« Elle était assise dans une rame de métro et a vu par terre un portefeuille. Elle l’a ramassé. Dedans, il y avait un papier d’identité dont la photo correspondait à un homme noir assis pas loin, alors elle est allé lui rendre. (…) Le type lui a dit « évitez les transports en commun le jour de Halloween », puis il est descendu de la rame. Troublée, elle est allée au commissariat raconter son histoire, les policiers lui ont montré plusieurs photos de personnes soupçonnées d’être des intégristes. La photo du type était dedans. »
Cette rumeur « du portefeuille », retranscrite dans un article du politologue Emmanuel Taïeb, a circulé par mail jusqu’à la France après le 11 septembre 2001. Comme bien d’autres, certaines à caractère antisémite, d’autres ésotérique : 4 000 employés israéliens auraient été prévenus de l’attentat et ne seraient pas venus travailler le jour J, le numéro de l’avion était codé, un visage de satan serait apparu dans un nuage de fumée s’échappant des tours…
A côté de ces bruits, des théories dites « du complot » se sont échafaudées : la démolition des tours jumelles aurait été provoquée par des explosifs, le bâtiment du Pentagone, à Washington, détruit par un missile… Autant d’éléments démentis par un examen rigoureux des faits, mais qui, mis bout à bout, convergent vers une même logique : un refus de la version officielle de l’événement, pour soupçonner la puissance américaine – avec la CIA en première ligne –, qui se serait retournée contre elle-même. Sept ans après, en septembre 2008, deux sondages indiquent que plus d’un quart des Français et 54 % des habitants de 17 pays croient que ce n’est pas Al-Qaida qui a causé les attentats.
« RÉDUIRE L’ANGOISSE »
« Le 11-Septembre n’a pas révolutionné l’histoire de la rumeur », estime Frédéric Monier, universitaire spécialiste de l’histoire du complot. Ces bruits n’ont pas attendu l’attentat pour courir de bouches à oreilles et, désormais, de blogs en mails. Avec, parfois, des ressemblances troublantes : l’histoire du portefeuille fait écho, note l’article d’Emmanuel Taïeb, à plusieurs rumeurs qui circulaient à la fin de la seconde guerre mondiale. En substance : dans un train, une femme fait tomber son porte-monnaie. Une bohémienne le ramasse et indique la somme qu’il contient. Puis prédit la date de la mort d’Hitler ou, selon les versions, de la fin de la guerre. Ici, les scénarii se répètent : une rencontre fortuite avec un « étranger », doté d’un pouvoir de prophétie.
Autre constante : les temps de crise sont particulièrement propices à l’éclosion des rumeurs. N’ont-elles pas prospéré lors des guerres, après la Révolution française – lancée par des francs-maçons disait-on –, ou encore après l’assassinat de John F. Kennedy. « La rumeur de complot naît de l’assimilation ratée ou incomplète d’un événement collectif (…) traumatique », écrit Emmanuel Taïeb. Car il faut « réduire l’incertitude et l’angoisse », en cherchant du sens et un ordre à un événement qui nous dépasse.
Dans ses travaux sur les croyances en la sorcellerie dans le bocage, Jeanne Favret-Saada, anthropologue, identifie le même mécanisme : « Qu’un événement soit douloureux ou violent n’entraîne pas automatiquement un trauma psychique, par exemple quand la douleur était soit attendue, soit intelligible. Quand ce n’est pas le cas, pour les situations de malheur répété et inexplicable, alors une issue consiste à chercher des explications alternatives. »
TROP GROS POUR ÊTRE VRAI
Aussi banales que la douleur, les rumeurs ? Celles du 11-Septembre ont toutefois deux particularités. D’une, elles ont trouvé un écho rarement égalé grâce à deux porte-paroles, qui en ont tiré une certaine renommée : en France, Thierry Meyssan et son livre L’Effroyable Imposture, aux Etats-Unis, Dylan Avery et son documentaire Loose Change.
Mieux incarnées, elles ont aussi été particulièrement radicales. Non seulement en proposant une explication globalisante de l’attentat de 2001, mais surtout en allant jusqu’à le nier partiellement, écrit Emmanuel Taïeb : « le doute méthodique » est alors remplacé par le « dubitationnisme », voire à « une sorte de révisionnisme immédiat ».
Si ces contre-théories ont atteint cette ampleur, c’est peut-être, justement, à cause d’un événement si énorme et hors norme. « Une sorte de prisme dont chaque éclat renvoie à un aspect de la « fin » de l’empire américain tel que les Américains se l’imaginaient », analyse Jeanne Favret-Saada.
