Le Sénégal et quelques autres pays africains célèbrent cette année le cinquantenaire de leurs indépendances. Professeur Iba der Thiam, quel regard portez-vous sur ce parcours ?
L’anniversaire d’une indépendance est toujours un moment de fierté, un moment d’introspection et de réflexion pour pouvoir apprécier le chemin parcouru. Entre l’étape de dépendance qui place un pays dans une position dans laquelle son avenir lui échappe et une situation marquée par l’accès à l’indépendance, sous tous les rapports, il n’y a pas de commune mesure. L’indépendance, c’est l’accès à la souveraineté, l’appartenance au concert des Nations qui signifie la possibilité de faire des choix pour son avenir. Je suis fier d’avoir participé à la lutte pour l’indépendance de mon pays, d’avoir participé au combat syndical, au combat mené par la jeunesse pour que le Sénégal sorte de la domination et entre dans le cercle des nations libres. Maintenant, nous avons acquis notre indépendance dans des conditions très particulières avec de nombreuses luttes. Bien que les français se soient établis dès 1649 à Saint Louis et à Gorée dès 1677, quand Faidherbe entreprit le processus de conquête de notre pays en 1854-1855 ; en 1860 ce sont 250 actes belligérants qui ont été posés dans la seule région correspondant aujourd’hui à celle du fleuve. C’est la preuve que le Sénégal n’était pas soumis.
Le système colonial a attribué très tôt certains avantages au Sénégal dont l’introduction du code civil, l’attribution de la souveraineté en 1833, le vote de l’ordonnance de 1840 créant le Conseil régional, l’établissement en 1848 du vote universel et le choix d’un député pour le parlement français. C’est aussi l’institution en 1872 d’un régime municipal de plein exercice, l’accès à l’identité française des ressortissants sénégalais de Saint Louis et Gorée, pour ceux de Dakar en 1880 et ceux de Rufisque en 1887, la reconnaissance pour les droits d’association, les droits de réunion, de marche et autres. Malgré tout cela les populations n’ont jamais été soumises.
C’est pourquoi, l’élection de Blaise Diagne en 1914 apparaît comme une révolution parce que marquant la démarcation avec les Blancs et les Mulâtres qui siégeaient régulièrement au parlement français. L’évolution des esprits, aussi, c’est d’avoir tiré les enseignements du régime de Vichy, le combat des peuples malgaches, algériens, ivoiriens. Les populations sénégalaises se sont battues contre le régime colonial au plan politique et syndical. C’est cette résistance qui nous a amené à la tenue de la conférence de Brazza, à l’avènement de la Loi Cadre ensuite à l’Indépendance. Dans le contexte de l’époque, nous ne pouvions y échapper car des pays tels que le Maroc, la Tunisie, Madagascar, la Guinée avaient déjà acquis leur indépendance. Il est vrai qu’en 1956, Mamadou Dia disait que l’indépendance était impensable, une opinion partagée par Léopold Sédar Senghor. Mais Cheikh Anta Diop développait ses thèses, la Féanf (Fédération des étudiants d’Afrique noire) était au front de la lutte. Il reste que les conditions dans lesquelles nous avons obtenu l’indépendance n’étaient pas évidentes : car nous étions dans la communauté. La diplomatie, les finances, les relations avec l’extérieur étaient du ressort de la communauté. Nous avions donc une autonomie limitée. Nous étions encore trop dépendants. Malgré tout, des efforts importants ont été faits.
Dans l’éducation, le taux de scolarisation qui était de 12% est passé à 86% aujourd’hui, le nombre de lycées construit sous le régime colonial, sous Senghor et Abdou Diouf a été multiplié par quatre. Il y a donc eu des efforts qui ont été faits mais ces progrès sont insuffisants comparés à certains pays comme la Corée qui avait le même niveau de développement au moment où nous accédions à l’indépendance. Cependant les processus de colonisation n’étaient pas les mêmes car nous, on a voulu nous assimiler. Le colonisateur voulait faire des Sénégalais des Français à la peau noire. Malgré tout, nos régimes ont fait mieux que le colonisateur. Et si nous avions procédé à certaines ruptures, nous aurions fait beaucoup mieux.
Les ruptures dont vous parlez, c’est dans quels domaines. L’impression générale est que nous sommes encore trop ancrés à la France. Est-ce votre sentiment ?
Il est sûr et certain que l’héritage colonial reste encore très pesant dans notre pays parce que nous avons, avec l’Algérie, subi un processus d’assimilation. Et à notre indépendance, nous avons été parasités par l’assistance technique française. Elle a occupé, pendant longtemps, des postes de décision et d’administration très importants. Cette assistance a orienté le Sénégal vers des décisions qui allaient dans le sens de la dépendance. L’assistance technique nous a donc orientés vers une solidarité verticale qui nous éloignait des autres pays de la sous région, mais elle nous a permis d’entretenir des rapports privilégiés avec l’ancienne métropole. L’africanisation des cadres n’a pas été un combat facile. L’autre combat a été celui du changement des programmes scolaires.
