La gueule tapée, à Dakar. C’est l’un des quartiers populaires de la ville, on y trouve comme partout son lot de «cybers». Des locaux grands comme une chambre où s’alignent de vieux PC dans de petits box. L’heure de connexion coûte 300 francs CFA (0,45 centimes d’euros) et on reste une à deux heures. Sur les écrans, le plus connu des sites de réseaux sociaux semble presque faire office de fond d’écran. Mike, gérant d’un cyber du quartier explique: «Chaque fois qu’un client m’appelle pour de l’aide, je le trouve sur Facebook.» Il ajoute très vite: «Maintenant tout le monde est sur Facebook.»
Le quasi-désert du Net
Tout le monde? Peut-être pas. Encore faut-il avoir accès à Internet. Il reste difficile quand on habite un petit village de la Casamance ou du Sénégal oriental d’aller chatter sur Facebook. Selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie au Sénégal (ANSD) «plus de la moitié de la population (50,4% des ménages) n’y a accès qu’après une heure ou plus de marche.»
En France on compte 68,9% d’internautes pour toute la population; au Sénégal ils ne sont que 7,4%, et seuls 4% des ménages sénégalais possèdent une connexion à domicile.
Dans ce quasi-désert du Net, le succès de Facebook ne passe pas inaperçu. En France, 33% des internautes ont un compte Facebook, tandis qu’au Sénégal ils sont déjà 23% à surfer sur la page bleue et blanche.
Thomas Guignard est maître de conférence à Paris XIII. Spécialisé dans les services et les réseaux de communication, il a écrit une thèse sur Le Sénégal, les Sénégalais et Internet. Selon lui
«Tout le monde a déjà un téléphone portable au Sénégal. La vraie révolution, ce sera quand la 3G sera généralisée. Internet et Facebook pourront alors vraiment exploser.»
Facebook pour draguer
Mais alors que fait-on sur Facebook quand on est sénégalais? Evidemment, les mêmes choses que partout. De l’utile. Epier son ex et sa «nouvelle meuf trop bonne», «faire des coeurs sur les walls» (les murs), regarder les photos de gens qu’on ne connaît pas et qu’on ne connaîtra jamais, «liker» (dire que l’on aime) des groupes rigolos, oh oh oh, maintenir un lien fragile avec une vague connaissance de la maternelle, perdre du temps au travail.
Cependant différence notable et constat partagé: au Sénégal, Facebook est un haut lieu de la drague. Pour beaucoup- le réseau social est principalement utilisé comme un site de rencontres.
«Il y a moins de lieux de rencontres qu’en France, les relations filles-garçons sont encore un tabou pour ce pays musulman à 95%. Ramener une fille ou un garçon à la maison est très compliqué, Facebook est un lieu idéal pour la drague c’est sûr et certain», raconte Thomas Guignard.
Les gérants des cybers s’accordent sur le rôle d’entremetteur de Facebook. «La plupart des clients qui vont sur Facebook, c’est pour draguer», raconte en souriant Mike. Il se tourne alors vers son neveu, Soriba. «Lui il pourra vous en parler!» Le jeune homme s’en défend alors, un peu gêné. Il assure que «tous ses amis le font, mais pas lui». Mike sourit en coin.
«La plupart des gens qui se connectent entre eux sur Facebook ne se connaissent même pas dans dans la vraie vie. Ce sont des « amitiés » créées.»
Mamadou un autre gérant de cyber, n’a, lui, pas du tout honte d’expliquer qu’il «fait du passe-temps avec les filles». «Je parle d’amour, on se taquine. Des fois on se donne rendez-vous, certaines viennent, d’autres pas.»
Le réseau social s’inscrit ainsi dans une sorte de tradition du net au Sénégal. En 2007, Thomas Guignard notait en effet déjà dans sa thèse «l’engouement des internautes autochtones pour les « rencontres en ligne »». Facebook n’est d’ailleurs pas le seul site à bien fonctionner pour cette raison. Mike énumère les sites les plus fréquentés par ses clients en-dehors de Facebook: «Msn, 123 love, drague.net…»
Bling bling
On séduit donc. Socialement aussi. Comme partout, pour le coup, Facebook sert de vitrine sociale. Peut-être un peu plus pour les migrants. Plus que montrer les aspects les plus reluisants de leurs vies, certains n’hésitent pas à les fantasmer. Voire à jouer avec la vérité, comme le raconte Thomas Guignard.
