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« Il y a de la Françafrique dans la gestion du Joola »

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Nadine Verschatse affiche un sourire qui cache un drame. Presque éternel. Membre de l’Association des familles de victimes du Joola (AFV), elle a perdu sa fille Claire, 20 ans, et sa copine Guérande, qui font partie des 1863 âmes disparues dans le Joola, le 26 septembre 2002. Nadine sort les mots pour dire ses maux. Ceux d’une femme et mère qui refuse toutefois de démissionner. Elle ira jusqu’au bout de son combat- celui de toutes les familles des victimes- pour que la lumière soit faite dans ce dossier. L’arrestation de Gomis Diédhiou, l’un des neuf présumés responsables du naufrage en France en fin octobre est un espoir, pourvu que ce ne soit pas une autre manœuvre pour noyer le dossier par des acrobaties politiques entre Paris et Dakar. L’annulation des mandats d’arrêt contre Mame Madior Boye et Youba Sambou, respectivement, Premier ministre et ministre des forces armées à l’époque de la catastrophe maritime est, à ses yeux, la preuve qu’il y a de la Françafrique dans la gestion de ce dossier. Nadine Verschatse crache sa colère, à grands coups d’émotion, sur le chef de l’Etat sénégalais. Si ce ne sont pas des larmes aux yeux, ce sont quelques gorgées d’eau pour calmer une maman « handicapée à vie ».

La dernière actualité sur le dossier Le Joola est l’arrestation d’un des responsables présumés du naufrage du Joola, Gomis Diédhiou, par la justice française. Est-ce un ouf de soulagement pour vous ?

C’est une procédure normale. Au Sénégal on a classé l’affaire. En 2002, toutes les familles des victimes ne comprenaient pas cette décision. Et en avril 2003, nous avons porté plainte devant la justice française et nous étions 22 familles françaises. Je rappelle qu’au Sénégal c’est à peu près 2000 victimes. Aujourd’hui, l’Arrestation de Gomis Diédhiou nous donne beaucoup d’espoir, mais surtout elle nous rassure quant à l’indépendance de la justice en France. Le 12 septembre 2008, le juge Jean Wilfried Noel avait lancé neuf mandats d’arrêts après une instruction très longue de cinq ans. En janvier 2008, même s’il n’avait pas pu interroger Mame Madoior Boye, Youba Sambou et Youssoupha Sakho (Ndlr : respectivement Premier ministre, ministre des Forces armées et ministre des transports maritimes au moment du drame), il avait quand même eu des témoignages sur les circonstances du drame. C’est donc important d’entendre Gomis Diédhiou sur sa part de responsabilité dans cette catastrophe. La réciprocité du Président Wade vis-à-vis du juge Noël pour ‘’forfaiture et destruction de l’Etat’’ était inconcevable pour les familles de victimes. Car, un juge d’instruction instruit à charge et à décharge. Cette arrestation de Gomis Diédhiou permettra au juge d’instruction de pouvoir l’entendre. C’est un soulagement parce que cette interpellation nous permettra de pouvoir espérer un procès rapide. (…) Je crains que le gouvernement se serve encore de cette affaire là pour essayer de nous manipuler. J’ose espérer que ce n’est pas encore de la manipulation. Quand même ! C’est un point d’interrogation. Nous allons voir et nous sommes très déterminés.

