Ce mois de décembre finissant est plein de souvenirs pour le Sénégal et les Sénégalais ; des souvenirs dont certains ont leur répercussion jusqu’au delà de nos frontières. Ces événements dont les anniversaires seront célébrés dans ce mois des festivités de la Nativité et de la Saint-Sylvestre, peuvent pourtant être des éléments à partir desquels on peut puiser et le courage et la force de dépassement nécéssaires à la construction déjà entamée de notre jeune Nation.
Décembre au Sénégal : un mois pas comme les autres
En cette période du mois de décembre, nous étions en train de nous souvenir d’un homme très tôt rappelé à Dieu, que du reste, les jeunes générations ne connaissent que de nom, mais qui, pourtant, fait partie des pères fondateurs de notre Sénégal, de notre jeune République et de notre Nation en construction. Cet homme à qui le Collectif des cadres casamançais a décidé de rendre un vibrant hommage, en y associant tous les Sénégalais qui l’ont connu et aimé, est feu Emile Badiane de Tendiéme, rappelé à Dieu il y a quarante ans et inhumé dans son village le 22 décembre 1972.
Dans la même période, presque à l’entame des manifestations commémoratives de l’hommage, le Peuple sénégalais a été profondément consterné par la nouvelle du rappel à Dieu d’un autre monument de la construction de notre pays : le Professeur Assane Seck qui a tiré sa révérence comme pour dire à la jeunesse «Comme Emile, je m’en vais en cette période de fin d’année», bien que lui, Badiane, se soit retiré en fin novembre.
Le rappel à Dieu du Pr. Assane Seck est suivi d’autres pertes qui ont ébranlé notre Peuple, c’est celle de Serigne Mansour Sy Borom Daara Ji et celle de Mgr Augustin Sagna, évêque de Ziguinchor, tous deux de très fortes personnalités, des Saints, qui ont marqué de leur empreinte l’histoire de notre cher Sénégal.
Toutes ces pertes d’illustres fils du Sénégal ont failli faire oublier qu’il y a onze ans, dans le même mois de décembre, s’en était allé un autre homme, un autre père fondateur de la Nation si ce n’est le principal, le Président Léopold Sédar Senghor dont la cérémonie anniversaire de la disparition a été organisée par ses héritiers du Parti socialiste, alors qu’il appartenait à la Nation toute entière sinon à la République de se souvenir de lui en ce 20 décembre 2012.
Une semaine après cette date anniversaire du rappel à Dieu du Président Senghor, surviendra, le 28 décembre, un autre anniversaire, celui du rappel à Dieu du khalife général des mourides feu Serigne Saliou Mbacké. Cette date de souvenir de cet autre saint homme sera certainement une occasion de prières et de recueillement pour un Sénégal uni et fort dans ce monde en difficultés.
C’est aussi dans cette période du mois de décembre pourtant qu’il s’est produit une chose déterminante pour la vie de notre Nation : le chef du maquis armé du Mfdc, Salif Sadio, décide, suite à des contacts, de libérer les huit soldats, qu’il a fait prisonniers pendant quatorze mois. Cet acte différement interprété par les analystes constitue pourtant un regain d’espoir, une nouvelle donne dans la gestion de la crise du Sénégal dans la région de Casamance, crise qui, elle-même, date d’un certain 26 décembre 1982.
Si j’ai jugé opportun d’évoquer tous ces événements dans cette réflexion que j’intitule «Où sont les koras et balafons ?» c’est parce que, à y regarder de très près, ils sont pour nous rappeler la problématique, à cause de sa jeunesse, de notre Nation qui, par son hymne, sa devise et son drapeau, repose sur l’unité, l’intégrité dans la diversité qui constitue sa principale richesse et sa force.
En effet, pour construire notre jeune Nation, les pères fondateurs se sont accordés sur la nécessité d’unir «les sources à la mer», «la steppe à la forêt» ; tâche à laquelle nous devions tous nous atteler à la musique des koras et balafons. Oui, ces deux instruments dont la musique a bercé les nuits du défunt Président poète qui a tiré sa révérence le 20 décembre 2001, ont accompagné la Nation sénégalaise dans ses hauts faits dans tous les domaines d’activités aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières, il y a de cela un peu plus de cinquante ans.
