Le Sénégal a-t-il véritablement eu une politique culturelle depuis son Indépendance ? Y a-t-il véritablement eu un progrès dans le domaine culturel, 50 ans après l’accession du Sénégal à la souveraineté internationale ? Ce sont des questions qui, à la veille de la célébration du cinquantenaire de l’Indépendance des pays africains, taraude l’esprit de bien d’intellectuels et hommes de culture sénégalais. Pour s’en convaincre, certains intellectuels et hommes de culture analysent l’évolution culturelle du Sénégal, sous Senghor, Diouf et Abdoulaye Wade.
Par Gilles Arsène TCHEDJI – [email protected]
Si certains hommes de culture se refusent de faire des comparaisons parce que «les époques ne sont pas les mêmes ainsi que les opportunités», d’autres en revanche ne se voilent pas la face, affirmant que «de nos jours au Sénégal, il n’existe plus de politique culturelle, contrairement aux années d’après les Indépendances». Mais le Sénégal a-t-il jamais eu de politique culturelle ? «Aux lendemains de nos Indépendances, il nous fallait réaffirmer nos identités culturelles après une très longue nuit de colonisation. Nous formions alors, devant l’étonnement de l’Europe qui n’y comprenait rien, non des ingénieurs, non des techniciens, mais des poètes et des écrivains. Ce sont ces derniers qui étaient des créateurs de valeurs, par-delà la puissance de leur vision et la solidité de leur imaginaire. Ils ont ouvert le chemin aux politiques en fondant les bases théoriques de notre souveraineté culturelle avant celle économique. Si l’économie précède la culture, il est à parier que l’homme qu’elle nourrit sera plus proche de la bête», affirme d’emblée le poète et écrivain Amadou Lamine Sall.
D’après M. Sall, le Sénégal, dès les années de son accession à la souveraineté internationale, a établi sous la houlette de Senghor une véritable politique culturelle. «Sous Senghor, l’objectif était clair : faire du Sénégal la Grèce noire de l’Afrique. C’est ainsi qu’à partir de 1962 notre pays commença, méthodiquement, à se doter d’infrastructures culturelles : Ecole des Arts, de danse, Conservatoire de musique, Manufacture des tapisseries, Musée dynamique, Théâtre Sorano, Festival mondial des Arts nègres dont le concept avait été défini au Congrès des écrivains et artistes du monde noir tenu à Paris en 1954. Orchestre et ensemble nationaux furent créés de même que l’Université de Mutants. La culture, «au début et à la fin du développement» fleurissait jusque dans les discours économiques», indique également dans une contribution le défunt critique d’art, Amadou Gueye Ngom.
Un avis partagé par Daniel Delas, Professeur émérite à l’Université de Cergy-Pontoise à Paris. Profitant de la célébration du centenaire de la naissance de Senghor, ce chercheur, par ailleurs président de l’Association pour l’étude des littératures africaines (Apela), qui a consacré une bonne partie de ses recherches sur Senghor, mettait en lumière «la politique culturelle volontariste que le poète-Président a menée dans son pays entre 1960 et 1980». Il indiquait dans ce sens : «Devenu président de la République du Sénégal en 1960, Senghor s’est immédiatement investi dans le développement d’une politique culturelle qui a fait à la peinture une large place. Il a ainsi organisé trois grandes expositions au Musée dynamique de Dakar : une exposition Marc Chagall en mars 1971, une exposition Picasso en avril 1972 et une exposition Soulages en novembre 1974…»
En clair, les années après les Indépendances, le Président Senghor avait accordé une place privilégiée à la culture dans sa politique de gestion de l’Etat. Pour convaincre, Daniel Delas rappelle qu’à l’époque, Senghor se plaisait en la compagnie d’artistes. «Je connais personnellement beaucoup plus d’artistes, de peintres, de sculpteurs, que de poètes en France…C’est parce que je sens que les artistes m’apportent quelque chose de nouveau, et en même temps les artistes expriment en images plastiques des choses que je sens et que j’aurais besoin d’exprimer d’une façon immédiate, sans même le secours de la parole, sans le secours du mot. En tout cas, ce que les artistes m’apportent, c’est ce complément d’images, ce complément de rythmes que je sens au fond de moi-même et que je veux exprimer dans mes poèmes, je ne sais pas si je les exprime toujours», déclarait Senghor lui-même, en 1978 à une émission d’Antenne 2.
