Un bien encombrant cadeau d’indépendance venu de Washington… Par Pr Abou Bakr MOREAU

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Ironie de l’histoire, c’est le jour même de la célébration de l’anniversaire de l’Indépendance de notre pays, le 4 avril 2016, que l’annonce a été faite par le responsable de la communication du Pentagone, le Secrétariat américain de la Défense, que deux détenus de la prison de Guantanamo sont transférés au Sénégal. Et c’est le même jour, indique le communiqué du Secrétariat, que le ministre sénégalais des Affaires étrangères a exprimé la disposition de son pays à intégrer les deux détenus « suivant la tradition d’hospitalité du Sénégal et la solidarité islamique ».

Certaines sources aux Etats-Unis indiquent que le transfert a même déjà été fait, au cours du weekend précédent, ajoutant qu’il ne reste plus dans le camp que 89 détenus, que les autorités américaines cherchent par tous les moyens à « placer » d’ici la fin de l’été, c’est-à-dire avant la rentrée politique à Washington et le début de la fin du magistère du président Barack Obama qui tient à respecter l’engagement majeur qu’il avait pris, et réitéré à plusieurs reprises, devant son peuple et à la face du monde, de se donner les moyens d’arriver à fermer le camp de détenus hérité de son prédécesseur, avant la fin de son exercice du pouvoir. Homme de principe, légaliste (il faut bien le reconnaitre, étant donné que malgré l’adversité à laquelle il a eu à faire face, notamment vis-à-vis de l’opposition Républicaine au Congrès farouchement déterminée à ne pas fermer cette zone de non-droit), Barack Obama a maintenu le cap au point que même si les quelque 89 détenus restants n’auront pas trouvé pays preneurs d’ici la fin de son magistère, il sera visiblement allé jusqu’au bout de lui-même pour respecter son engagement. Pour s’en convaincre : le président américain se sera séparé de deux Secrétaires à la défense (Bob Gates et son successeur Leon Panetta encore plus véhément) qui n’étaient pas favorables à la fermeture du camp, à quoi est venue s’ajouter l’irréductible opposition de certains des 50 Etats qui ont catégoriquement refusé d’accueillir quelque détenu que ce soit sur leur propre sol, aux Etats-Unis, en vertu de l’équilibre des pouvoirs entre les Etats fédérés et l’Etat fédéral, et en dépit des garanties de sécurité offertes par l’Etat fédéral. On le voit, aux Etats-Unis même, malgré les conditions de surveillance et de sécurité qui sont sans commune mesure avec le reste du monde, certains Etats n’ont pas accepté de recevoir de ces personnes, ni comme détenus ni comme personnes libres appelées à s’insérer dans la société américaine. Poussant la polémique, des responsables américains ont relevé et démontré l’implication d’un ancien détenu de Guantanamo en la personne d’Abu Sufian bin Qumu dans l’attentat ayant coûté la vie à l’ambassadeur américain en Libye Chris Stevens et à trois de ses compatriotes en septembre 2012, à Benghazi.

Détenus pendant 14 longues années, dans une violation totale et flagrante de tout droit et sans aucune charge, les deux hommes Salem Abdu Salam Ghereby (55 ans) et Omar Khalif Mohammed Abu Bakr Mahjour Umar (44 ans) avaient été capturés, le premier en décembre 2001 et le second en mars 2002. Abdu Salam espère que son épouse et ses trois enfants, dont la petite dernière née en son absence, pourront bientôt le rejoindre dans sa nouvelle terre d’accueil… Quant à Omar Khalif, en dépit de sérieux handicaps physiques (à la jambe droite amputée au genou à cause d’un accident sur une mine) au moment de sa capture, et en dépit du fait qu’il est devenu borgne, il était considéré comme une menace grave par Washington et ainsi donc maintenu en captivité depuis lors…

En démocratie, une décision aussi grave sur une question de sécurité nationale ne devrait pas relever que d’un seul des trois pouvoirs. En démocratie, l’équilibre des pouvoirs n’est pas une infamie. Par le jeu de cet équilibre, le chef de l’exécutif peut même se ‘dérober’ utilement en laissant le Parlement trancher sur des questions graves engageant la sécurité nationale (comme la défense du territoire ou l’envoi de troupes qui est une forme de casus belli) et qui ne devraient pas être que du ressort du président. Dans ce jeu d’équilibre, le chef de l’exécutif peut faire voter la question à l’assemblée, amener sa majorité à se prononcer contre, et présenter le vote aux « amis américains » qui nous parlent de démocratie pour justifier une indisposition à accueillir des détenus bien encombrants, à la fois victimes de la force arbitraire de Washington et porteurs de menaces graves pouvant venir des terroristes qui pourraient bien se demander de quoi se mêlent les pays d’accueil des détenus et prendre ces pays pour cibles.