Combien de fois notre hymne national a retenti dans tous les continents pour accompager l’ascension de l’étendard tricolore frappé de l’étoile verte sur la bande jaune ? En Asie, en Europe, en Amérique, surtout en Afrique , partout nos sportifs, notre diplomatie, nos intellectuels ont représenté dignement notre pays, et l’opinion de se demander d’où venait ces géants, ces bâtisseurs, ces hommes, ces esprits qui ont marqué, marquent et marqueront encore la marche de leur temps et de leur monde… Et les observateurs avertis de dire que le Sénégal est un petit pays habité par de Grands hommes car, la valeur de ses ressources humaines est sans conteste admise par tout le monde et dans toutes les institutions internationales : Onu, Unesco, Fao, Unicef, Fmi, Union africaine, Union européenne, Cpi, Francophonie…
Quels enseignements en tirer ?
Mais alors qu’est ce qui justifie cette reflexion ? C’est que, pendant le même temps, à l’intérieur de nos frontières, au lieu de s’appuyer sur les koras et balafons, au lieu d’évoquer les symboles de la Nation, pour consolider sa construction et son unité, on assiste à un abandon progressif de tout ce qui peut et doit rappeler cette volonté de vivre en commun, ce qui peut pousser à aimer et renforcer l’amour pour la Nation. On entend très peu l’hymne national dans les écoles et les institutions, on ne procède plus à la montée ou à la descente des couleurs accompagnées par la mélodie du «Pincez tous vos koras, frappez les balafons» ; il y a dans notre pays des autorités, des enseignants et des formateurs ou des citoyens tout court qui ne peuvent pas chanter cet hymne, qui ne connaissent pas les symboles de la Nation et ce qu’ils représentent. Alors que Léopold – le Président poète, lui, poursuit : «Que m’accompagnent koras et balafons !» et j’ajouterai, pour le compléter, «dans l’effort collectif permanent de construction de notre Nation».
Cet abandon des valeurs fondamentales de notre République est tellement avancé que malgré la très grande diversité des médias qui caractérisent aujourd’hui notre espace, on n’entend même plus ni la kora, ni le balafon, qui sont de nos jours inconnus de l’écrasante majorité des jeunes, espoirs du Sénégal de demain ; on ne les voit plus, ces instruments mythiques, qui ont fait le passé glorieux des nuits africaines et des noms comme Soundioulou Cissokho, Lalo Kéba Dramé et Dembo Kanouté sont en train de disparaître de la mémoire collective de ceux à qui les premiers vers de l’hymne intiment l’ordre de pincer les koras et de frapper les balafons. Ces instruments rangés conscienment ou inconscienment dans les tiroirs du passé, ceux qui devaient les pincer, les frapper ou tout bonnement les écouter pour en jouir de la musique ne sauront pas forcément quoi faire. Et c’est cela le drame dans lequel nous sommes en train de nous installer progressivement à la faveur d’autres instruments, d’autres musiques «nationales» dans le seul dessein d’uniformiser ce qui était divers et riche de sa diversité. Les autres symboles de la Nation sont aussi ignorés de l’écrasante majorité de la population.
A-t-on réfléchi sur le risque réel d’appauvrissement culturel que nous faisons courir à notre jeune Nation ? En effet, la perte de ces instruments et de la musique qu’ils produisent entraîne forcément la disparition des langues et cultures auxquelles ils appartiennent. Alors que, dans la sous-région ouest-africaine, des ensembles lyriques comme le Bembeya Jazz de Guinée, Secouba Bambino de Guinée, Salif Keïta du Mali, Aïcha Koné de Côte d’Ivoire, Oumou Sangharé etc. passent pour être les grandes figures de la musique de notre époque. Plus près de chez nous, Dialiba Kouyaté de Gambie fait beaucoup d’émules au Sénégal et dans la sous-région. De même dans ces pays dont sont originaires ces groupes de musique, la kora et le balafon demeurent encore deux instruments de réference. Aussi, ces deux instruments peuvent-ils constituer des facteurs d’intégration des Peuples de la sous-région.
Il faut peut être rappeler que le groupe musical qui a fait retentir l’hymne du Sénégal à Alger derrière le Bembeya Jazz était l’Ucas Jazz Band de Sédhiou dont la musique est sur fond de koras et de balafons.
