Jean-Christophe Rufin, ambassadeur de France au Sénégal de 2007 à 2010, a eu des relations «compliquées» avec la famille Wade, lorsqu’il était en poste à Dakar. L’écrivain revient sur ces difficultés, sur la tentation qu’ont eue un temps les autorités françaises de soutenir Karim Wade. Ce dernier, dont l’ancien ambassadeur dresse un portrait au vitriol, est toujours en garde à vue dans le cadre d’une procédure pour enrichissement personnel illicite.
Vous aviez quitté Dakar avec l’idée que le clan Wade avait obtenu votre tête. Aujourd’hui, Karim Wade est derrière les barreaux. Vous êtes surpris par sa garde à vue ?
Non. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il a obtenu ma tête, parce que je suis resté trois ans. C’est une tête qui a mis du temps à tomber… Trois ans, c’est la durée normale de séjour d’un ambassadeur.
Mais c’est vrai que les rapports avec la famille Wade ont été toujours délicats pendant mon séjour. Mais c’est une vieille histoire, cette affaire des soupçons autour des activités de Karim Wade. Je ne suis pas étonné que l’on débouche sur la procédure actuelle.
Karim Wade est soupçonné d’enrichissement illicite. La Cour de répression de l’enrichissement illicite estime ses avoirs à plus d’un milliard d’euros. Est-ce que la somme vous semble plausible ?
Il y a une procédure en cours, il faut la respecter. Elle se passe au Sénégal, mais il faut la respecter exactement de la même manière que si elle se passait en France. On n’a pas à commenter les décisions de justice. Il y a un système judiciaire au Sénégal qui est tout à fait capable de faire la lumière là-dessus.
Ce qui ne me paraît pas très étonnant, et que tout le monde savait là bas, c’est que toutes les activités de Karim Wade lui avaient rapporté beaucoup d’argent, c’est certain. Des activités multiples, qui étaient quand même toujours liées à la politique. Quand il est arrivé à des responsabilités, il n’avait pas de fortune particulière. C’est un garçon jeune, d’abord, qui avait travaillé à Londres dans un cabinet financier. Maintenant, sur le montant, je ne peux rien dire. Mais je ne suis pas surpris.
Le substitut du procureur a parlé, mardi 16 avril, d’une véritable ingénierie financière, avec des montages ultras complexes, des prête-noms, des sociétés off-shore. Ces informations circulaient-elles déjà lorsque vous étiez ambassadeur ?
Oui. Vous savez que l’une des raisons des difficultés que j’ai pu avoir avec la famille Wade, c’est que, précisément, il y avait déjà à ce moment-là des manœuvres pour éviter que Karim Wade ne soit interrogé et ne rende des comptes. À l’époque, c’était surtout sur son activité à la tête de l’organisation de l’OCI. Cette institution, qui devait organiser le sommet de l’OCI, avait brassé beaucoup d’argent de façon un peu mystérieuse.
L’actuel président, Macky Sall, était à époque président de l’Assemblée nationale. Il avait demandé des explications à Karim Wade. Cette simple requête était apparue au père, au président Wade à l’époque, comme une sorte de crime de lèse-majesté. Le président Wade avait alors changé la Constitution, pour changer la durée du mandat du président de l’Assemblée nationale, et, au fond, déposer Macky Sall. C’est quelque chose qui remonte très loin. Et Macky Sall a traversé des moments très difficiles à la suite de cette épreuve.
Ces manœuvres-là, vous les répercutiez en France ? Quelles étaient les réponses des autorités françaises d’alors ?
Bien entendu. Ma thèse a toujours été simple. Le Sénégal est un pays qui a une longue habitude de la démocratie. Le peuple sénégalais est habitué à choisir ses dirigeants par le vote, ce n’est pas si courant en Afrique. Il y a une vraie culture démocratique qu’il nous faut respecter. Ce que j’ai dit, c’est que nous n’avions pas, nous Français, à prendre parti. Et surtout pas à prendre parti pour Karim Wade. S’il avait été élu démocratiquement, et bien nous devions nous ranger évidemment au suffrage qui aurait été exprimé. Mais s’il n’y arrivait pas, ce n’était pas à nous de le pousser.
Vous savez qu’à l’époque, toute l’activité du président Wade – ce qui a d’ailleurs entraîné sa chute à mon avis – consistait à vouloir entrer dans un processus, qui n’était plus un processus démocratique, mais un processus de dévolution en quelque sorte monarchique du pouvoir à son fils. Et ça, je m’y suis totalement opposé, depuis le début.
La France a-t-elle été la complice de ces manoeuvres ?
Finalement non, parce que l’activité d’un certain nombre d’entre nous, à commencer par moi, a montré que cela aurait été une très grave erreur. On l’a vu, au moment de l’élection de 2012 : la France s’est abstenue de peser dans un sens ou dans un autre. Elle a laissé le processus démocratique se dérouler. Ce qui a abouti à l’alternance, au départ du président Wade. Mais ce n’était pas gagné.
Je pense que la tentation a existé, pendant un certain temps, du côté des autorités françaises – du côté des plus hautes autorités à l’époque, c’est-à-dire du président de la République – de montrer des signes qui auraient pu laisser entendre que Karim Wade était le candidat de la France. Finalement, cela n’a pas été le cas, et c’est tant mieux.
Vous évoquiez vos rapports compliqués avec la famille Wade. Karim Wade a été conseiller spécial de son père pendant douze ans. Vous avez forcément eu affaire à lui. Que pensiez-vous du personnage ?