Le triomphe culturel sous Senghor
La période comprise entre 1960 et 1980 a été, de l’avis de nombreux observateurs au Sénégal, le théâtre de profonds changements dans le domaine culturel et artistique. «Sous Senghor, nous avons vécu l’enchantement. Tout était culture, ordre et beauté. Il a laissé des infrastructures qui, quoique presque obsolètes maintenant, continuent de servir notre vie culturelle, littéraire et artistique», fait remarquer, admiratif, son «fils spirituel», Amadou Lamine Sall.
Abdou Sylla, qui s’est fait l’historien de cette époque avec une thèse sur Arts plastiques et État : trente ans de mécénat au Sénégal, retient une idée directrice pour caractériser la politique culturelle de Senghor : la Négritude, en tant qu’idéologie nationale et démocratique. Selon ce chercheur sénégalais, on retrouve deux axes fondamentaux dans la politique Senghorienne. Ce sont : «L’enracinement dans les valeurs de la civilisation négro-africaine et l’ouverture aux autres civilisations, la culture étant perçue comme condition première et moyen du développement économique, social et politique.»
Pour Senghor, rappelle-t-on, les apports du monde noir à la civilisation de l’universel sont fondamentaux pour comprendre le renouvellement de la vision du monde dont les arts occidentaux du XXe siècle se sont fait les vecteurs. Ainsi, contrairement à ce que pensaient les marxistes, l’émancipation culturelle s’était imposée comme le préalable nécessaire aux autres Indépendances : politique, économique et sociale. «C’est fort de cette double conviction qu’il a accordé, dès l’Indépendance, la priorité à la formation de l’homme, aux arts et aux lettres, et impulsé un véritable mécénat d’Etat. Patiemment et méthodiquement, il a mis en place tout un ensemble de textes législatifs et réglementaires qui devaient servir de fondements aux structures et institutions de prise en charge et de dynamisation de la vie culturelle nationale. Puis il a installé progressivement ces structures et institutions chargées tant de préserver que de promouvoir et de diffuser tout un ensemble de formes d’expression artistiques, nationales et étrangères, traditionnelles et modernes», soutient-on.
En outre, voulant attester de la générosité et de la politique culturelle de Senghor, Daniel Delas rappelle qu’il a érigé des structures d’enseignement pour former une élite artistique sénégalaise. «On ne saurait présenter en détail toutes les institutions qu’a mises en place le Président Senghor. Contentons-nous, pour rendre compte de l’ampleur de l’entreprise, d’une liste des principales innovations : ministère de la Culture en 1966, Service des archives culturelles en 1967, Centre d’études des civilisations, Manufactures sénégalaises des arts décoratifs issues de l’Atelier de tapisserie créé en 1964 par l’artiste peintre Papa Ibra Tall et installées à Thiès (ville dont Senghor fut longtemps le maire), Théâtre Daniel Sorano, créé en 1965 et qui dispose encore aujourd’hui d’une salle de spectacle, d’une troupe nationale dramatique, d’un ensemble lyrique spécialisé dans le chant et la musique traditionnels et de deux corps de ballets, Linguère et Sidra Badral, le Musée ethnographique, créé par l’administration coloniale en 1938 mais régulièrement enrichi et modernisé, le Musée dynamique, créé en 1966 dans le cadre du premier Festival mondial des Arts nègres et nombre de centres culturels régionaux installés dans les capitales régionales», indique-t-il, séduit.
Eu égard à toutes ces révélations, l’on se demande si le Sénégal sous Senghor ne tendait-il pas véritablement vers cette «Grèce de l’Afrique» dont il rêvait ? A l’évidence, oui, selon ses amis et proches. Qui retiennent encore de lui : «La loi du 1 % (1968) qui fait obligation à tout constructeur de consacrer 1 % du coût total de toute construction publique à financer la décoration des bâtiments publics.» Cette loi compléta, en 1978 le dispositif culturel mis en place par Senghor ainsi que le Fonds d’aide aux artistes et au développement de la culture chargé d’accorder des aides et des subventions aux artistes dans le cadre d’actions diverses.
