Retourner vers la vérité
C’est un euphémisme que de dire que la situation actuelle au Sénégal est très préoccupante. La violence, sous toutes ces formes, s’est installée sur l’ensemble du territoire. Personne n’est épargné ; tous les secteurs en souffrent. L’économie est bloquée, l’éducation se relâche, le social bouillonne, et la scène politique s’embrouille. La population, abandonnée à elle même et faisant face à d’envahissantes incertitudes aussi bien existentielles que partagées, se cherche des voies et moyens pour régler ses problèmes. Si nous sommes arrivés à une telle situation, c’est dû en grande partie à une attitude inappropriée (un mélange de laxisme et de mauvaise foi) que nous avons adoptée par rapport à la vérité. En effet, ayant tourné le dos à la vérité, nous nous sommes longtemps confinés dans l’illusion de vivre une paix sociale dont les fondements étaient pourtant loin d’être assurés. Du laissez-faire au laissez-pourrir en passant par l’intense avilissement de la valeur de la parole, on retrouve une ribambelle de contre-valeurs qui minent profondément notre société. Ainsi devient-il urgent de restaurer les valeurs comme la vérité, sous toutes ses facettes et dans tous les secteurs.
I. La vérité est correspondance
A l’entame de cette analyse, j’adopte la définition de la vérité comme correspondance donnée par St. Thomas d’Aquin qui, sur les pas d’Aristote qui clamait que « dire la vérité équivaut à conjoindre [dans le discours] ce qui est conjoint [dans le monde] », nous livrera une définition tout à fait nette et précise de la vérité comme « l’adéquation de l’intellect aux choses. » Ainsi donc ne dit-on « vrai » que si ce que nous disons peut être confirmé par un état d’affaires « ayant réellement lieu » dans le monde. Ainsi le critère de la vérité demeure la relation objective (une correspondance réelle non fabriquée par notre subjectif) entre un jugement ou une proposition et un état d’affaires ou un fait.
Prenant comme point de départ cette définition simple, mais rigoureuse et cohérente de la vérité, je m’en vais dénoncer encore une fois cette capitulation de la vérité dans notre société sénégalaise, remplacée qu’elle est par un culte licencieux du mensonge, du déni et du dédit. Il nous est donné de constater cette tendance dans presque tous les secteurs de la vie politique et sociale. Et par la manipulation savante de la réalité, certains en sont même arrivés à donner au mensonge des vertus qui lui sont totalement antagoniques et étrangères.
II. Diverses échelles de profanation de la vérité
Toute société repose sur des valeurs qui fondent non seulement son existence mais encore son fonctionnement. Les règles qui régissent les relations entre les individus peuvent être d’ordre formel comme informel, structurel, comme spirituel (ou intellectuel.) L’esprit aussi bien que la lettre de ces règles doivent être intelligibles et accessibles à celui qui sait utiliser sa raison et son esprit. Cependant, l’utilisation que l’on peut faire de ces règles dépend pour la plupart de la nature propre et des motivations profondes des agents que nous sommes. Ainsi, certains principes se voient tripatouillés à des fins qui ne font que dévoyer la vérité et assouvir des intérêts particularistes.
Ainsi, au Sénégal, le « masla » (qui traduit une certaine complaisance) qu’on a érigé en règle d’or dans les relations interpersonnelles, peut conduire à des situations confuses où il s’agira plus de dissimuler la vérité que de la révéler. Les adeptes de la complaisance à la faute ont la déplorable tradition de vouloir convoquer le prix de la paix sociale pour justifier leur attitude. Mais ne comprennent-ils pas que toute « paix » qui ne repose pas sur la vérité débouche sur le chaos ? La complaisance peut bien indiquer une sorte de bienveillance. Mais elle est dans bien des cas source de faveurs coupables qui relèguent aux derniers plans les exigences fortes de la vérité. La complaisance est devenue de fait un concept fourre-tout à la merci de celui qui s’en sert. Il en va aussi de beaucoup d’autres principes comme la discrétion et la pudeur qui peuvent être dévoyés pour servir à éclipser la vérité.
Le combat pour la restauration de la vérité trouve aussi toute sa pertinence dans le traitement de l’information dans les médias. Avec la floraison de supports médiatiques, un véritable labyrinthe a fini de prendre quartier dans le paysage sénégalais. Ainsi, faisant fi des principes déontologiques qui exigent la livraison de bonnes et vraies informations, certains journalistes ne se privent guère de propager des faussetés dans le but de bien vendre leurs produits, ou de satisfaire des commanditaires prêts à payer à prix d’or. Quand la vérité des faits obéit à la volonté arbitraire d’un individu, il y a risque de plonger dans un certain anarchisme dont les conséquences peuvent être fatales pour la société dans son ensemble. C’est dans la vérité que les médias peuvent trouver leur force et leur autorité. Ce constat reste aussi valable pour la justice qui ne cesse de porter des coups aux exigences de la vérité. Des exemples où la place de la vérité doit être rétablie avec force, il y a le cas de la personne-institution qui nous met face à la nécessité de restaurer la morale. Au Sénégal on a l’exemple du président Abdoulaye Wade.