C’est un garçon qui savait être charmant, charmeur, mais qui savait être dans l’ensemble très cassant. Et à mon avis, il faisait état de compétences financières qui étaient fortement exagérées. Son père le considérait comme un génie de la finance. Moi, je n’ai jamais été impressionné par les qualités de Karim Wade en tant que gestionnaire. En revanche, il a certainement su faire fructifier sa propre fortune, ça, c’est autre chose…
Mais pour le pays, il avait souvent des idées qui me paraissaient un peu simplistes. Quand il est entré en responsabilité du grand ministère, à la fin – un ministère qui couvrait sept ou huit départements ministériels – on disait qu’il était ministre de tout. Il a dit, notamment, qu’il voulait créer une compagnie aérienne. Il avait des vues très larges sur la flotte, qu’il voulait acheter comptant, avec des tas d’avions, etc. On avait impression de quelqu’un qui voyait très grand, ce qui en soi n’est pas un défaut, mais qui n’avait pas les moyens de ses ambitions.
RFI et Senenews
Les patrons japonais sont très forts. Pour contenir la mauvaise humeur des employés, ils ont trouvé une belle stratégie. En fait de mauvaise humeur des travailleurs, certains la jugent naturelle. Le travailleur déteste le patron, c’est presque normal. Parce qu’il faut être d’un haut niveau mental pour ne pas haïr le chef. Les gens d’en bas, détestent « forcément » les gens d’en haut. Et pour cause : lorsque les travailleurs se bousculent dans les bus et trains à 5 H du matin pour être à l’heure au travail, le patron dort. Comment ne pas avoir une mauvaise pensée pour ce gros idiot qui dort, quand les autres vivent le calvaire ? Surtout qu’à la fin du mois c’est lui qui touche plus. Lorsque le fils du travailleur est renvoyé de l’école pour 1000 F, le fils du patron est dans les pays étrangers pour des études qui coutent la vie de salaire du travailleur. Comment ne pas avoir une mauvaise pensée pour… ? Lorsque l’épouse du travailleur vit le martyr dans des maternités mal famées, celle du patron vit un accouchement de luxe dans des cliniques huppées. Comment ne pas avoir une mauvaise pensée pour… ? Bref la haine de celui d’en bas pour celui d’en haut est « innée ».Même si elle est acquise, elle est difficile à éviter. Autant alors chercher à la contrôler ? Et c’est là où les patrons japonais ont eu du génie. Puisque la haine remplit leur cœur quotidiennement (les travailleurs), puisque lorsque les cœurs sont pleins jusqu’à déborder, le travailleur devient dangereux (surtout pour le patron), autant trouver un moyen de vider régulièrement les cœurs de leur plein de haine, pour éviter qu’elle ne déborde. Et la solution a été d’offrir aux travailleurs l’image du patron pour leur permettre de déverser leur haine sur l’image et non plus sur le patron. L’image servira de déversoir et assurera le soulagement qui éloigne le débordement. Des posters géants des patrons furent épinglés dans les lieux isolés où passent les travailleurs. Le constat a été que chaque poster collé ne reste pas intact plus de deux jours. Après il fini par être déchiré, les yeux du patron exorbités, on lui ajoute des cornes par feutre, on y ajoute des insultes, etc.… Et à chaque fois que les posters deviennent illisibles, on les remplace par des neufs. Ainsi, ceux qui ont compris ont contrôlé ceux qui n’ont pas compris.
Mais lorsqu’on a compris et bien compris, il est loisible de faire un contrôle plus pointu que celui des patrons japonais. Parce qu’il s’agit, ici, d’un cas simplifié. On peut même faire autre chose de la même réalité. Au lieu de contrôler une haine « normale », on peut la fabriquer et en remplir des cœurs. Dans mes précédents textes, je vous ai parlé de la fabrique, par la presse, d’un Bouki Wade, je vous ai parlé de la fabrique des pôles de concentrations de haine que sont les Farba Senghor, Karim et autres. Mais ceux qui ont prêté attention ont aussi vu et vécu les différentes vidanges de haine. Par exemple : la « saisie » des biens de Farba, son arrestation pour pintade, et dernièrement « molesté » par les forces de l’ordre. Qu’il démente (comme dans le dernier cas), vous avez très peu de chance de le lire. Parce que ce qui est offert en lecture est choisi pour aller dans le sens de ce qu’on veut que le lecteur digère. Les différentes vidanges pour le cas Karim, aussi, sont en cours. Cela donne, en simplifié : « Haïssez le, Haïssez le, Haïssez le », puis suit : « Soyez heureux de savoir qu’il a mal, Soyez heureux de savoir qu’il a mal, Soyez heureux de savoir qu’il a mal ». Il va sans dire que si vous attendez que l’Observateur titre clairement « Haïssez Karim » pour comprendre, vous pouvez aller vous rendormir. Quand vous vous réveillerez, il fera bon vivre au Sénégal.
Alors, Fabrique et Vidange de haine, si cela s’arrêter uniquement dans le domaine politique, on ne trouverait pas redire. Car le plus idiot des votants, c’est celui qui croit qu’un Karim, qu’un Idy, qu’un Macky, qu’un Wade a mal parce que les journaux ont dit ceci ou cela. Si ces gens là avaient mal pour cela, il aurait eu une espérance de vie courte. Moi, je vous dis que même quand il pleure c’est du théâtre. Quand on n’a pas la carapace dure, on ne fait pas de la politique sénégalaise. La fabrique et la vidange de haine a des effets désastreux sur les fanatisés. Et surtout sur le plan religieux.
Dans mes prochains post, inchallah, je me suis fixé comme tâche d’expliquer ce que ce travail des médias détruit dans le corps, l’esprit des fanatisés. Je tenterai d’expliquer comment on fait monter petit à petit le paisible sénégalais vers ce mental rwandais qui a créé le génocide. Et ma conviction ferme est que cela est fait exprès.