Réponse d’un émigré sans-papiers à sa sœur jumelle qui réclame son retour au bercail

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Bonjour sœur bien-aimée. Tu vas bien j’espère. Je m’excuse de t’écrire avec un peu de retard. J’étais en fait à une cinquantaine de kilomètres de chez moi pour un DMD (Dòor Mu Daanu) de trois semaines dans un chantier de construction. Du coup, depuis mon retour  il ya une semaine, je suis si fatigué  que j’étais incapable de me concentrer devant mon ordinateur pour répondre à ta lettre que Birame m’a remise quelques heures après mon arrivée. Je dois t’avouer qu’elle m’a fait beaucoup de bien et énormément plaisir. J’ai été d’autant plus content en la lisant que c’est la première fois que je reçois un message venant du Sénégal où il est juste question de moi et de mon avenir. Ceux que je recevais d’ordinaire, du moins la plupart d’entre eux – qu’il s’agisse d’e-mails, de SMS ou de coups de fil -, me parlaient d’argent,  de matériels électroniques et/ou vestimentaires, etc. Par conséquent, en plus d’avoir semé le doute  dans mon esprit, ils  m’ont poussé à m’interroger sur la sincérité des relations que j’entretiens avec certains de mes amis et quelques-uns des membres de ma famille. Car  j’ai l’impression que l’argent et le matériel se sont  progressivement substitués aux sentiments et la complicité qui nous unissaient. C’est pourquoi je te  sais gré et te dis merci pour cette lettre, sœur bien aimé.  C’est très  réconfortant pour un émigré, sans-papiers de surcroît, de savoir qu’il n’existe pas qu’à travers les services qu’il peut rendre…Ceci dit, je dois aussi t’avouer que j’ai esquissé un petit sourire en voyant ton nom et adresse très soigneusement inscrits sur l’enveloppe parce que je croyais qu’on écrivait plus de lettres à l’ère des nouvelles technologies. Mais, toujours fidèle à ta toi-même, tu es  restée aussi misonéiste que conservatrice : pas de Whatsup, ni compte Facebook encore moins de Viber… Je me demande comment tu fais pour vivre dans ce monde submergé de technologies. Il te faut un véritable aggiornamento pour te mettre  à la page (Riiires).Trêve de plaisanteries…Bien que ta lettre m’ait fait tant plaisir, elle a aussi suscité en moi beaucoup d’inquiétudes et moult  interrogations. C’est pourquoi dès le lendemain de sa réception, je suis allé demander conseil auprès de Mag ji, celui qui m’avait hébergé pendant trois mois quelque temps après mon arrivée en Espagne. Il m’a déconseillé de rentrer…Notre entretien a été pour lui l’occasion de me donner quelques-unes des raisons qui l’ont poussé à retourner en Espagne, car après y avoir passé 25 ans, il était rentré définitivement au Sénégal. Mais il n’y est resté que trois mois.  Quand je lui ai demandé le pourquoi de son retour précipité, il me fit savoir que le pays qu’il avait quitté est différent de celui qu’il avait retrouvé : le banditisme et l’insécurité se sont développés d’une manière vertigineuse, la plupart des  relations familiales et interpersonnelles sont souvent basées sur l’intérêt, l’électricité et l’eau manquent parfois à l’appel, la complaisance et l’incompétence sont en train de prendre la place qui devrait revenir de droit  au mérite et  la fourberie est sur le point de prendre le dessus sur  la droiture; bref  nombre des valeurs, qui faisaient notre fierté par le passé, se sont affaissées.  Comble de malheur, il a été victime de vol et d’agression dans sa propre maison. Sans parler de  toutes les pattes qu’il avait dû graisser pour juste faire sortir du port de Dakar  le matériel avec lequel il comptait faire ses activités professionnelles au pays. Pourtant, me dit-il,  il était prêt à payer tous les frais en passant par le circuit normal. Mais, toute honte bue, certains agents de l’État lui avaient ouvertement fait savoir qu’il devait leur donner de l’argent pour leur faciliter le travail et accélérer la réception de son matériel.  Avec le  cumul de toutes ces mésaventures, Mag ji est retourné en Espagne dépité. Il m’a promis de réfléchir plusieurs fois avant de  remettre le pied au pays. Le tableau qu’il en a peint est loin d’être reluisant. La dernière  chose qu’il m’a dite est la suivante: « Le monde est devenu très petit my boy. Peu importe là où tu trouves, l’essentiel est de  bien vivre. Bien vivre sa culture, sa religion, ses convictions… Pour ce qui est du pays, ajouta-t-il, on n’a pas besoin d’y être pour participer à son développement. Il y a beaucoup d’émigrés par exemple qui se battent journellement pour son émergence pendant que certains de nos dirigeants et beaucoup d’autres compatriotes sur place l’enfoncent régulièrement dans les abysses du dénuement et de l’insécurité. Juste pour te dire que ce n’est pas tant l’emplacement géographique qui importe le plus que les intentions que l’on porte et les efforts que l’on fournit pour le progrès de notre cher Sénégal. » Quand je lui fis mention de la situation irrégulière dans laquelle je vis, de la trouille qui m’habite chaque que je passe à côté d’une patrouille de police dans la rue et de l’exploitation dont je suis souvent victime quand je parviens à dénicher un travail sous la table, il me répondit  que c’est juste passager; qu’il faut être patient; qu’il est lui-même passé par là pendant dix ans avant d’avoir une situation financière que nombre de gens lui envient  aujourd’hui. De plus, il m’a promis de me présenter à une de ses nièces françaises d’origine sénégalaise pour que je l’épouse afin de faciliter l’obtention  des papiers parce qu’il sait que je suis sérieux. Mais de mon côté, quand bien même  le mariage semblerait être la seule issue qui ne soit pas bouchée pour  la régularisation de ma situation administration, je me vois mal jouer les dépanneurs pendant que ma femme souffre de mon absence sans piper mot depuis des années. Bien que la décision finale m’incombe, je reste perplexe et écartelé  devant les arguments des uns et des autres et surtout partagé entre  mes certitudes et mes doutes. Tu as raison dans la lettre, mais Mag ji n’a pas tout à fait tort. De plus, je ne veux pas retourner au bercail pour constituer un fardeau pour  ma famille parce que je n’ai pas réussi à faire assez d’économies, qui me permettraient de voler de mes propres ailes et de mettre en œuvre tous les projets que j’ai en tête. Par ailleurs, ce serait très difficile pour moi de faire face aux regards inquisiteurs et aux langues vipérines dans notre quartier, ce landernau dont tu connais très bien la face hideuse. Même si je vis ici parfois des moments difficiles et que j’occupe souvent  des emplois très durs et mal rémunérés, je ne vis aux crochets de personne, et Dieu merci j’ai la chance de pouvoir  subvenir à mes propres besoins et de vous envoyer de l’argent de temps à autre. Mon seul souci est de savoir maintenant par quelle magie je peux me dépêtrer de cette  impasse, de ce dilemme. Quand on a le cul entre deux chaises, on est souvent dans une position très inconfortable. C’est mon cas actuellement. Je sais pourtant  qu’il me faut prendre une décision, qu’il me faut trancher le nœud gordien pendant qu’il est encore temps puisque les années  n’attendent pas. Prie pour moi car la situation que je vis est loin d’être simple.  J’attends ta réponse jumelle chérie. Mais surtout pas de lettre s’il te plaît, (riires).