Le 1 Mars 2007, président sortant fraîchement réélu dès le premier tour pour un mandat de cinq ans, Abdoulaye Wade tient une conférence de presse où, répondant à une question du journaliste Christophe Boisbouvier de RFI sur la possibilité d’un troisième de briguer un troisième mandat, il déclara dans un ton ferme: « j’ai bloqué les mandats à deux dans l’actuelle constitution, je ne serai pas candidat en 2012. Je ne peux pas me représenter. J’ai donc décidé que je ne me représenterai pas à la présidentielle de 2012. La constitution me l’interdit. » Ces propos de 2007 se passent de commentaires.
Le 14 Juillet 2011, le même président fera cette fameuse déclaration, « Ma waaxoon wakheet », « je l’avais dit, je me dédis », pour répondre aux critiques sur le caractère non-constitutionnel de son troisième mandat qu’il a eu lui-même à affirmer le 1 Mars 2007. Se rétracter peut être certes, dans bien des circonstances, un signe d’humilité quand on reconnaît que l’argument qui nous est présenté est beaucoup plus plausible, rationnel, et raisonnable. Mais ce qu’a fait le président est d’une autre nature.
En effet, « ma waaxoon wakheet » n’est pas un aveu serein venant d’une personne qui s’est trompée de bonne foi, mais plutôt une déclaration intentionnelle dépourvue de regret, mais pleine d’arbitraire, de condescendance et de mépris, non seulement envers la valeur de la parole, mais encore envers les citoyens auxquels on s’adressait. Un manifeste de la parole comme dé-valeur ! Du sophisme dangereux ! Quand ce qui « est » réellement cède la place à ce qu’on en fait, on rentre de plain-pied dans la désacralisation de la parole, des mots, et du langage en général. Or à quoi devrait-on s’attacher, si les paroles que nous prononçons dans la vie de tous les jours, n’étaient que de vils manteaux dépourvus de sens véritable, et inaptes à exprimer la réalité, la vérité, et les états d’affaires qui existent dans le monde ?
Je ne voudrais pas me focaliser ici sur un discours typiquement philosophique portant sur, d’une part la relation de la parole (des mots) aux choses qu’elle désigne, et d’autre part sur le sens même que l’on devrait donner à la diversité et à la relativité des différentes langues et langages que nous utilisons. Je voudrais seulement rappeler ce constat très pointu de Hilary Putnam de savoir que « nous parlons une langue d’un temps et d’un lieu ; mais la vérité et la fausseté de ce que nous disons ne relève pas seulement d’une période ou d’un lieu. » La diversité ne conduit pas nécessairement au relativisme des valeurs et de la vérité.
III. Sans vérité, point d’institutions solides ou crédibles
La démocratie, ce long chemin toujours parcouru mais jamais épuisé, qui consacre la souveraineté d’un peuple et garantit le bien-être social et politique, ne peut se faire que quand les institutions sont solides et crédibles. A côté des équilibres structurels qu’elle exige, comme la séparation des pouvoirs, la tenue d’élections, et l’existence d’une charte de la nation (constitution), la démocratie repose aussi sur des contrats « tacites » qui sont basés sur le culte du respect, le sens de la responsabilité et l’accomplissement des devoirs.
Cette panoplie de conditions formelles et intelligentes ne peut être promue qu’en présence d’une certaine conception de la vérité qui non seulement rend possible l’erreur, mais encore établit des fondements solides d’une vie en communauté. Une institution n’est pas solide et crédible parce qu’elle existe. Elle est solide et crédible parce qu’elle est le fruit d’une concertation rationnelle et responsable dépourvue de toute subjectivité et de considérations arbitraires. Une institution crédible est en même temps juste quand elle est fondée sur la vérité, celle-là même qui prend en compte la nature de l’être humain et les exigences fortes et essentielles de la personne humaine.
Le rapport entre vérité et institution se retrouve de manière plus claire dans les exemples où des individus sont en même temps des institutions. Là, l’impartialité ainsi que la dignité de l’institution se trouvent incorporées par une personne dont la responsabilité première est de veiller à l’intégrité de l’institution qu’elle représente. Dans ce cas précis une double exigence voit le jour : la personne-institution est dépositaire, mais elle est aussi expression. Naviguer avec succès au milieu de ces eaux troubles reviendrait à donner une part entière et un respect sans failles à la vérité dans toutes ses facettes. Il y a comme une vocation—pour parler comme Max Weber—qui met la personne-institution face à ses responsabilités d’être véridique et de garantir la crédibilité de l’institution.