La politique culturelle de Senghor a donc donné, à partir du Sénégal, une notoriété et une dynamique indéniables à la Négritude, dans le temps même où commençaient de pleuvoir les critiques des intellectuels marxistes reprochant au poète-Président d’avoir enfermé l’Afrique dans l’univers de l’irrationnel et d’occulter, en accordant un primat à la culture, les réalités sociales et économiques et la sacro-sainte lutte des classes.
A en croire certains de nos interlocuteurs, la politique d’ensemble de Senghor n’a cependant pas réussi à faire décoller le Sénégal. «La grave crise qui a secoué le pays en 1968 (grève des étudiants, suivie par un mouvement de solidarité des élèves et des travailleurs) a entraîné une démocratisation plus profonde des instances de gouvernement. La politique culturelle qu’il avait impulsée avec tant de foi en souffrira, les budgets des diverses institutions seront réduits, mouvement qui s’accentuera encore sous la Présidence de Abdou Diouf. S’il est vrai que les institutions culturelles proprement dites se sont peu à peu engourdies et ensommeillées, il serait injuste de considérer que la vitalité de la production artistique sénégalaise s’est éteinte. Senghor a su la galvaniser, d’une manière certes volontariste mais qui lui a donné une autonomie certaine», estime Daniel Delas.
Abdou Diouf, la culture de la «Désenghorisation»
Peut-on, au regard de la politique culturelle établie par Senghor après les Indépendances, dire que depuis les années 60 Dakar est une des villes d’Afrique où existe une vie culturelle et artistique réelle ? Les avis sont partagés.
Après 1980, début du magistère de Abdou Diouf, les préoccupations culturelles devinrent moindres, selon certains observateurs. «Avec le Président Diouf, ce fut le grand sommeil. Nous étions dans le désenchantement et l’irritation avec le déplacement du village des arts situé au plateau et l’affectation du Musée dynamique à la magistrature», rappelle le poète Amadou Lamine Sall. En réalité sous le Président Diouf, les nouvelles autorités procédèrent à la «Désenghorisation». «Des fonctionnaires en bois brut remplacèrent progressivement les créateurs. Le paysage culturel sénégalais commença à prendre du vert de gris puis à se fossiliser, faute de fertilisants. La culture au sens conceptuel du terme commença à se transformer en «loisirisation» de la culture», analyse pour sa part, le critique d’art, Amadou Guèye Ngom. Lequel reconnaît que Abdou Diouf eut tout de même le mérite de faire confiance à des hommes capables de l’aider à lui donner une certaine dimension culturelle. «C’est de cette confiance qu’est née la Biennale de Dakar, sur une idée-suggestion du poète Amadou Lamine Sall au chef de l’Etat», mentionne le critique d’art. Mais en plus de ce mérite culturel sous Diouf, Amadou Lamine Sall, par ailleurs président de la Maison africaine de poésies internationales (Mapi), indique qu’il faudrait également reconnaître au successeur de Senghor, d’autres réussites, comme «l’acquisition de la Maison de la culture Douta Seck, l’achat par l’Etat de la Maison Birago Diop comme siège de l’Association des écrivains du Sénégal».
Wade, ou la fixation sur un double complexe
Et qu’en est-il de la politique culturelle du Président Wade ? Amadou Guèye Ngom est formel : «Par rapport à ses prédécesseurs, Wade est arrivé en 2000 auréolé d’une gloire de martyr populaire mais souffrant secrètement d’un double complexe : il n’avait ni l’aura intellectuel de Senghor ni l’expérience administrative de Diouf. Pour tout programme, il proposait un slogan : Sopi, contenant sans contenu véritable, mais qui se remplit de fulgurances en guise de méthode et d’organisation. Sur le plan international, Wade voulut être aussi révéré que Senghor et faire mieux que Diouf. Malheureusement, en dix années d’Alternance, il a consommé presque autant de ministres de la Culture que pendant les quarante ans des précédents gouvernements. Erreur sur le choix des hommes ? Imprécision ou mauvaise définition des objectifs ? Sous l’Alternance, ils donnent l’impression d’être des bouche-trous ou de tourner en roue libre», analyse-t-il, sans complaisance. Non sans omettre d’indexer «les échecs ou succès mitigés qui ont sanctionné les événements comme la Biennale de Dakar». Ce qui de son avis, «relève du manque de coordination et de discernement des enjeux d’une manifestation de cette nature».