«Les Sénégalais qui sont encore au pays vont regarder les profils des émigrés. Certains affichent leur opulence, posent devant des belles voitures, même si ce ne sont pas les leurs. L’idée c’est de donner une image de « on a réussi » alors même qu’ils vivent souvent dans des situations précaires. Cela entretient l’illusion et le désir de partir dans un pays où le taux de chômage est très important.»
Ambiance carrément bling bling. C’est souvent l’avis des facebookos partagés entre le Sénégal et la France. D’origine française, Aymeric est créatif en pub. Il vit aujourd’hui à Dakar et estime que sur ses 800 amis, une centaine sont sénégalais. Selon lui, l’ambiance tape-à-l’œil découle d’abord des photos exposées.
«Pour moi, en France, on utilise les photos pour illustrer sa vie, alors qu’au Sénégal, c’est vraiment pour se montrer. C’est beaucoup plus « show off ». En France, quand tu tagues quelqu’un, c’est pour dire, « regarde, on était ensemble, toi aussi t’y étais ». Au Sénégal on tague les gens sur des photos où ils ne sont pas, en mode « regarde-moi comme je suis beau, regarde-moi comme je suis belle ».»
Il n’est ainsi pas rare de se découvrir tagué avec une quarantaine d’autres personnes sur une photo sur laquelle on n’est pas présent, mais dont l’auteur semble assez fier. Grosses lunettes de soleil sur la tête, ou portable argenté en main.
Fier de son pays
Parmi toutes les fiertés affichées, il en est une un peu originale pour un Français: celle de son pays. Vous viendrait-il à l’idée de devenir fan de la page France sur Facebook? 73.000 personnes sur 15 millions de facebookos français l’ont fait, certes. Mais au Sénégal, ce sont 55.100 personnes pour 237.000 facebookos sénégalais qui sont fans de la page nationale. Et la page en question est très active. Chaque statut posté croule sous des centaines de commentaires. Son créateur Seydina n’est pourtant sur Facebook que depuis un an. «Je suis venu dessus parce que c’était à la mode.» Pour lui, le succès de la page s’explique simplement.
«Cette page les gens s’y sentent comme s’ils étaient en famille. Ils peuvent discuter. C’est l’ambiance du Sénégal, tout le monde se parle.»
Lien social virtuel contre lien social réel
Sur Facebook c’est clairement tout le lien social sénégalais qui est transposé. Comme dans la rue, on peut taper la discute à quelqu’un qu’on ne connaît pas, ou même reproduire le long cérémonial des salutations sur le chat. «Tu vas bien? Et la famille ça va? Et ton père, il va bien? Et ta mère, elle va bien?»
Paradoxalement, c’est un peu aussi pour échapper à ce lien social omniprésent que l’on surfe sur Facebook. Comme explique Thomas Guignard,
«Passer deux heures sur Facebook dans un cyber permet de s’éloigner du giron familial. On a son intimité dans une vie structurée par la famille.»
Facebook traduit donc au Sénégal ce paradoxe d’un accès à l’individualité maintenu dans des codes sociaux forts. Aux dépens de la vraie vie sociale? Facebook marque-t-il le début de la fin du rituel du thé et des discussions enjouées, la nuit, sur les nattes dispersées devant les maisons? Pour les jeunes générations au moins, c’est à craindre.
«Maintenant, quand je sors, c’est pour le strict nécessaire», dit Seydina. Tandis que Youssoupha, jeune employé de boulangerie qui dit utiliser Facebook pour faire des connaissances et se connecter avec ses amis «en Europe ou partout dans le monde» reconnaît: «Avant, quand je finissais le travail, j’allais squatter dans la rue parler avec mes amis, mais depuis que je suis sur Facebook, je reste chez moi.»
Slate Africa