Le tapis chamarré se remarquerait à peine dans l’élégante salle de musique du palais présidentiel de Dakar, s’il n’était orné d’une inscription brodée bien visible sur l’un de ses côtés. Rédigée en français, elle n’échappe à aucun des invités du chef de l’Etat sénégalais : » offert par la République islamique d’Iran
Sollicitude affichée envers des pays pauvres, contre soutien diplomatique à l’Iran : pour lutter contre son isolement, Téhéran a conclu cette alliance « stratégique » avec une dizaine de pays africains, de la Mauritanie au Zimbabwe en passant par le Congo-Kinshasa et le Soudan. Durant la seule année 2009, le continent a été gratifié d’une vingtaine de visites d’officiels iraniens.
Le Sénégal, qualifié de « partenaire privilégié » par Téhéran, est la tête de pont francophone de ce réseau africain tissé par l’Iran. Il est vrai que son président, Abdoulaye Wade, ne ménage pas ses efforts : il a effectué chaque année au moins une visite officielle à Téhéran depuis 2002. Le président iranien lui a rendu la politesse trois fois depuis quatre ans.
Pétrole, équipements, infrastructures : les Iraniens promettent beaucoup à un pays qui, dépourvu de sources d’énergie, a besoin de tout. En retour, le président sénégalais ne manque jamais une occasion pour « affirmer [son] soutien » à l’Iran et le créditer de sa bonne foi en matière de nucléaire.
Avec son aplomb légendaire, M. Wade a lancé le 26 novembre 2009 à Dakar devant son homologue M. Ahmadinejad : « Si quelqu’un me demandait si j’ai caché une bombe atomique dans mes caves, je n’aurais pas à le prouver. C’est celui qui accuse qui doit prouver. Dans le cas de l’Iran, on n’a rien prouvé jusqu’à présent. » Et de renchérir : « Tant que l’Iran défendra sa liberté et son indépendance en disant qu’il n’enrichit pas d’uranium à des fins militaires, le Sénégal restera à son côté. »
Le 13 mai, lors du vote sur la candidature de l’Iran au Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) de l’ONU, le Sénégal devrait figurer parmi ses avocats. La chaleureuse déclaration saluant une » nouvelle avancée dans les efforts déployés par l’Iran en faveur de la promotion et de la protection des droits de l’homme » faite en février par le délégué sénégalais lors de l' »examen périodique universel » de l’Iran devant le CCDH ne laisse guère de doutes.
Pareille complaisance affichée au nom de la solidarité des musulmans ne heurte personne au Sénégal, au contraire. « Le soutien au droit de l’Iran au nucléaire est une cause populaire », assure un haut responsable de l’exécutif. L’islam sénégalais, confrérique et tolérant est à mille lieues du chiisme. Mais le président du Sénégal, dont le fils Karim a organisé le sommet de l’Organisation de la conférence islamique en 2008 à Dakar, a rompu avec la tradition de neutralité en s’affichant comme musulman. Même Abdou Latif Coulibaly, journaliste, grand pourfendeur du régime Wade, applaudit le président sur ce point. « Quand Wade accueille Ahmadinejad, il soulève l’enthousiasme des Sénégalais, car il a le courage de recevoir celui qui ose s’opposer à l’Occident. » Pour Dakar, très dépendant de l’aide occidentale, soutenir Téhéran, c’est faire acte de souveraineté.
« Le Sénégal est libre de choisir ses amis », insiste Bamba Ndiaye, porte-parole du président Wade, qui justifie l’ouverture du pays à des partenaires comme la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Iran, par la volonté de « conquérir une indépendance encore inachevée ». En choisissant l’Iran, « nous avons d’abord tenu compte de notre intérêt, analyse Madické Niang, ministre des affaires étrangères. Mais nous souhaitons aussi jouer un rôle de modérateur entre nos amis iraniens et la communauté internationale ».
Illustration de ce nouveau partenariat économique, Téhéran promet de participer à la construction d’une « grande structure de stockage » d’hydrocarbures destinée à réaliser le rêve du régime de transformer Dakar en « hub pétrolier » pour l’Afrique de l’Ouest, ajoute M. Niang. Le chef de la diplomatie sénégalaise assure aussi qu’un accord d’approvisionnement pétrolier » avec une petite décote favorable » est en cours de négociation avec Téhéran.
L’ennui est que ces projets sont évoqués depuis 2006 et n’ont, jusqu’ici, connu aucune concrétisation. Pour l’heure, le principal hommage de l’Iran au Sénégal est une usine de montage automobile, inaugurée en 2008 par le constructeur iranien Khodro à Thiès, à 70 km de Dakar. Les voitures de marque Samand, dérivées de la 405 Peugeot, sont destinées à renouveler le parc des taxis dakarois à bout de souffle. Mais la gourmandise en carburant de ces berlines iraniennes plombe le chiffre d’affaires des chauffeurs qui se sont endettés pour les acquérir et manifestent aujourd’hui leur colère.
Ces déconvenues automobiles en annoncent-elles d’autres ? Les connexions iraniennes du Sénégal commencent à agacer Washington, l’un de ses principaux bailleurs de fonds. Dakar, il est vrai, ne craint pas de pratiquer le grand écart entre ses « amis ».
A Washington, le 16 septembre 2009, après des années de négociation, a été signé en grande pompe l’accord permettant au Sénégal de bénéficier d’une aide de 540 millions de dollars (soit 395,5 millions d’euros) du « Millenium challenge account », un fonds d’aide aux pays pauvres mais vertueux créé par George Bush.
« Pour un demi-milliard de dollars, nous ne gagnons aucun soutien. A la place, nous obtenons un appui obséquieux à la position de l’Iran », grince Peter Pham, spécialiste américain des politiques africaines. Deux mois après cet adoubement par Hillary Clinton elle-même, le président Wade accueillait Mahmoud Ahmadinejad à Dakar en soutenant le droit de l’Iran au nucléaire.
Philippe Bernard
lemonde.fr