Dans les démocraties avancées, toutes les questions d’intérêt national sont inévitablement soumises à l’appréciation de l’assemblée du peuple, ce qui signifie qu’il y a exposé de motifs et termes de référence, transparence, débat contradictoire, vote, une majorité qualifiée requise. C’est ainsi qu’il n’est pas rare que des parlementaires aillent jusqu’à voter contre la consigne de leur propre parti, pour aller dans le sens de l’intérêt national et du salut public.

Disons-le très clairement et sans ambigüité. Les pays pauvres n’ont pas de politique étrangère. C’est la cruelle vérité : c’est pour un pays une illusion que de croire que l’on peut en toute souveraineté avoir ses propres options dans les processus décisionnels des affaires internationales quand l’indépendance n’est qu’une vue de l’esprit, une indépendance cosmétique, uniquement une « indépendance du drapeau » ainsi que l’appelait avec clairvoyance Julius Nyerere, le fondateur de la République de Tanzanie, le Père de la nation tanzanienne. Et Nyerere alors d’expliquer que c’est l’incapacité de l’Etat africain postcolonial à prendre ses responsabilités qui a été à l’origine du pacte d’allégeance entre la France et ses anciennes colonies africaines ; c’est pourquoi, ajoutait-il, la France entretient des rapports on ne peut plus paternalistes envers certains de ces pays. Comment alors parler de politique étrangère ?

Ce que les pays pauvres appellent leur politique étrangère obéit entièrement à des intérêts externes sur lesquels ils n’ont aucune prise. C’est par exemple Ryad qui nous demande des troupes pour une guerre qui n’est pas la nôtre, Washington qui nous file des détenus dont même les citoyens américains ne veulent pas, et Paris qui veille sur les intérêts de ses multinationales bien connues (des hydrocarbures à la téléphonie en passant par le génie civil) tout en faisant fi des règles les plus élémentaires d’une concurrence saine, ou encore la Turquie et le Maroc qui aspirent tout simplement à nous recoloniser, et ainsi de suite. Des pans entiers de l’économie nationale sont pour une large part entre les mains de multinationales étrangères qui font comme nous prendre au collet, et nous osons encore parler de souveraineté, de domaines de souveraineté comme les Affaires étrangères, la sécurité et la défense du territoire. Quand les multinationales d’un pays étranger ont entre leurs mains des secteurs cruciaux de l’économie d’un pays donné, cela est d’autant plus une question de souveraineté que ces multinationales peuvent de ce fait arriver à peser sur la marche des affaires non seulement économiques mais aussi politiques de ce pays, cela veut dire en lui coupant les vivres, en fermant le robinet, en le prenant à la gorge, en l’asphyxiant et que sais-je encore, pour l’orienter dans le sens de leurs intérêts.

Une politique étrangère c’est de pouvoir par exemple dire : non ! Que d’autres pays aient accepté des détenus, cela nous ne regarde pas ; nous n’avons pas à payer pour les errances irresponsables et ravageuses de l’administration de George W. Bush en Afghanistan et en Irak.

Ne nous y trompons pas, la diplomatie n’a jamais développé un pays. C’est l’économie qui précède la diplomatie. Dans l’administration des affaires internationales, les pays qui arrivent à faire peser leurs décisions sur les autres, ce sont les pays qui ont une économie forte. Et une économie forte ne peut venir que de nos énergies et de nos ardeurs, à l’interne, à l’échelle nationale, ce qui bien entendu commence par un meilleur rapport global au bien public, de l’usage que les décideurs font de l’argent du contribuable à l’usage du bien meuble ou immeuble mal entretenu parce que « n’appartenant à personne ». C’est l’argent qu’on trouve toujours pour créer des postes taillés sur mesure pour ex-opposants qui devrait servir à renforcer le secteur privé national qui telle une peau de chagrin se rétrécit de jour en jour… Il n’existe pas une seule institution mise sur pied dont l’inexistence aurait empêché la République et la démocratie qui ont déjà accouché de deux alternances au sommet de l’Etat de fonctionner convenablement. Bien au contraire !  En clair, les ressources budgétaires mobilisées auraient pu servir à appuyer de façon soutenue nos compatriotes qui ont suffisamment de cran pour placer leurs billes dans le secteur privé, en dépit de tous les aléas et charges… Après tout, que serait devenue l’économie américaine si en 2009 Washington n’avait pas volé au secours de l’industrie automobile et de la banque Lehmann Brothers ?