Nécessité de recours aux valeurs fondamentales de la République
Alors, à l’heure où la volonté affirmée du président de la République du Sénégal à trouver une solution définitive à la crise qui sévit au sud du pays a suscité les espoirs de la paix retrouvée et consolidée, ne pourrait-on pas faire accompagner cet élan par la musique des koras et des balafons en donnant à ces deux symboles, mais surtout à notre hymne national, tout le sens que lui confére son premier vers et sa première strophe ? Pincer les koras et frapper les balafons signifie tout d’abord accorder ces instruments afin d’en sortir une très belle mélodie, une harmonie musicale. D’autre part, cela signifie pour le Peuple, s’accorder autour de l’essentiel malgré et à cause de nos différences. Ne devrait-on donc pas invoquer cette très grande diversité socio-culturelle de notre Peuple et la renforcer afin d’en tirer le vivier indispensable à l’œuvre permanente de construction et de consolidation des fondements de notre jeune Nation ? Oui ! Notre pays n’a que 52 ans ; n’oublions pas que dans le monde, il cohabite avec des Etats pluricentenaires. Donc 50 ans c’est tout jeune pour une Nation en construction. Elle trébuchera plus qu’elle ne se tiendra debout…
En cette période de décembre caractérisée par le rappel à Dieu de tous ces grands hommes, qui devraient reposer dans notre panthéon, ne devrions-nous pas nous montrer comme leurs dignes héritiers afin de faire nôtres tous leurs actes dans le dur et exaltant chemin de la construction du Sénégal ?
Cela nous donnerait sûrement la force nécessaire pour nous accepter dans nos différences, nous compléter et marcher vers l’avant, «épaule contre épaule», pour «unir la mer et les sources», «la steppe et la forêt», dans le seul but principal de faire de notre pays une «res publicum» afin d’aller à l’intégration africaine, seule garante de la construction d’une économie africaine forte et ainsi, nous terminerons notre refrain par «Salut Afrique mère !».
J’ose croire que c’est à cela que le Président Macky Sall veut inviter les Sénégalais en mettant en place un ministère de la Jeunesse, de l’Emploi et de la Promotion des valeurs civiques. Et pour conforter, ce que je crois, ce département est confié à un ministre né un 16 décembre et l’un de ses principaux collaborateurs est né un 6 décembre. Quel hasard !
Je suis sûr que les objectifs assignés à cette équipe ne seront atteints que grâce à la musique et à la gloire des koras et balafons.
Le 31 décembre prochain (Ndlr : le texte a été reçu avant le discours de fin d’année du chef de l’Etat), le président de la République va s’adresser à la Nation toute entière. Son allocution sera, bien sûr, accompagnée d’une diffusion de l’hymne national. Ce sera un moment de communication et de communion pour donner de l’espoir, mais aussi confirmer son engagement à œuvrer pour l’unité, la paix, la sécurité de tous ses compatriotes et les hôtes étrangers qui vivent au Sénégal. Il ne manquera certainement pas d’appeler tous les Sénégalais : la classe politique, la société civile, les chefs coutumiers et religieux, les jeunes, les femmes, à s’unir autour de l’idéal de construction de la Nation et de développement économique et social du Sénégal. Il convoquera donc pour cela, même sans les nommer, «les sources», «la mer», «la steppe», «la forêt», «les koras et les balafons». Il invitera, sans le dire, tous les Sénégalais et toutes les institutions avec à leur tête les personnes qui les animent, «à pincer tous leur koras» et «à frapper les balafons», ou alors, à écouter pour les aimer, les mélodies venant de ces instruments qui ont fait la gloire des royaumes du Ghana, d’Aoudaghost, de l’empire du Mali, du royaume du Gaabu dont nous sommes les dignes et fiers héritiers.
C’est en nous nourrissant de ce riche patrimoine, parceque très divers, que nous nous donnerons les ressorts nécessaires pour juguler la crise économique actuelle que nous subissons, mais aussi pour bouter hors de nos frontières les démons de la division et du séparatisme pour consolider l’unité nationale et l’intégrité territoriale de notre cher Sénégal.
Faire accompagner toutes nos actions par les douces musiques des koras et des balafons raccourcirait certainement le chemin de la recherche de la paix au Sud du Sénégal, réconcilierait les acteurs de la classe politique et de la société civile et réunirait tous nos efforts autour de l’essentiel : la recherche de solutions à la demande sociale qui se fait de plus en plus pressante et urgente et à l’insécurité transfrontalière qui menace notre sous région.
Et alors, de nouveau, notre hymne national retentira partout à travers le monde pour accompagner la gloire de nos Héros et l’ascension de l’étendard tricolore bardé d’une étoile verte sur la bande jaune.
Ibrahima Ama DIEME
Professeur d’Histoire et de Géographie
Président de «Initiatives et Actions
pour le Développement en Afrique»