La révolte est arrivée au fil du temps. Le premier juge d’instruction, pour des raisons professionnelles, avait été remplacé par le juge Jean Wilfried Noël. Et ce premier juge nous avait aussi interrogés sur les circonstances du voyage de nos enfants au Sénégal. Ce juge, je lui ai dit : ‘’Vous pouvez mettre dix juges d’instruction, vous pouvez changer vingt juges d’instruction, mais je ne changerai pas. J’irai jusqu’au bout.” Le Président Wade a daigné nous recevoir dans un hôtel particulier à Paris. Je lui ai dit : ‘’Vous seriez un bon Président si vous répondiez à la demande des familles des victimes d’ici et d’ailleurs.” Il m’a dit : ‘’oui, oui, je vais essayer de voir. J’ai rencontré beaucoup de familles de victimes. Il y avait un jeune qui a perdu sa grand-mère et qui, un jour, m’a attrapé le bras et m’a dit : ‘’Vous savez, s’il n’y avait pas de toubabs dans le bateau, aujourd’hui on n’en parlerait plus’’. J’avoue que j’ai eu mal. J’ai eu très mal. C’était la première fois que je venais en Afrique et au Sénégal. Penser que les blancs étaient beaucoup plus favorisés que les noirs, cela m’était insupportable. (…) Je vais revenir au fait qu’on a voulu encore tricher et mentir aux familles des victimes. Une association dont le président était donc Guy Aris Ndouye a été créée. On cherche à la dissoudre, on lui met la pression, on joue aux intimidations. Guy Aris demande à ne plus être président de l’association et il est proposé à Idrissa Diallo de prendre sa place. Celui-là a perdu ses trois filles. Donc, lui, on ne lui fera pas de pressions, on ne l’intimidera pas et il fait correctement les choses vis-à-vis des victimes. Mais, au même moment, en 2003, le gouvernement crée une association pro gouvernementale dont le président appelle mon mari pour lui demander qu’on intervienne à Dakar pour dissoudre l’association. Mon mari lui a dit : ‘’Pourquoi il n’y aurait pas d’association ? C’est un travail pour les familles des victimes’’. Cette association a trié des familles et choisi d’accepter les 10 millions de FCFA proposés par l’Etat du Sénégal en guise d’indemnisations croyant résoudre le problème. Mais en contrepartie, on fait signer à des familles de victimes qui n’ont même pas le document en échange des 10 millions pour, ensuite, ne pas porter plainte. Or, la législation à ce niveau est claire. On distingue en droit les indemnisations de la plainte.

La justice française a annulé les deux mandats d’arrêt sur les neufs au total lancés par le juge d’instruction d’Evry. A votre avis, qu’est-ce qui explique cette décision ?

Le Président Wade a réussi, certainement par des pressions notamment économiques, à faire annuler les deux mandats d’arrêt contre Mame Madior Boye et Youba Sambou. Mais quand on analyse bien, on se dit ‘’mais pourquoi Youba Sambou et pas Youssoupha Sakho ou le général Gaye’’. Donc, dès le lendemain du drame, il y a eu des immunités qui ont été faites. Et là, même Mame Madior Boye avait dit que si elle avait su, elle aurait bien voulu parler. On ne demande qu’à l’entendre parce que le pool d’avocats sénégalais voulait faire annuler la procédure. Voilà, ce sont donc des pressions qui sont à la base de cette annulation des mandats contre Mame Madior Boye et Youba Sambou.

Des pressions de quelle sorte ?

Vous savez, tout le monde connaît les relations franco-sénégalaises. Je n’ai pas peur de prononcer le mot Françafrique. Ce sont des intérêts économiques et politiques. Ils ne doivent pas quand même entraver les droits de l’homme. C’est ça le problème. Vous savez, j’ai beaucoup lu depuis le drame. Je me suis beaucoup intéressée à la politique de mon pays, la France- c’est normal- mais aussi à la Françafrique. Et je ne veux pas que cette Françafrique vienne bafouer les droits de l’homme.

Voulez-vous dire qu’il y a de la Françafrique dans le dossier du Joola ?

Oui, il y a de la Françafrique dans ce dossier

Pourtant, vous avez dit que la justice française est indépendante…

Je pense que Nicolas Sarkozy voulait supprimer les juges d’instruction. Vous avez vu quand même qu’en France on ne se laisse pas faire et la réforme sur cette suppression n’est pas passée parce que si on supprime les juges d’instruction, on laisse libre cours à la chancellerie. Je veux vous dire que nous, familles des victimes, n’avons pas eu l’impression que la justice sénégalaise est indépendante. Je peux m’aventurer à le dire puisque je suis aussi ce que la presse sénégalaise en dit comme dans beaucoup d’affaires qui restent impunies. Bref, la justice sénégalaise n’a pas l’indépendance qu’elle devait avoir. (…) Je pense, aujourd’hui, que le peuple africain a suffisamment souffert. Il faut regarder de l’avant par rapport au Joola. Cette affaire doit connaître, enfin, un aboutissement et qu’on laisse la Françafrique derrière nous.

Des informations font état d’une éventuelle réouverture du dossier classé sans suite par le Sénégal. Vous y croyez ?

Je pense que ce serait une manœuvre encore pour nous endormir et pour retarder le procès. On n’avancerait pas de toute façon. J’en suis persuadée. Un jugement, qu’il soit fait en France ou ici, ne change rien de toute façon. On l’a dit et c’est clair : Nous ne voulons pas la tête des personnalités, nous ne réclamons pas la guillotine. Nous voulons juste qu’on les entende comme cela se passe dans toutes les catastrophes internationales. (…)

Où en est-on sur le renflouement du bateau que vous réclamez ?

