 2000 lorsque Me Abdoulaye Wade fut élu et devint le premier président mouride du Sénégal. Ce facteur a complètement chamboulé les anciens rapports entre pouvoir politique et pouvoir maraboutique. Depuis son élection, les scandales dans les rapports pouvoir religieux/pouvoir politique se succèdent et s’accélèrent. En se présentant comme talibé mouride et en faisant régulièrement appel à la religion dans le but de pérenniser sa présence au pouvoir, M. Abdoulaye Wade a volontairement créé un déséquilibre qu’il a tenté sans cesse de contrebalancer durant ses 12 ans au pouvoir.

Cette situation s’est exacerbée courant 2007, avant, pendant et après l’élection présidentielle consacrant le deuxième mandat de Me Wade. La fameuse déclaration de Serigne Saliou, à la veille des élections, suite à l’annonce du Président Wade de sa volonté de mettre en œuvre un programme quinquennal de modernisation de la ville de Touba, a été le déclic de la politisation à outrance de la cour et de l’entourage du khalife, consacrant, ainsi, le trafic d’influence et les conflits d’intérêts. En effet, le directoire de campagne du candidat Wade avait à l’époque sauté sur l’occasion, pour en faire une propagande, en passant en boucle et à outrance la déclaration de Serigne Saliou, à travers les ondes de la RTS1. Les Talibés avaient assimilé cette déclaration du marabout, qui disait en substance ‘’qu’il faut aider Abdoulaye Wade à achever les chantiers de Touba’’, à tout simplement un ‘’ndigël’’. Et le candidat Wade gagna les élections au premier tour.

Cette situation de prédominance du pouvoir politique sur le pouvoir religieux, avait fini de baliser le chemin à toute sorte de dérive dans la cour et au sein de l’entourage de Serigne Saliou. La cour du Khalife  passait comme un Sénégal en miniature, sur le plan politique. Toutes les chapelles y étaient représentées et rivalisaient de représentants dans la cour du khalife. Chacun des partis, de l’opposition comme du pouvoir, avait un ‘’agent infiltré’’, dans l’entourage de Serigne Saliou. A titre d’exemple, Me Abdoulaye Wade avait son ‘’Cheikh Béthio’’, son ‘’Matar Diakhaté’’ et Moussa Niang, chambellan attitré du khalife, ainsi que d’autres hommes influents de son entourage.

Macky Sall avait son ‘’Car Rapide’’, son ‘’Adama Diakhaté’’, devenu d’ailleurs, plus tard, honorable député lorsque le leader de l’Apr est devenu président de la République ; et son Souhaibou Cissé. Quant à Idrissa Seck, il avait son ‘’Ridial’’, très influent à l’époque, mais finalement enrôlé par Farba Senghor. Aujourd’hui, il se la coule douce à l’étranger. Enfin, et à l’instar des autres leaders, Moustapha Niasse se contentait de son ‘’Birane Gaye’’. On assistait, à l’époque, à une véritable guerre froide et à un parfait équilibre de la terreur dans la cour et au sein de l’entourage du Khalife. Les trafics d’influence et les conflits d’intérêts, rehaussés de mallettes et d’enveloppes d’argent, portées par Me Madické Niang, avaient atteint leur paroxysme, au grand dam du vénéré marabout, qui ne comprenait rien de tout ce qui se tramait autour de lui. Cette situation de sinécure a perduré jusqu’au rappel à Dieu de Serigne Saliou, le 28 décembre 2007.

El Hadji Bara Mbacké Falilou ou le règne et l’éclosion?des jeunes marabouts Mbacké-Mbacké

Après la disparition du dernier fils de Bamba, s’ouvre l’ère des petits-fils. Et  c’est à cette période qu’on a assisté à l’éclosion d’une multitude de mouvements et de collectifs regroupant de jeunes marabouts pour participer au ‘’partage du gâteau’’.  Ainsi de nombreux  jeunes marabouts Mbacké-Mbacké se jetèrent, tête baissée, dans l’arène politique, essayant de retirer quelques avantages et autres prébendes (enveloppes d’argent et passeports diplomatiques et de service). Avec El Hadji Mouhamadou Lamine Bara Mbacké, les trafics d’influence s’accentuèrent. Mais à la différence de Serigne Saliou, où sa famille s’était formellement écartée de ce jeu de dupes, la famille du tout nouveau Khalife était, quant à elle, au cœur du système. Chacun de ses fils qui constituaient l’essentiel de son entourage avait son jardin potager à lui à entretenir et son territoire à défendre. C’est le cas de Gallas Kaltoum qui représentait et défendait les intérêts de l’actuel président de la République, Macky Sall, qui comme pour payer la dette, l’a bombardé honorable député dès qu’il a été élu président de la République.

