Comment de jeunes Américaines, blogueuses délurées, en viennent à prôner l’abstinence.
Hors du petit monde de l’Ivy League, Lena Chen, étudiante en licence à Harvard, est surtout connue pour les photos salaces très populaires qu’elle a postées dans ce qui fut, pour le site Gawker, la «pire exhibition de vie privée de tous les temps». Il y a deux ans, le New York Times Magazine la qualifiait de meilleure représentante de la culture de la drague de Harvard. Quand on sait qu’elle se qualifiait elle-même, autrefois, de «nympho au cœur qui saigne», il peut sembler surprenant qu’elle ait organisé et animé une conférence lundi dernier, à Harvard, appelée Rethinking Virginity , « Repenser la virginité », qui se proposait entre autres d’explorer «ce à quoi devrait ressembler l’avenir de l’abstinence».
Mais pour qui suit Chen depuis la publication de sa photo explicite sur Internet, son rôle d’organisatrice de conférence sur la virginité est parfaitement cohérent. Chen est l’une des ces quelques blogueuses qui déchantent très rapidement après d’indiscrètes révélations juvéniles, et, ces derniers temps, la désenchantée semble bien plus à la page que l’indiscrète. L’ancienne rédactrice en chef de Gawker, Emily Gould (une amie) a écrit des posts émouvants sur les hauts et les bas de sa vie post-séparation il y a quelques années, avant de se raviser et de lancer un blog bien moins personnel où elle parle principalement de recettes et de nourriture.
Meghan McCain, la fille du sénateur, qui blogue sur la politique mais qui, jadis, exposait en détail sa vie sentimentale, a menacé de se retirer complètement d’Internet après avoir été salement éreintée pour avoir posté une photo d’elle très décolletée sur son compte Twitter. Les photos qu’elle publie à présent sont remarquablement collet monté.
On dirait que le cycle révolte-regrets se vit bien plus rapidement pour les jeunes femmes d’aujourd’hui que pour celles des générations précédentes-simplement parce que leurs faits et gestes sont rendus publics au fur et à mesure. Lena Chen, à 22 ans, n’est déjà plus qu’une version coincée de celle qu’elle était autrefois. Alors qu’elle écrivait pour Hustler et contribuait à la rubrique sex diaries du magazine New York, elle écrit aujourd’hui des articles sérieux pour American Prospect sur le mouvement pour la chasteté et lutte pour l’éradication du «slut shaming», «réputation de salope».
Protection de la vie privée
Les infortunes de filles comme Chen, Gould et McCain convainquent-elles les adolescentes de ne pas afficher leur vie privée sur Internet? C’est bien possible. Les ados à peine plus jeunes que Chen sont avertis des inconvénients de la surexposition et semblent déjà moins enclins à se révéler. Une récente étude Pew portant sur les habitudes sur Internet révèle que seuls 14% des adolescents américains d’aujourd’hui ont un blog, contre 28% en 2006.
Même sur des sites de réseaux sociaux comme Facebook, les jeunes du millénaire font attention à leur vie privée: la plupart prennent des mesures pour protéger leur intimité sur leurs profils en ligne, et un article du New York Times évoquait récemment les extrémités auxquelles sont réduits les étudiants pour tenter de cacher aux recruteurs des universités leur vie sur Facebook. Rien que le week-end dernier, dans un article intitulé «The Tell-All Generation Learns to Keep Things Off-Line» [la génération je-dis-tout apprend à ne pas tout mettre en ligne] le Times abordait la myriade de moyens utilisés par les ados pour que leurs profils sur Internet reste absolument impeccable.
Génération harpie
Cette circonspection toute neuve-tant de la part de 20-30 ans assagis que de certains ados prévoyants-pourrait être, en partie, une concession à leur avenir professionnel. De nos jours, les jeunes adultes savent qu’aucun employeur ou chargé de recrutement d’université n’a envie de tomber sur une photo de vous avec un entonnoir à bière dans le bec (l’article du Times cite une jeune fille de 21 ans, Min Liu, qui a demandé à ses amis d’enlever une photo sur Facebook où on la voit boire vêtue d’une robe moulante, de peur qu’elle ne mette en péril ses perspectives de carrière).
Mais les jeunes ont aussi peur de la mise à l’index publique endurée par ceux qui s’exposent trop, et n’ont pas l’intention d’emprunter la même voie. Ce genre de personnes a davantage tendance à se moquer ou à traiter avec mépris ceux qui exhibent leur vie privée plutôt qu’à faire montre de sympathie ou de commisération. Les camarades de Chen n’ont manifesté aucune pitié pour son triste sort: «Avec un nom comme Sex and the Ivy, tu t’attendais à quoi?», lui ont asséné ses soi-disant amis de Harvard. Cette tendance à juger l’autre est typique d’un groupe social que j’appelle la «génération harpie». Si vous vous laissez aller-que ce soit sur le Web ou au lit-ils estiment que vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même.