Aujourd’hui, le renflouement est possible. Techniquement, c’était possible dès le départ pour qu’on puisse honorer la mémoire de nos victimes. Mais, il y a des interrogations. Pourquoi autant de barrages sur le renflouement du bateau Le Joola. En 2002, quand il y a eu le naufrage, le bateau a été gardé par des militaires. J’ai dit tiens, on nous garde des corps. Ce n’est pas un danger public, c’est un naufrage. En 2006, il y a eu la mission commanditée par le Président Wade. Cette mission avait pour but d’aller voir l’état du bateau, mais aussi d’enlever des corps ou des effets personnels. J’ai pu faire partie de cette mission avec Idrissa Diallo. A partir de là, il y a eu un rapport sur cette mission qui dit que le bateau peut bien être renfloué. On a sorti un sous-marin à plus de 5000 mètres, donc tout est possible. Aujourd’hui, l’attente des victimes, c’est la vérité et la justice. C’est important. (…)

Peut-on avoir une idée sur le montant que vous avez dégagé pour les frais d’avocats des familles des victimes depuis le début de cette affaire ?

Aujourd’hui sur les acomptes qui ont été donnés, on en est à plus de 10 000 euros (près de 7 millions de FCFA), mais ce n’est pas fini.

Que reprochez-vous à votre pays, la France par rapport à la gestion de ce dossier ?

J’aurais pensé quand même que par rapport aux relations politiques et économiques que le dossier devrait avancer plus vite. Imaginez qu’il n’y ait eu qu’une seule famille française. Cela n’aurait pas pesé lourd. Où en serions nous ? Des familles isolées n’auraient pas de poids. Mais, pour nous, les 22 familles européennes, nous agissons par solidarité, c’est l’aspect humain. Quand vous perdez un enfant… (émue, elle ne poursuit pas) Un cœur de mère n’a pas de prix parce que vous êtes handicapé à vie. Il n’y a pas de noir et de blanc. La douleur est la même et elle n’a pas de couleur.

Avez-vous le sentiment de parler le même langage que les victimes sénégalaises sur l’aspect judiciaire ?

Bien sûr. Même s’il y a eu une association pro gouvernementale. Toutes les familles veulent le renflouement. Le gouvernement s’est évertué à aller vers des flux contraires en annonçant que la religion ne le permettait pas. C’était juste pour nous induire en erreur. Je parle au nom de toutes les familles de victimes. Beaucoup de familles sénégalaises n’en parlent pas. Vous savez pourquoi ? Parce qu’elles ont peur de faire mal à l’autre et à elles-mêmes. C’est la souffrance et la douleur qui l’expliquent. On est sur la même longueur d’onde. On parle le même dialogue. J’ai rencontré un papa hier (Ndlr : l’interview a eu lieu le 27 octobre 2010), il se culpabilisait en disant : ‘’Je n’aurais pas dû mettre mon enfant dans le bateau’’. J’ai dit : ‘’Moi aussi, je n’aurais pas dû envoyer ma fille en vacances’’. Mais ce n’est pas le destin. Si le bateau était en conformité- il ne répondait à aucune norme alors que le Sénégal a quand même signé une convention- on n’en serait peut-être pas là. Je suis ravie d’avoir pris le bateau Alioune Sitöe Diatta cette année. J’ai eu beaucoup d’émotion. Je ne suis pas beaucoup sortie du navire. Je ne pouvais pas. Mais j’ai bravé cette année parce que je pense qu’il faut aussi aller de l’avant. Mais, j’avoue que j’ai eu du mal. On ne passe pas loin de l’épave, quelque part, on les piétine. J’ai la chance de pouvoir m’exprimer aujourd’hui devant vous et de dire ce que je ressens. J’ai encore appris cette année qu’une des mamans est décédée.

