Beaucoup parmi nous t’appeler affectueusement « le Grand frère ». Est-ce que le « Grand frère » Pius sera là ? C’est la question que se posaient de nombreux confrères, au moment où nous entamions à Douala, ta ville d’adoption, les travaux d’un important atelier sur la presse africaine. Nous étions une centaine de journalistes du continent, réunis en novembre 2006 à Douala, pour mettre sur pied une structure panafricaine de développement des médias sur notre continent. A l’arrivée, nous avions réussi à constituer la Société de développement des médias africains (Sodema).
Depuis plus de vingt-six (26) ans, tu étais déjà sur la brèche. Debout sur des braises ardentes, pour braver tous les dangers et déjouer les nombreux traquenards dressés sur ton chemin. Tu faisais face, avec un énorme courage à tous ces censeurs officiels qui avaient juré d’avoir ta peau. Tu as toujours su résister et surtout su trouver, en puisant dans le fonds du génie bamiléké, les moyens de construire un espace de liberté et d’expression pour ton peuple, un pari alors considéré au Cameroun comme un suicide, au sens réel du terme.
Quand nous t’écoutions parler de ton expérience, nous étions tous convaincus que tu étais le grand-frère pour certains, pour d’autres l’oncle, voire le père. En tous les cas, nous étions presque tous convaincus que tu avais l’avantage de l’âge sur nous et l’expérience nécessaire, pour mettre à notre disposition les moyens de la réussite et la sagesse qui assurent la durabilité dans la conduite d’une mission aussi délicate que celle de construire un espace médiatique continental. Nous avons découvert à l’annonce de ta mort que tu n’avais pas l’avantage de l’âge sur nous tous, même si en matière d’expérience professionnelle tu en avais à revendre. Tu dégageais, cependant, un charisme naturel et un leadership qui te collaient parfaitement à la peau. En ajoutant à tout cela ton physique imposant, ta voix érayée et tonnante, personne ne doutait dans l’assistance que l’homme qui occupait le présidium était bien à sa place.
Nous étions réunis sur tes terres, la tête pleine d’idées et le cœur gonflé à bloc, pour aborder le même labeur de Sisyphe avec toujours le même rêve et la même ambition : bâtir un modèle économique et un espace politico-juridique favorables à l’émergence d’une entreprise de presse africaine solide et durable dans ton existence. Avec le flair du bamiléké, commerçant dans l’âme, tu t’es, pendant plus d’une trentaine d’années, dévoué à cette exaltante mission. J’entends toujours tonner dans mes oreilles ta voix d’autorité, pour exprimer des angoisses, des craintes, mais pour dire aussi des espoirs, en expliquant comment tu voyais l’avenir de la presse africaine. Un avenir qui se confondait, selon ton propre point de vue, avec celui de la démocratie sur cette terre d’Afrique.
Et chacun de nous voulait en apprendre auprès du pionnier grâce à qui, ce qui paraissait ce jour évident et possible, était pourtant loin de l’être en 1979. Impossible, quand à l’âge de 22 ans, tu as osé prendre la plume pour t’engager dans un métier difficile et exigeant. Difficile et exigeant, mais surtout périlleux chez toi. Face aux louangeurs, aux paroles lénifiantes des courtisans officiels, devant les thuriféraires officiels du pouvoir, tu as su dresser, par le journal Le Messager un rempart de liberté et de dignité. Avec d’autres, ailleurs sur le continent, comme le doyen Joseph Ouédrawogo du Burkina Faso, Babacar Touré du Sénégal, Alpha Oumar Konaré du Mali, Moustapha Diop du Niger, et avec tant d’autres, pour ne citer que les plus en vue sur la liste des pionniers, vous avez admirablement lutté, parfois en risquant vos vies, dans le seul et unique but d’ouvrir des brèches précieuses dans des murailles de silence. Lesquelles brèches sont aujourd’hui devenues – fort heureusement – des boulevards de liberté pour les journalistes du continent. Tu as été surpris par la mort, loin du génie protecteur bamiléké, le projet de te liquider a réussi. Je m’avance un peu trop, peut-être, me diront certains. Je préfère me tromper ainsi, plutôt que de croire, un instant, que ta mort est naturelle. J’en prends toute la responsabilité.
Ils ont réussi ce qu’ils ne sont jamais parvenus à faire, en trois tentatives. Ta mort, tes ennemis de l’intérieur la voulaient et ont toujours travaillé à la rendre inéluctable. Tu as, peut-être pensé, compte tenu de l’évolution positive de la situation politique au Cameroun, et ailleurs sur le continent, qu’ils avaient renoncé à leur projet sordide. Mais que non ! La preuve ? Ta mort aux Etats-Unis, même si nous n’en avons aucune assurance, n’est certainement pas le fruit d’un hasard. Elle n’est sûrement pas la conséquence d’un banal accident de la circulation. Faire du journalisme en Afrique relève d’un registre, autre que celui dans lequel ce métier est conçu ailleurs. La pratique de notre métier est finalement comprise comme l’exercice d’une partie de la réalité d’un pouvoir. Or, un tel exercice provoque parfois des réactions dont l’outrance n’est, parfois en rien, limitée.
A tous les siècles et dans tous les Etats, la liquidation physique de ceux qui exercent naturellement leur autorité sur la communauté nationale est apparue aux yeux de renégats et autres conjurés comme une arme ultime. Une telle autorité, tu l’exerçais avec une forte influence sur toute la communauté nationale camerounaise. Et la violence exercée souvent contre ta personne était devenue une arme d’autant plus susceptible d’être maniée à ton endroit que ses adeptes étaient convaincus qu’elle apporterait la solution radicale, par la suppression de ta personne, de l’homme qui faisait obstacle à leurs ambitions. Chez toi, comme ailleurs sur ce continent, l’ivresse de la puissance a souvent conduit à vouloir se maintenir au pouvoir à n’importe quel prix et par n’importe quel moyen. Je ne suis pas sûr que tu ne sois pas victime de cette ivresse-là.
Je doute, d’autant plus que tu étais invité aux Etats-Unis par la diaspora camerounaise, pour parler de l’avenir politique de ton pays hypothéqué, selon les nombreuses analyses que tu en as souvent faites, par le régime actuel de Paul Biya. Les circonstances de ton accident me semblent trop suspectes. Quoique certains -c’est leur rôle- tentent de rassurer à ce sujet. Tu es parti en laissant derrière toi et entre les mains des confrères camerounais et africains un précieux héritage. Nous croyons que ceux-là n’ont pas besoin d’exercer un quelconque droit d’inventaire pour l’accepter dans sa globalité. C’est le plus important ! « Grand frère », même si j’ai découvert à ta mort que j’avais l’avantage de l’âge sur toi, je préfère continuer de t’appeler ainsi, pour te restituer ton rang dans notre métier et pour laisser à jamais ta place incontestable de leader parmi nous. Repose en paix, « grand frère » !
Abdou Latif COULIBALY
lagazette.sn