Dans l’histoire du monde, les pays qui ont dominé l’administration des affaires internationales correspondent aux pays qui avaient une économie forte : Joseph Nye nous enseigne que l’Espagne a dominé le XVIème siècle des relations internationales sur la base de ses ressources aurifères et du commerce ; les Pays-Bas ont dominé le XVIIème siècle en s’appuyant sur leurs marchés de capitaux, sur la marine et le commerce ; la France a dominé le XVIIIème siècle à partir de son artisanat rural, de sa puissance militaire et de l’efficience de son administration ; si le XIXème siècle est anglais, c’est parce que l’Angleterre s’est imposée à partir de la Révolution industrielle qui est partie de là-bas, mais aussi à partir des normes libérales qu’elle a pu mettre en place dans les finances et le crédit et étendre à l’échelle de la planète ; les Etats-Unis ont quasiment piloté le monde dès le lendemain de la Seconde grande Guerre et tout au long du XXème siècle bien entendu sur la base de leur dimension économique et l’exploitation qu’ils en ont faite sur les plans scientifique et technologique, industriel, militaire et humain. Et aujourd’hui si la voix de Pékin se fait de plus en plus audible dans le concert des nations, c’est logiquement dû à la montée en puissance économique et financière de la Chine. Il existe donc un lien insécable entre la puissance économique et le leadership international, en d’autres termes entre le poids d’un pays dans les interactions transnationales et la capacité de ce pays à s’autofinancer. Si des Etats comme le Qatar (rien qu’une presqu’île, un désert de pierres et de sable autrefois nommé « Terre oublié d’Allah ») et Singapour la cité-Etat (une île principale et une soixantaine d’îles) sont parvenus, en dépit de leurs limites physiques et géographiques, à acquérir le poids international qui est le leur, c’est en particulier grâce à l’ambition de leurs dirigeants, aux orientations qu’ils ont prises, aux réformes structurelles qui ont abouti au dynamisme économique, à la capacité de leur pays à s’intégrer au commerce international.

En diplomatie, il est question pour un pays de transformer les ressources (naturelles, financières, matérielles, humaines…) dont il dispose en influence sur la scène internationale, en vue d’y défendre ses intérêts. Logiquement, un pays y parvient mieux en ayant des ressources soutenues, ce qui signifie que les pays perfusés avec l’aide étrangère n’ont que l’illusion d’avoir une politique étrangère. Vis-à-vis de Washington, c’est la naïveté qui conduit à penser que les aides et subventions, les prêts accordés à un taux préférentiel, les programmes de l’USAID, l’assouplissement des droits de douane pour l’entrée de certains produits étrangers sur le sol américain comme dans le cadre de l’AGOA, entre autres avantages économiques (du type du MCA) consentis à des pays ciblés sont dégagés de tout calcul d’intérêt. Dans les rapports entre Washington et les pays concernés, il n’y a rien de désintéressé, systématique ou encore permanent. Il existe toute une panoplie qui obéit à des intérêts stratégiques ponctuels des Etats-Unis vis-à-vis des pays récipiendaires. En règle générale, les programmes d’aide américains accordés à des pays étrangers sont subordonnés à des objectifs géostratégiques précis. C’est très simple : et comment donc un pays avec une insatiable ambition d’hégémonie pourrait-il se payer le luxe de faire des cadeaux avec l’argent du contribuable à des pays et des peuples aussi éloignés de lui, et inconnus de son peuple, en l’occurrence le peuple américain ? Et comment donc des financements aussi consistants que le MCA ne seraient pas liés à des objectifs ? S’il est cynique et indécent de dire que tout avantage accordé est un ‘cadeau empoisonné’, comment en revanche n’y aurait-il pas de ficelles attachées, pour traduire littéralement l’expression strings attached qui dans le milieu diplomatique à Washington sert à désigner les aides comme une façon de tenir en laisse les pays récipiendaires. Strings attached, cela a le mérite d’être très clair !

Abou Bakr MOREAU, Enseignant-chercheur, Etudes américaines, FLSH, UCAD, Dakar

4 Commentaires

  1. Dr Moreau, franchement je vous ai toujours pris pour un professeur d’Anglais émérite, l’un des plus grands spécialistes des Etats-Unis d’Amérique, à l’instar de professeure Marième SY et de Dr SENE. Même si vous avez décidé de vous cacher des Sénégalais. Il vous faut un peu de visibilité: sur les plateaux TV, à la radio, dans la presse écrite,…Bref, en lisant votre article du jour sur les détenus de Guantanamo, cela prouve encore que je ne me suis jamais trompé sur votre compte. Une analyse claire, détaillée et pertinente. Vraiment, no comment! Bravo et bonne continuation!

  2. Bonjour, j’ai lu votre article avec plaisir et avec une attention toute particulière pour votre génie toujours grandissant.je dois vous dire que je porte une admiration indéfectible, de l’estime et surtout de la considération.Avec vos yeux de Lynx, vous nous avez permis de mieux comprendre la géopolitique mondiale sans se donner la peine d’aller consulter les spécialistes en la matière dont vous en êtes un.Cordialement Mouhamed diop

  3. M.Moreau a 1 blog.c là-bas q j’ai lu ce texte quelques jours auparavant. Vous verrez:
    Aboubakrmoreau.simplesite.com
    C là-bas qu’il publie ses réflexions

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