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A 30 ans, encore chez papa et maman : un fléau planétaire

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Pour Elisa, pimpante juriste parisienne, le choc est rude : à 31 ans, elle vient de quitter le quartier branché du Marais pour réintégrer… sa chambre d’adolescente couleur pastel. Un aller simple Paris-banlieue sud pris « par obligation ». « A la suite de la perte de mon emploi, dit-elle, suivie d’une séparation il y a trois mois. Mes parents sont compréhensifs, j’ai de la chance, mais je n’aurais jamais imaginé vivre cela à mon âge. » Sentiment similaire pour Tadeu, avocat qui vient de fêter ses 31 ans chez ses parents à Taubaté, dans l’Etat de Sao Paulo, au Brésil. Ou pour la Mexicaine Claudia, 40 ans, divorcée et sans emploi, qui vit depuis trois ans dans l’appartement familial de Jiutepec avec son frère de 41 ans, également au chômage. Ou encore pour Anastasie, professeure grecque de 28 ans, qui cohabite désormais à Athènes avec son frère et sa soeur.
Quatre parcours parmi la centaine de témoignages, dont les auteurs désirent rester anonymes, reçus sur Lemonde.fr en réponse à l’appel lancé samedi 19 janvier : « Vous avez plus de 25 ans et vous vivez encore chez vos parents. Témoignez. » Des Etats-Unis, d’Espagne, de Suède, de Colombie, de France, etc., nous sont parvenus de longs récits, aux ressentis étonnamment semblables, évoquant l’impression de « faire du surplace par rapport aux autres » et l’espoir « que cela ne dure pas trop longtemps ».

Le phénomène est international, plus masculin que féminin – il concerne, par exemple, 35 % des hommes européens de 25 à 34 ans, contre seulement 21 % des Européennes de la même classe d’âge – et s’accentue depuis cinq ans, début de la crise des subprimes américaines. Baptisés génération « boomerang », « kangourou », « hôtel Mama », « nidicole » (espèce dont les petits naissent incapables de se nourrir et de se déplacer seuls) ou « célibataires parasites » par des faiseurs de formules de tous les continents, il ne s’agit pourtant pas d’une énième génération Tanguy (notre symbole tricolore, en référence au film d’Etienne Chatiliez sorti en 2001), représentant de jeunes velléitaires désireux de se faire cocooner le plus longtemps possible.

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« Le syndrome est majoritairement subi et s’explique par des raisons économiques », analyse la sociologue Cécile Van de Velde, spécialiste de la jeunesse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) : envolée du chômage des jeunes, augmentation du coût des études, hausse des prix immobiliers, accélération des divorces et des séparations, pression professionnelle accrue (flexibilité subie, baisse de salaires), etc. « Ces 25-34 ans n’arrivent pas, alors qu’ils le désirent, à acquérir ou à conserver leur indépendance. »

Aux Etats-Unis, où l’autonomie des jeunes est un des fondements de la réussite made in USA, 21,6 % des 25-34 ans américains cohabitent désormais avec leurs parents selon le Census Bureau, contre 15,8 % en 2000 et 11 % en 1980 ! Il faut remonter à la grande crise des années 1930 pour enregistrer des proportions supérieures. Neuf trentenaires concernés sur dix déclarent d’ailleurs participer aux dépenses ménagères, et un sur deux paie un loyer, selon Kim Parker, de l’institut Pew Research. Dans un article mis en ligne le 30 janvier, cette chercheuse souligne l’importance de cette « génération sandwich », parents ceinturés entre ces grands enfants à l’autonomie en devenir et… leurs propres parents, de plus en plus dépendants.

En France, ce recours au bercail des 25 à 34 ans est passé de 8 % à près de 12 % entre 2006 et 2011, selon Eurostat. Au Royaume-Uni, il oscille entre 15 % et 17 % depuis deux ans, contre 12 % à 13 % avant la crise. Ailleurs en Europe, ces ratios ont parfois grimpé de dix points en cinq ans : en Grèce, en Bulgarie, en Slovaquie et à Malte, plus de la moitié des 25-34 ans vivent désormais au domicile parental. En Espagne, en Italie, au Portugal, la proportion varie entre 40 % et 50 %. Dans les douze nouveaux pays membres, cette moyenne atteint 43 %… contre 26 % dans la zone euro.

Tendance similaire en Australie, au Canada et bien sûr au Japon. Dans ce pays vieillissant, où un jeune adulte sur deux de 20 à 34 ans vit au domicile familial, la « nouveauté » est la présence croissante de « quadras » sous le toit parental : 16 % des 35-44 ans y ont élu domicile, contre 12 % en 2005, note le sociologue Yamada Masahiro dans son article « Le modèle familial japonais en pleine mutation » paru en septembre 2012 sur Nippon.com.

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De fait, cette tendance émergente révise la grille de lecture sociétale mondiale. « En 2000, on pouvait dire que les pays nord-européens, d’héritage protestant, et les pays anglo-saxons favorisaient l’indépendance des jeunes, commente Cécile Van de Velde, alors que les cultures du Sud, plus latines, les maintenaient dans le cocon familial jusqu’au mariage. La France était un peu entre les deux. » D’où un classique clivage Nord-Sud. Au début du XXIe siècle, l’âge médian – où 50 % des jeunes sont partis du domicile – était de 20 ou 21 ans au Danemark, en Norvège et en Suède, mais également au Canada, aux Etats-Unis, en Australie, au Royaume-Uni. Il avoisinait les 27-28 ans dans les pays méditerranéens et sud-américains, de tradition catholique. En France, il oscillait entre les deux, à 23 ans.