Chen a lancé «Sex and the Ivy» en 2006, au début de sa deuxième année. Elle lisait [la féministe] Sylvia Plath, buvait trop et sortait avec des garçons peu recommandables-le mélodrame typique de l’étudiante. Les posts de son blog ressemblaient à une version édulcorée de Prozac Nation, d’Elizabeth Wurtzel, qui écrit aussi dans [le magazine de Havard] Crimson (et collabore à DoubleX). Les premières réactions furent positives, et l’expérience rendit Chen euphorique-elle faisait l’admiration des filles de première année, ses posts étaient beaucoup lus, ce qui lui avait permis d’obtenir des piges. À l’époque, elle se disait: «J’étais tout à fait consciente que mon sujet était un peu limite et ma réputation légèrement ternie, mais pas franchement irrécupérable, rien qu’un contrat pour un livre n’aurait pu arranger».
Elle ne tarda pas à subir un horrible retour de bâton, sous la forme d’un ex-petit ami dérangé qui publia sur Internet des photos d’elle nue et de nombreux quolibets cruels de ses camarades de Harvard dans les commentaires de son blog et sur le blog de l’Ivy League, IvyGate. «J’avais toujours cru que les gens ici étaient plus progressistes que la moyenne, mais je pense que la sexualité est l’exception» m’a confié Chen. «Ils me traitaient de salope, de pute, mais seulement derrière mon dos. (…) (Les dents longues de Harvard) ne m’auraient jamais traitée ouvertement de pute parce qu’ils savaient très bien que cela les aurait empêchés de devenir président».
Répercussions potentielles
Le traumatisme subi par Chen provoqua chez elle des crises d’angoisse et la poussa à quitter Harvard pour quelques temps. Elle arrêta de bloguer sur les détails de sa vie sexuelle dans Sex and the Ivy. Elle noua une relation sérieuse avec un étudiant de troisième cycle et s’installa avec lui, allant même jusqu’à adopter un bulldog avec son nouvel amoureux. Elle a commencé un nouveau blog-the ch!cktionary-où au lieu de «nympho au cœur qui saigne», Chen s’autoproclame «marxiste-féministe radicale de la troisième vague».
Chen n’éprouve pas de regrets pour son ancien blog, tout en reconnaissant que ses premiers posts «reflétaient un douloureux désir d’être aimée» et qu’elle a beaucoup perdu à cause de ça. Son expérience fait écho à celle d’autres blogueuses qui ont écrit sur leur vie privée. Emily Gould ne fait pas non plus amende honorable pour ses cabrioles d’autrefois dans son nouveau livre, And the Heart Says Whatever. Dans un article du New York Times Magazine, elle raconte les crises d’angoisse qu’elle a connues, provoquées par les critiques au vitriol reçues après une apparition malheureuse dans l’émission Larry King Live. Chen admet qu’elle ne se rendait pas compte des répercussions potentielles quand elle a commencé à bloguer.
Aujourd’hui, Chen semble vouloir s’assurer que personne n’aura à traverser les mêmes épreuves qu’elle. En théorie, la conférence Rethinking Virginity était censée créer un espace utopique dans lequel personne n’est jugé, quel que soit son comportement sexuel-que l’on soit Michelle «Bombshell» McGee, la maîtresse de Jesse James, ou que l’on ait opté pour l’abstinence. Mais les participants à la conférence ne montraient qu’une tolérance très limitée à l’encontre des comportements hédonistes ou hors des sentiers battus. J’ai demandé au groupe de travail «Feminist Response to Slut-Shaming & Sexual Scare Tactics » [la réponse féministe à la réputation de salope et aux tactiques d’intimidation sexuelle] ce qu’il pensait des adultes qui choisissent d’avoir des relations non protégées avec plusieurs partenaires, et la réponse a été uniformément, eh bien, culpabilisatrice. «Ils ont un comportement nuisible, irresponsable, et ce n’est pas un choix que j’approuve», m’a confié un des membres.
Abstinence
Le dernier groupe de la journée, modéré par Chen, s’appelait «Toward a Sex Positive Vision of Abstinence» [vers une vision sexuelle positive de l’abstinence]. Les participants s’accordaient tous à dire que l’abstinence devrait être enseignée aux lycéens au même titre que tout un arsenal de moyens pour éviter les grossesses et les MST. Le seul vrai débat semblait tourner autour de la question de savoir si le gouvernement devrait continuer de passer le message de l’abstinence au-delà du lycée, et s’assurer que les jeunes adultes savent que cette possibilité existe, en rendant obligatoire, par exemple, des cours sur l’abstinence dans le cadre de programmes d’éducation sexuelle dans les universités du pays.
Alors qu’une enseignante en éducation sexuelle s’est montrée horrifié par cette idée («Je ne me permettrais pas d’enseigner l’abstinence à des adultes» a-t-elle souligné), Chen était plutôt intriguée. «Et si un jeune homme vierge de 18 ans a besoin d’apprendre à parler à sa partenaire pour lui dire pourquoi il n’a jamais eu de relations sexuelles?» a-t-elle demandé. Il était frappant de voir de jeunes adultes demander une zone de sécurité mandatée par l’État pour sauver un hypothétique puceau des risques-et des joies-de l’apprentissage et des erreurs de la jeunesse. Le fait que l’abstinence puisse être considérée comme une solution au champ de mine de la sexualité du jeune adulte est un retournement d’un conservatisme surprenant.
Jessica Grose
Traduit par Bérengère Viennot
Photo Une : Blogging?/Anonymous Account
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