A signaler en outre que c’est avec l’avènement du premier petit-fils et 6e khalife de Bamba, que la fonction de ‘’porte-parole du khalife’’  a fait son apparition à Touba. Et il a été incarné pour la première fois par un jeune marabout, Serigne Bassirou Abdou Khadre Mbacké. Ce dernier  devient ainsi un tampon et un passage obligé entre le khalife, qui incarne le pouvoir religieux, et le régime qui incarne le pouvoir politique ; et l’opposition. Ceci a influencé davantage  les ‘’jeunes mara’’ de son âge, et par ricochet a ouvert la boîte de Pandore aux jeunes Mbacké-Mbacké qui en ont profité pour s’impliquer énergiquement, généralement en usant de chantage contre le régime en place, chacun cherchant à tirer le maximum de profit du jeu.

Cheikh Sidy Mactar et la tentative du retour à l’ortodoxie

Le phénomène perdure et devient plus ostensible et plus insolent. La politisation de la cour et de l’entourage du khalife général, ainsi que de l’espace maraboutique, connaît son apogée avec l’avènement de Cheikh Sidy Mactar Mbacké qui a coïncidé avec les élections de 2012 et tout qui s’en est suivi comme lobbies, pressions, chantages, corruption, concussion et trafic d’influence, pour décrocher un ‘’ndigël’’ en faveur de l’un ou de l’autre  des candidats à la présidentielle.

Mais hélas ! Le marabout a su résister à cette pression et à la machine corruptive de Wade et de son régime. Aucun ‘’ndigël’’ n’a été finalement émis en faveur de quiconque des candidats. Et Macky Sall gagna les élections à la surprise générale. Me Wade, déchu, avait perdu, entre les deux tours, ses hommes dans la cour et au sein de l’entourage du khalife. Parmi eux, deux des fils de l’actuel khalife qui ont rallié Macky Sall. Pendant ce temps, un autre, non moins influent, est resté avec Karim Wade. Au fil du temps, le camp présidentiel a réussi à enrôler les autres proches du khalife, en l’occurrence Cheikh Thioro porte-parole de Gouye Mbind.

Conséquence de ce jeu clientéliste, clanique et de chapelle : le désordre, la confusion et l’imbroglio dans la cour du khalife. Par cette situation, on est même allé jusqu’à remettre en cause ses directives. L’on ne sait plus à quel porte-parole se fier. S’agissant des trafics d’influence et des conflits d’intérêts, on ne compte plus combien de fois l’on est tenté d’abuser de la confiance du marabout. Les exemples font légion. La dernière en date concerne le marché des panneaux publicitaires de la mairie octroyé à une Indonésienne. A ce niveau, on a soupçonné un deal entre un proche du khalife et cette dernière. Le maire de Touba étant écarté du dossier et contraint de signer pour valider le marché.

Et quant le président Macky Sall a été hué par le fait de talibés favorables à Karim Wade, devant le domicile du khalife sis à Colobane, alors qu’il était venu lui rendre visite, Cheikh Sidy Mactar était obligé de  sortir de ses gonds. Il avait pris même, à l’époque, le bâton pour remettre de l’ordre dans sa cour. Mais rien n’y fait. Les jeunes marabouts ont continué à braver son ‘’ndigël ‘’ et ses directives. C’est le cas de Serigne Modou Bousso Dieng, de Serigne Assane Mbacké, entre autres. Outré et résigné, le saint homme ne s’est pas empêché de sortir cette boutade, lorsque Serigne Assane Mbacké et ses amis étaient venus lui rendre visite chez lui à Keur Nganda, à la suite de sa liberté provisoire : ‘’Je vous ai interdit de faire la politique et vous persistez. Eh bien ! faites-la, mais sans mon nom et sans le nom de Touba.’’ Avant de les enjoindre de retourner dans les champs et les daara. Le saint homme et digne héritier de Bamba, sera-t-il entendu ? Rien n’est moins sûr tant ces jeunes Mbacké Mbacké ont pris goût à la  chose politique.

EnQuête

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