Il fait nuit noire aux bords du fleuve Sénégal. Le doux clapotis des eaux est seulement troublé par les murmures de quelques hommes qui préparent une pirogue. Au loin, les échos d’un chant religieux résonnent depuis cette bonne ville de Dagana. En face, sur l’autre rive, quelques lueurs montrent que la Mauritanie n’est pas endormie. Il faut aider le « patron » ; des lustres qu’il n’a pas fait d’exercice physique.
Les trois solides gaillards chargés de conduire l’embarcation, le portent donc à bout de bras pour l’installer dedans. Pas question d’user d’un moteur. Il faudra pagayer. Quelques minutes plus tard, le boss saute lestement de la pirogue. Il est en « Beydanie », hors du Sénégal. Qui disait qu’il était interdit de sortie du territoire ? Il aura couru en tout cas un gros risque, le bonhomme ! Imaginez que par extraordinaire qu’il soit pris en chasse…
Mais incontestablement, l’ancien ministre Oumar Sarr aura réussi ce qu’on appelle vulgairement un gros coup. Pas comme les gros coups qui font qu’un procureur spécial les accuse de s’être enrichi indûment, mais ceux qui sont la marque de fabrique des hommes qui ont de la suite dans les idées. Un gros coup médiatique. Mercredi 22 mai, le coordonnateur national du Pds, principal parti d’opposition, aura réussi à faire l’unanimité autour de son nom. Mieux qu’une tranche horaire à la RTS en temps de campagne électorale.
Les « unes » de la presse privée le montrant débarquant à l’aéroport de Dakar, goguenard, fier de son « évasion », révèlent un incontestable « desperado ». Il est accueilli par des responsables libéraux, sans doute avertis de son arrivée. Même s’il n’est pas passé par le salon d’honneur (hé, hé…), il était véritablement un VIP. Naturellement, cette bravade ne va pas rester sans conséquences. Mais le coup est double.
Les médias évoquent, dans un bel unanimisme, une volonté d’humilier l’autorité gouvernementale, mais un deuxième niveau de lecture autorise aussi à penser que le message s’adresse également au Pds, là où certains contestent son autorité, lui qui a été désigné coordonnateur national par Me Wade himself.
Car avec cet acte, Oumar Sarr démontre qu’il est un digne héritier de l’ancien président de la République aujourd’hui « exilé » à Versailles : effet de surprise, ruse, défiance et investissement politique. La cavale mauritanienne du maire de Dagana rappelle le fameux film de Clint Eastwood, « l’évadé d’Alcatraz ». C’est le récit de l’évasion de trois hommes, les seuls qui aient jamais réussi à s’échapper de la célèbre prison californienne de sécurité maximum.
En 29 ans, ce pénitencier fédéral, forteresse impénétrable dans laquelle a séjourné Al Capone, n’a été forcé qu’une seule fois par trois hommes dont on n’a plus jamais entendu parler. Mais notre homme, par contre on entendra parler de lui ces semaines-ci, surtout du côté de la Cour de répression de l’enrichissement illicite…
Oumar Sarr n’est pas en prison, et demeure présumé innocent. Mais, comme les médias l’ont répété à l’envi, son « exploit » met à nu des failles dans nos systèmes de sécurité, même si on ne peut pas tout leur reprocher et occulter leur manque de moyens. Certes la police sénégalaise n’est pas la Gestapo des nazis ou la Stasi de la Rda, mais quand même ! On le savait quand même interdit de sortie du territoire. Or, né dans à Dagana, où il remporte les élections depuis 1996, « chef » du principal d’opposition, il sait bien que la Mauritanie est seulement de l’autre côté du fleuve. Combien de fois, adolescent, l’a-t-il d’ailleurs traversé (à la nage ?) pour se rendre chez les Maures, Wolofs, Soninkés et Hal Pulaar de « l’autre côté » ?
Sans doute, cette fameuse nuit de « l’évasion de Dagana-Alcatraz », les agents de police chargés de sa surveillance, étaient-ils en train de suivre « Un Café avec » qui bat des records d’audience et de rentrées publicitaires sur la Télé Futurs Médias…
Traversons une autre frontière, pour mettre le doigt dans une plaie. La confusion des rôles dans les médias sénégalais. Si le preneur de son ou la maquilleuse ont des fonctions bien définies, pourquoi n’en serait-il pas de ceux qui sont les plus visibles ? Comme dans les séances de tam-tam de « Dakar ne dort pas », c’est une danse endiablée des postures et, malheureusement, la majorité du public n’y voit qu’un…écran de fumée.
Qui est journaliste ? Celui qui vit principalement de la collecte et du traitement de l’information à destination du grand public et ceux qui sont diplômés d’une école de formation. Pourquoi la question ? Car l’amalgame fait rage ces temps-ci au Sénégal.
Les professionnels s’étranglent de voir des hurluberlus revendiquer un statut parmi les professions les plus décriées dans ce pays. Pourquoi ? A cause de la porosité de l’information. Il y a plusieurs catégories d’acteurs de l’information.
Il y a ceux qui parlent et font du marketing personnel ; et les autres, plus nombreux, qui mènent une vie d’ascète professionnel et ne demandant pas à voir plus haut que les limites de leur contrat de travail et les géographies d’une vocation.