Une décennie plus tard, Danemark, Norvège et Suède, de tradition sociale-démocrate, restent les champions de l’autonomie (moins de 4 % des plus de 25 ans vivent chez leurs parents). « L’Etat-providence, qui considère dès 18 ans un jeune comme adulte, et lui donne de l’argent pour financer ses études et partir, fonctionne toujours, même si le modèle commence à faire débat dans ces pays », poursuit Cécile Van de Velde.

Mais ailleurs, le paysage est brouillé. L’Amérique du Sud, par exemple, connaît une véritable mutation culturelle. Une nouvelle approche libérale, entraînant une augmentation du coût des études, met à mal la tradition catholique du cocooning familial sans culpabilité. Certains jeunes désormais se sentent mal à l’aise de rester alors que, côté parents, des voix s’élèvent : « Enfants à la maison, jusqu’à quand ? », peut-on lire sur le site Supermujer.com.mx au Mexique. A Santiago du Chili, la psychologue clinicienne Maria Inés Pesqueira propose des thérapies familiales. Sa conférence sur la generacion canguro, dans le cadre du XXe Congrès national de psychologie clinique d’octobre 2012, décryptant le phénomène et prodiguant des conseils, est accessible à tous sur YouTube. Même en Italie – patrie du grand enfant chéri -, des mamme ont rencontré un grand succès à Noël avec leur clip, les « Smammas », affichant en tenue lamée argentée – et sur YouTube – leur ras-le-bol face à leurs trentenaires dépendants.

Car la nouveauté vient d’Internet. Cette disparité de situations et de cultures, jadis cloisonnée par pays, se mêle en ligne. Les situations de ces trentenaires ne sont clairement pas homogènes, mais la pratique des réseaux sociaux fait émerger « une ambiance générationnelle planétaire », remarque le sociologue du CNRS Olivier Galland. Cette génération bloquée.com s’épanche, visionne, échange, compare les situations, et ponctue ses saillies sur Twitter par le hashtag #hotelmama compréhensible dans de nombreuses langues.

« LE CREUSET DU MOUVEMENT DES ‘INDIGNÉS' »

« Des valeurs et des problématiques communes surgissent en ligne, ainsi que les symptômes communs qui en découlent », note Cécile Van de Velde. Pour la sociologue du CNRS Monique Dagnaud, « ces jeunes diplômés qui trouvent injuste le sort qui leur est fait ont été le creuset du mouvement des « indignés » ». Une internationale numérique trentenaire qui peut expliquer la diffusion de ce mouvement « tout autant au Québec, au Chili qu’en Espagne, avec des slogans tels que : sans travail, sans maison, sans salaire, sans peur », ajoute Cécile Van de Velde.

Cette situation dans les pays développés est liée « en bonne partie à une mécanique d’écrasement économique des jeunes par les vieux qui ont accaparé la richesse du patrimoine immobilier, analyse l’historien et sociologue Emmanuel Todd. Ce sont les sociétés en déclin qui font cela. Paradoxe des pays développés, non seulement ils ont moins d’enfants, mais les enfants sont désavantagés sur le marché mondial ».

Cela entraîne, selon Emmanuel Todd, « un déterminisme social encore plus accru, car les jeunes deviennent très dépendants de leurs familles ». Camille Peugny, sociologue auteur du livre Le Déclassement (Grasset, 2009), évoquant la panne d’ascenseur social pour les jeunes générations, abonde dans ce sens : « Tout ce qui fait reposer la situation sur la famille est le système le plus injuste et le plus inégalitaire qui soit. Le fait que les Etats se défaussent sur les familles ne peut avoir qu’un temps. C’est devenu un problème de société majeur. »

D’ailleurs, les conséquences démographiques d’un tel phénomène commencent à se faire sentir. « La famille tue la famille », analyse Cécile Van de Velde. Ces jeunes ont du mal à se projeter dans l’avenir. Ils peuvent difficilement connaître une sexualité accomplie et les projets qui l’accompagnent. « Je suis engloutie dans le trou d’un ouroboros [serpent qui se mord la queue] qui pourrait être pris comme l’emblème de ma génération. Pas de spirales, pas de labyrinthes : un mur circulaire qui dessine notre cellule », explique Marianna, bientôt 33 ans, traductrice free-lance rentrée chez ses parents, à Palerme, il y a dix-huit mois.

Une vraie fragilité psychique « se développe chez les trentenaires. Le décrochage de la fécondité se voit maintenant en Espagne », note la sociologue. « On peut imaginer à terme des « arrêts de vie », ne pas pouvoir vivre avec quelqu’un et ne pas pouvoir en avoir des enfants, pronostique Emmanuel Todd. A moins que les jeunes puissent se reproduire chez leurs parents, ce qui va amener à l’émergence… de familles complexes. »

Laure Belot

lemonde.fr

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