Amadou Lamine Sall se veut quant à lui plus doux dans son analyse, en ce qui concerne la politique culturelle sous l’Alternance. «Avec le Président Wade, l’histoire le retiendra car le présent est pour le moment trop cruel pour lui, nous vivons le temps de «l’utopie culturelle fondatrice». Son personnage se confond tellement avec la politique que l’on a du mal à poser le regard sur ses réalisations qui sont pourtant fortes : je noterais la part belle faite à l’Association des écrivains avec un siège totalement rénové en plus d’un petit hôtel comme cerise sur le gâteau. Le plus audacieux fut la construction de l’espace qui abrite «La place du souvenir». C’est un puissant espace d’avenir. Il y a le nouveau théâtre qui sort de terre et qui fera forcément date. Il y a le Fonds d’aide à l’édition qui n’avait jamais atteint jusqu’ici un tel montant : près de 600 millions de nos francs. De nouveaux écrivains arrivent sur la scène nationale avec leurs forces et leurs faiblesses. Il fallait le faire, Wade l’a fait et ce n’est pas peu, mais il reste à mieux gérer ce Fonds.»
Toutefois reconnaît M. Sall, «Le Président Wade a eu toutes les chances de «casser la baraque» en matière de politique culturelle, car il avait dans son rétroviseur Senghor et il avait raison d’avoir une telle fixation pour dépasser Sédar, faire mieux et plus. Au résultat, nous jugerons tous. Ce qui est certain, c’est que Wade possède en lui un puissant bassin de créativité et d’audace. Il a tenté de trouver dans le concept de renaissance africaine, une nouvelle locomotive d’une dynamique de pensée telle que la Négritude y avait réussi. Il a réuni plusieurs fois à Dakar de grands intellectuels d’Afrique et du monde et cela compte. S’il arrive à réaliser l’ensemble de ses projets d’infrastructures culturelles, il sera difficile de ne pas saluer son action», explique le poète.
«Couteau, arbinisme et argent»
Tout en souhaitant du reste, que le Président Wade reprenne à son compte les Grands Prix du président de la République pour les Lettres et les Arts, qu’il renoue avec le Salon des artistes plasticiens, qu’il initie auprès de l’Union africaine un Grand Prix des Lettres et des Arts dont la peinture et la sculpture, la mode, le cinéma. Qu’il partage et qu’il réalise avec Kadhafi qui avait avancé l’idée, la création en Afrique d’un répondant au Prix Nobel de Littérature et des Sciences qui s’ouvrirait à toutes les femmes et tous les hommes de tous les continents. Car, «Cela peut compter dans l’histoire !» indique-t-il.
Par ailleurs, faisant remarquer qu’à l’étranger, le Sénégal garde toujours le respect qui est dû à ses intellectuels, M. Sall pense que «nos intellectuels, plus sélectifs, moins nombreux évidemment aujourd’hui par un déficit d’exigence et la faillite de l’Université, tiennent la route. Les meilleurs sont les plus discrets, ceux qui ont pour l’esprit un haut respect. Ce qui donne à notre pays l’image d’un pays qui a cruellement reculé sur le plan de l’esprit, donc forcément de l’éthique et de la morale. C’est la pollution politique avec des acteurs surréalistes sortis d’un film de fiction de mauvais goût. Il s’y ajoute une ruralisation stupéfiante de nos médias, de notre administration et de notre espace urbain devenu sans foi ni loi». Toutes choses qui du reste poussent Amadou Lamine Sall à conclure qu’«En 50 ans, le Sénégal a admirablement évolué et magistralement reculé. Dieu, l’excellence, l’humilité et la quête de connaissance ont été remplacés par le couteau, le larbinisme et l’argent !».
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« C’est la pollution politique avec des acteurs surréalistes sortis d’un film de fiction de mauvais goût. »
La seule question qu’il faut se poser est la suivante : Quelles sont les dimensions de la scène ? Mondiale ?
Je ne sais pas si vous réalisez combien vous avez raison !
Que Dieu (ou la Vie) nous protège 🙁