Vous avez été au premier plan dans ces combats…
Le combat pour le Sénégal a été de libérer l’économie, car les banques étaient aux mains des anciennes maisons coloniales. Elles se souciaient peu de financer les nationaux. Quand nous avons gagné cette bataille, la monnaie était restée d’origine étrangère. La France, avec Jacques Foccart, punissait systématiquement tous ceux qui avaient des velléités de résistance. Modibo Keïta, Sékou Touré, Thomas Sankara ont été balayés parce qu’ils ont voulu résister à la France. Ensuite on a voulu nous enfermer dans des cercles où l’influence de l’ancien colonisateur pouvait, le plus, se faire sentir, le groupe de Casablanca par opposition à celui de Monrovia, la création de l’OCAM etc.… Ensuite tous les flux commerciaux étaient orientés en direction de la France. Nous étions dans un carcan. Et puis il s’y ajoute que l’homme sénégalais a été traumatisé par toutes les vicissitudes de la colonisation, ce que les Coréens n’ont pas connu. Voilà les raisons de notre retard.
Dans le domaine de la Culture, nous n’avons jamais pu inventorier les valeurs sur lesquelles, nous devions nous appuyer. L’attachement à la famille, à la patrie, l’esprit de sacrifice, toutes ces valeurs n’ont pas été suffisamment visitées. Nous nous sommes attelés à une vision très occidentalisée de la Culture. Nos langues nationales n’ayant pas été suffisamment utilisées, nous n’avons pu mettre en valeur tout ce que notre patrimoine renfermait comme richesse capable de féconder un nouvel humanisme pour en faire un homme nouveau. C’est tout cela qui nous a poursuivi. Il suffit de voir nos élites tiraillées entre les influences internes et extérieures. Nos élites sont incapables de patriotisme, d’aimer véritablement leur pays, de défendre ses intérêts. Tout cela est la conséquence de cette situation que nous avons vécue.
De l’indépendance à nos jours pourtant, le régime présidentialiste a dominé au Sénégal. Ses hommes qui nous ont guidés avaient-il les coudées franches pour mener les desseins qu’ils avaient choisis ?
A la vérité, le présidentialisme a pris le pas sur le parlementarisme. Nous avons tenté le parlementarisme qui a été un échec total. Nous inspirant du régime français nous avons essayé de le transposer chez nous, il y a eu des conflits de compétence et de caractère. Cela a coûté la vie au premier gouvernement post indépendance et à la fédération du Mali. Il a fallu donc penser à mettre en place un régime fort où le Chef est doté de pouvoirs forts. La conséquence a été des années d’enfer de 1960 à 1970. Cela m’a valu la prison en tant que syndicaliste. Combien de fois, nous avons voulu tenir des réunions dans cette maison où nous nous trouvons, la police nous a chassé à coups de gourdins, j’ai été menotté devant mes enfants, cela les a traumatisés. Les réunions, les marches, les grèves étaient interdites. Nous avons été jetés en prison, torturés pour un oui ou un non. Nous avons été révoqués. Combien de fois cette maison a été perquisitionnée tout cela parce que le pouvoir néo colonialiste voulait des régimes forts capables de défendre ses intérêts. C’est pourquoi des bases militaires ont été créées avec des accords secrets. Nos pays ont été placés dans une position de dépendance politique et économique. La politique d’ajustement structurel qui a été imposée à notre pays, la dévaluation du franc CFA qui a été de l’ordre de 100% contrairement aux 50% proclamés, la crise financière que nous vivons présentement ont eu des impacts négatifs sur les ambitions de nos dirigeants.
Sur quels leviers faudrait-il s’appuyer aujourd’hui pour sortir de notre situation ?
Il faut que l’on parachève l’indépendance en réexaminant les accords qui nous lient avec nos anciens colonisateurs, d’abord, pour les réadapter. Les accords datent de 1960, aujourd’hui nous sommes dans un contexte de mondialisation. Je pense que nous n’avons pas intérêt à rompre avec notre ancien colonisateur ni avec l’Europe. Nos relations avec l’Europe sont historiques, il faut coûte que coûte les préserver. Même si l’Europe à travers la politique de migration, l’union de la méditerranée, le débat absurde sur l’identité commet des erreurs. Il nous faut faire comprendre à l’Europe que son avenir est d’être avec l’Afrique parce que nous sommes le continent du futur. Nous sommes plus d’un milliard et avec la diaspora nous pesons un milliard quatre cent millions d’âmes. Nous avons toutes les richesses. Nous représentons le marché le plus fort. Si nous créons les Etats-Unis d’Afrique, et cela est incontournable, nous remettons en cause la gouvernance mondiale.
Une belle revanche sur la balkanisation que l’on nous a imposée.
C’est clair, mais il nous faut aller vers les Etats-Unis d’Afrique. Pour cela il faut que chaque pays cède une parcelle de sa souveraineté. Ensuite il nous faudra examiner la question de la monnaie et sa stabilité. La domination coloniale est marquée par l’exploitation économique, l’aliénation culturelle et la domination politique lorsque l’on échappe à tout cela pour se projeter vers la souveraineté, on peut considérer qu’on a échappé à une étape très importante.
Entretien réalisé par Pape Amadou FALL
lagazette.sn
(Le prolongement du regard vous avez je dis) un grand !.. »professeur » de la part d’un (modu_modu) de FRANCE.Merci…