L’énormité du 11-Septembre tient aussi, selon Frédéric Monier, à sa visibilité : « Les images spectaculaires qui ont immédiatement circulé rendent l’attentat encore plus choquant et insupportable, attisant la quête de vérité et la suspicion. » La diffusion gratuite de Loose Change sur Internet suggère aussi le rôle de la toile comme amplificateur de ces rumeurs, où elles circulent plus vite et plus loin.
LA FAUTE AUX MÉDIAS ?
Les médias, en diffusant en boucle ces images mais surtout en relayant directement ces contre-théories – même si c’est pour les dénigrer –, participent donc amplement à leur diffusion. Voire à leur structuration : « Il y a une diversité de thèses et de bruits, isolés les uns des autres. C’est le traitement médiatique qui les regroupent sous le terme de ‘la rumeur' », estime Pascal Froissart, sociologue à Paris-XVIII et au CNRS. Selon lui, ce sont d’ailleurs les catégories socio-professionnelles supérieures qui connaissent le mieux les rumeurs, et y croient donc davantage en nombre absolu, car ils lisent plus les journaux.
C’est pourtant bien malgré eux que les médias propagent ces théories, la plupart d’entre eux s’étant employés à les réfuter. En témoignent l’emploi des termes même de « rumeur » et de « théories du complot », « connotés négativement », remarque Pascal Froissart. C’est d’autant plus paradoxal que les médias eux-même sont pris pour cible par ces thèses alternatives. Avec le mythe, explique M. Taïeb, d’une information libre, citoyenne, transparente, qui s’épanouit sur Internet – seule source de l’ouvrage de Thierry Meyssan par exemple – opposée à des « médias placés du côté de la censure », « porte-plumes des versions officielles ».
Pourtant, versions médiatiques et contre-théories ne sont pas forcément en compétition. « On regarde bien le JT et son horoscope », lance Pascal Froissart, soulignant la cohabitation, en nous, de plusieurs interprétations plus ou moins autorisées d’un événement complexe. Finalement, les théories du complot constituent, elles aussi, une explication. Au-delà du fait qu’elles soient vraies ou fausses, elles n’en sont pas moins rationnelles, note Jeanne Favret-Saada, et même parfois plus faciles à croire que la version officielle : « Les autorités américaines expliquaient que les avions avaient été détournés à l’aide de couteaux en plastique », se souvient Pascal Froissart.
UNE « CULTURE DE LA CONSPIRATION » ?
Derrière la contestation des médias, les réactions aux 11-Septembre jettent la lumière sur une suspicion plus généralisée, envers le discours politique. « Ces rumeurs renseignent plus sur l’état moral d’une société que sur les événements en eux-mêmes », pense Frédéric Monier. Là encore, rien de nouveau au fond : selon l’historien, les détenteurs du pouvoir sont régulièrement soupçonnés de dissimuler des secrets au peuple depuis la fin du XVIIIe siècle. Mais il y a un tournant vers 1979, affirme le chercheur : dans les sondages IFOP, la réponse à la traditionnelle question de la confiance accordée aux hommes politiques reçoit, de manière irréversible, une majorité de réponses négatives.
La cause : une population mieux formée et mieux informée, grâce à la diversification des sources médiatiques, explique M. Monier. Elle prend notamment connaissance de mensonges avérés de l’Etat, de l’affaire du Watergate aux armes de destructions massives justifiant la guerre de Bush en Irak, en passant par le nuage de Tchernobyl s’arrêtant aux frontières françaises.
En parallèle naît, dans les années 1980 aux Etats-Unis, une culture populaire friande de soupçons contre l’Etat, qui s’incarne par exemple dans la série X-Files. Le titre de l’ouvrage de Robert Goldberg, historien américain, parle de lui-même : Ennemis de l’intérieur : la culture de la conspiration dans l’Amérique moderne. Si le 11-Septembre n’a pas lancé ce mouvement, il l’a en tout cas dévoilé au grand jour.
Ces rumeurs sont aussi révélatrices d’un état d’esprit propre à notre époque, qui explique en partie pourquoi « les rumeurs et les idées négatrices seront de plus en plus fréquentes et de plus en plus visibles sur le marché de l’information », selon le sociologue Jean-Bruno Renard, dans un article relayé par le site Conspiracy Watch. Selon lui, « les sciences dures et les sciences humaines ont amené les intellectuels et le grand public cultivé à adhérer au ‘relativisme cognitif’ (…), c’est-à-dire à l’idée que la connaissance n’est ni objective, ni définitive. Cela conduit les gens à être plus réceptifs à toutes les thèses alternatives aux connaissances communément admises ». Et à croire, tendance dangereuse, que toutes les théories – scientifiques ou non – se valent.
Angela Bolis