IV. Sans vérité, point de paix durable
La paix sociale à laquelle tout le monde aspire ne peut être durable que si elle est fondée sur la vérité. Quand Saint Thomas définit la paix comme « la tranquillité de l’ordre » il renvoyait d’abord à cette ordonnance intérieure de l’âme, une (pré)disposition spirituelle comme source principale à tout ordre dans le monde visible et sensible. C’est donc dire que la paix est avant tout une affaire intérieure, personnelle. Qui ne peut cultiver une paix intérieure est condamné à vivre un désordre de l’extérieur.
Mais cet ordre, même extérieur, ne peut être le produit de coïncidences fortuites, encore moins d’aléas incontrôlables et imprévisibles. Il est plutôt le fruit d’une conscience élevée du bien et d’un sens avéré de la responsabilité. Sinon, on peut bien vivre dans un environnement où règnerait une paix apparente, c’est-à-dire ce calme-là qui ressemble à la paix, mais qui est seulement une simple absence de conflits. La paix authentique ne saurait se réduire à une absence de troubles ou de conflits ; par exemple, un peuple terrifié par un dictateur sanguinaire et violent peut aussi « vivre en paix ». Pour autant ce serait une erreur fondamentale que de considérer cette paix authentique car elle ne repose ni sur la vérité, ni sur la justice, ni sur le respect de la personne humaine. Comme le rappelait Spinoza : « …la paix n’est pas seulement une absence de guerre, mais une vertu qui prend source dans la force de l’esprit […] une communauté dont la paix ne dépend que de l’esprit molle de ses sujets qui sont conduits comme des moutons à apprendre à être de simples esclaves doit être proprement appelée un désert plutôt qu’une communauté. »
Au Sénégal on s’est employé à noyer la vérité dans l’œuf en promouvant des contre-valeurs pour assouvir des ambitions et intérêts personnels. Si à ce jeu-là les politiques ont fini de ravir la vedette à tout le monde, il n’en demeure pas moins que la classe maraboutique ainsi que des cercles influents n’ont pas été du reste. La politique du laissez-pourrir qui dénote une volonté manifeste de dissimuler la vérité, peut porter des fruits pour un temps limité, mais elle s’essouffle toujours à la fin car incapable de faire face aux assauts répétés de la vérité. Le vent de la révolte qui souffle actuellement dans tout le pays n’est que l’expression de la volonté du peuple à vouloir reconquérir/rétablir la vérité et se l’approprier. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le chemin de la vérité est plein d’embûches ; et pour triompher, il nous faudra une détermination sans faille. Car la vérité est non seulement conquête, mais elle nécessite davantage d’efforts humains une fois qu’on la possède.
Une société qui se respecte et qui veut se donner les moyens d’être durable doit vouer fidélité à la vérité. Une société sans vérité est un désert ivre d’illusions. Car si c’est seule la vérité qui triomphera toujours à la fin, ne vaudrait-il pas mieux, sinon l’adopter en premier lieu, du moins la rechercher ? La quête de la vérité est tout aussi louable que sa pratique et sa possession. C’est dans et par la vérité que nous serons authentiques, libérés et libres. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’appel du Christ aux Juifs : « la vérité vous rendra libres !» (Jean, 8 :31-32) et l’injonction du Coran à « ne pas mêler le faux à la vérité. » (La Vache, 42). Le relativisme tout azimut peut faire l’affaire « pour un moment », mais il est incapable de conjuguer l’avenir. La vérité a fait le monde. C’est par elle, et par elle seule, que nous pouvons nous maintenir de manière durable.
Par Dr. Cheikh Mbacké GUEYE
http://cheikh-m-gueye.blogs.nouvelobs.com/
Très bel article. Si toutefois les politiciens et tout le monde pouvait s’accommodait à ces principes, on réglerait ainsi beaucoup de problèmes. Le blog de cet homme est très intéressant. Il vaut le détour. Bonne continuation.
Très bel article. Vous avez clairement définit ce qu’est la vérité et ce qu’elle exige.
Pour en arriver à la paix, cette vérité semble être le seul moyen. Et seule la vérité finira par triompher, donc mieux vaut chercher cette vérité depuis le début de toute histoire.
Si le Sénégal en est arrivé là, c’est grâce à ce que vous appeler le « Masla ou complaisance » qui n’est rien d’autre que la peur de dire la vérité et la fuite de responsabilité. Si le matérialisme gagne notre société, l’enrichissement illégal et par tous les moyens n’est pas bani, la corruption atteint le plus haut niveau de la société, c’est à dire les marabouts symbole de l’esprit de cette vérité, le peuple ne peut que se perdre en lui-même. Et qu’on se le dise, ce n’est pas avec cette méthode que l’on va restaurer cette vérité, il faut se combattre, s’investir et une prise de conscience générale pour revenir à la réalité, à l’évidence des choses en fin à la vérité…
Bonne continuation.
Merci pour cet article plein d’enseignements.
Merci pour cet courage.