Elle avait perdu une fille sur deux. Elle avait du chagrin et ne s’en est pas remise parce que ne pouvant pas extérioriser sa souffrance. A Ziguinchor, cette année encore, mon chemin m’a conduit vers quelqu’un dont le papa est décédé dans le Joola en laissant cinq enfants et une épouse. Un an après le naufrage, la maman est décédée de chagrin. Ses orphelins sont, donc, abandonnés à eux-mêmes. Ils sont pourtant l’avenir du Sénégal. Aujourd’hui, on fait du cinéma dans la presse en annonçant la distribution de cartables aux orphelins. Est-ce qu’un cartable suffit à l’avenir d’un enfant ? N’est-ce pas le rôle de l’Etat de prendre en charge les orphelins ? Dans d’autres pays qui ont connu des catastrophes, on se mobilise. Le Sénégal est pourtant un grand pays de solidarité.

Vous parlez de la prise en charge des orphelins du Joola. Le gouvernement du Sénégal vient d’accueillir des étudiants haïtiens, d’autres orphelins d’une autre catastrophe avec, à la clé, des bourses d’études. Comment voyez- vous ce geste de solidarité envers Haïti ?

Je suis tout à fait d’accord. Chaque catastrophe qui se passe nous remue intérieurement. Ces haïtiens ont eu besoin d’aide et c’est très important. Que penser de cela ? Une simple méprise et pas autre chose. Il veut se faire de la publicité parce que ce n’est pas son côté humain. S’il en avait, il aurait quand même apporté une meilleure contribution au moment, après le drame et sur la question judiciaire de ce dossier, sur la prise en charge des enfants du Joola. Ce n’est pas non plus humain de faire une faveur à une catégorie.

Lorsque vous avez rencontré le Président Wade, qu’avez-vous senti chez lui ?

Rien d’humain. (Elle marque un long silence et insiste). Déjà il n’avait que vingt minutes pour nous recevoir. J’avais l’impression qu’il nous a reçus parce qu’on était un peu les empêcheurs de tourner en rond et il fallait calmer le jeu. Mais, ce n’était pas son envie première. Et quand il a levé la séance, il m’a regardée et m’a dit : ‘’Bon courage Madame’’. C’est tout. Dans ce visage, je n’ai vu rien d’humain. Il l’a confirmé par lui-même. Parce que depuis 2005, chaque anniversaire du Joola, il s’arrange pour faire des coups d’éclats : il met le Willis au port le jour de l’anniversaire, met en place un Sénat. (Elle baisse la voix) Ce drame ne vaut-il pas une commémoration nationale ? Une autre fois, ce sont les locaux de Walfadjiri qui sont saccagés. Qu’on parle d’autres choses que le Joola ! Il cherche toujours à faire de la diversion. Et pour 2012 ? Vous savez ce qu’il nous prépare pour l’an 10 du naufrage, le ponton à Carabane. Un sous-traitant a dit pour les travaux : “On m’a dit de tout faire pour que ça ne se termine pas tôt’’. Ah, ce n’est pas de la manipulation politique ? Vous verrez que je ne me trompe pas, j’anticipe et je ne crois pas me tromper.

Et Madame Wade ?

Même Madame Wade, quand, en 2005, on a fait venir les familles des victimes pour l’inauguration du Willis, sortie du véhicule avec le Président Wade, elle n’a pas daigné nous regarder. Elle ne s’est même pas approcher de nous pour nous adresser la parole. Mon mari a interpellé le président Wade en lui disant : ‘’Vous me reconnaissez ?’’ N’est-ce pas le rôle de Madame Wade de faire quelque chose pour ces enfants orphelins. Pour moi, il n’y a rien d’humain. En 2002, lorsque le bateau était en cale, ça laissait présager une catastrophe. Ce bateau a été remis à l’eau alors qu’on savait pertinemment qu’il n’avait pas été réparé. Donc, je pense que quand la catastrophe est arrivée, le Président Wade ne voulait pas le voir. Et aujourd’hui, avec son comportement, il nous a prouvés, durant toutes ces années, qu’il faut qu’on oublie cette catastrophe, qu’on l’enlève de notre tête. Ce n’est pas possible ! Mais, ça le poursuivra parce qu’il n’a pas fait ce qu’un chef d’Etat aurait dû faire.

Avez-vous été indemnisée, personnellement ?

Certaines personnes en France ont été indemnisées sous forme d’avance par la Civi (service au niveau du parquet en charge des réparations civiles des victimes d’une catastrophe). Je précise qu’on n’a pris aucune indemnité venant du Sénégal. On n’en voulait pas.

A combien s’élève cette indemnisation ?

Je crois que ça allait de 1000 à 10 000 euros. Ce ne sont pas des choses qu’on dévoile.

La Rédaction

lagazette.sn

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