Je t’embrasse!

Babou

Bosse Ndoye
Montréal
[email protected]
Auteur de : L’énigmatique clé sur l’immigration; Une amitié, deux trajectoires; La rançon de la facilité

3 Commentaires

  1. TRES BELLE LETTRE TOUTEFOIS JE SUIS POUR LE RETOUR AU PAYS POUR LA RESTAURATION DES VALEURS IL FAUT QUE TOUS NOUS PUISSIONS REVENIR A DE MEILLEURS SENTIMENT PERSONNE D’AUTRE NE VA CONSTRUIRE LE PAYS A NOTRE PLACE ?POUR L ‘ESSENTIEL TOUT CE QUE TU DÉNONCES est CERTES VÉRIFIE mais retient ceci celui qui ne se décourage pas finit par décourager l’ adversité

  2. « Le monde est devenu très petit my boy. Peu importe là où tu trouves, l’essentiel est de bien vivre. Bien vivre sa culture, sa religion, ses convictions… Pour ce qui est du pays, ajouta-t-il, on n’a pas besoin d’y être pour participer à son développement. Il y a beaucoup d’émigrés par exemple qui se battent journellement pour son émergence pendant que certains de nos dirigeants et beaucoup d’autres compatriotes sur place l’enfoncent régulièrement dans les abysses du dénuement et de l’insécurité ».
    Là, Mag ji a tout à fait raison.

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