ENTRETIENPour l’historien Achille Mbembe, le statut d’«homme-marchandise» de l’esclave a resurgi avec l’avènement du néolibéralisme. Et se propage au-delà de la couleur de peau.
Achille Mbembe fait partie de ces optimistes paradoxaux qui prédisent le pire, sans jamais perdre foi en l’avenir. Né au Cameroun, il partage sa vie entre Johannesburg, en Afrique du Sud, où il enseigne l’histoire et les sciences politiques à l’université de Witswatersrand, et à l’université Duke, aux Etats-Unis. Dans son dernier essai, Critique de la raison nègre, on retrouve ses thèmes de prédilection et en particulier le poids sur l’imaginaire d’une histoire tourmentée (la traite des esclaves, la colonisation). Elle a façonné une identité complexe, celle des Noirs, si longtemps «emprisonnés dans le cachot des apparences». Certes, l’esclavage a été aboli et la colonisation appartient au passé. Mais, aujourd’hui, de nouvelles formes d’aliénation apparaissent, l’Autre reste stigmatisé, et l’ogre capitaliste a atteint son rêve d’horizon illimité. Une fatalité ? Pas forcément, rétorque ce penseur qui nous invite à reconsidérer la géographie du monde.
Qui est nègre aujourd’hui ?
Est nègre une large catégorie de l’humanité qu’on pourrait qualifier de subalterne. Une humanité pour laquelle la grande tragédie, c’est de ne même plus pouvoir être exploitée. Alors qu’au XIXe siècle, la pensée de l’émancipation reposait sur l’idée de la sortie de l’aliénation, la réalité qui s’impose aujourd’hui est celle de la quête de l’auto-aliénation. Les pauvres cherchent à se vendre là où, autrefois, ils étaient vendus.
Et c’est ce retournement du mécanisme d’exploitation qui conduit à considérer que la condition nègre ne renvoie plus nécessairement à une affaire de couleur. Le nègre est devenu post-racial, il s’identifie à une nouvelle catégorie de gens qui ne sont même plus exploitables et qui sont, par conséquent, laissés à l’abandon.
Comment en est-on arrivé là ?
Le nègre est une création du capitalisme : au départ, il définit cet «homme-objet», «homme-marchandise», qui apparaît avec la traite des esclaves. Il a permis l’essor du premier capitalisme. Mais à l’âge du néolibéralisme, le nègre s’affranchit du concept de race. Et l’abandon, l’indifférence vis-à-vis de pans entiers de l’humanité deviennent les formes paroxystiques de l’exploitation capitaliste. Tout simplement parce que la production de richesses s’est détachée des besoins réels. Elle ne sert plus à offrir du travail et à réduire le chômage, elle ne permet plus depuis longtemps d’aboutir à de nouvelles procédures de redistribution. La richesse, du fait de la financiarisation de l’économie, est devenue abstraite, elle n’a plus autant besoin des travailleurs ou des esclaves.
Le nègre serait donc ce non-humain d’un monde devenu inhumain ?
Aujourd’hui, presque tout se vend et s’achète. C’est la consécration d’une des pulsions originelles du capitalisme qui, dès le départ, visait à l’illimité et à la maîtrise totale sur tout ce qui existe : les espèces, le vivant au sens biologique. Effectivement, l’empire de la marchandise recouvre presque tous les domaines de la vie. On en arrive même à s’exhiber pour être consommé, à faire de sa vie un spectacle, comme sur Facebook où je donne à consommer ce que je suis à un moment donné. On se vend et, dans le même temps, on donne aussi une âme aux choses. Les objets sont vivants, on les aime, on les valorise plus que tout désormais, on leur accorde une âme. Les luttes modernes, du XVe siècle jusqu’à une époque récente, ont visé à faire en sorte qu’une distinction demeure entre la personne humaine et la chose, à l’exception bien sûr du nègre, condamné dès le départ, dès qu’apparaît ce mot, au statut d’objet. Mais le nouvel âge du capitalisme rejoint plutôt l’animisme. A l’image de ces sociétés primitives qu’on définissait par une certaine confusion entre l’animé et l’inanimé, le néolibéralisme consumériste donne une âme à ce qui est inerte. Aujourd’hui, à tout prendre, il vaut parfois mieux être un objet qu’un être humain…
Quel est l’impact de la mondialisation sur ce nouveau processus d’aliénation ?
Mais justement, seuls les objets vivent dans un monde mondialisé ! Pour les êtres humains, c’est une autre affaire. Lors du dernier quart du XXe siècle, on a plutôt assisté à une rebalkanisation du monde. Un renforcement des frontières, des murs, qui prive certaines populations du droit de circuler. C’est la résurgence des réserves, des bantoustans auxquels étaient assignés les Noirs dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Si vous êtes sénégalais, les frontières de l’Europe ne se trouvent pas à Lampedusa, mais au large de l’île de Gorée [ex-lieu de départ des esclaves au large de Dakar, la capitale sénégalaise, ndlr]. C’est là, déjà, que se trouvent les patrouilles françaises ou espagnoles qui visent à décourager toute velléité de quitter la côte africaine. Se dessine ainsi toute une nouvelle géographie qui ne correspond pas à l’illusion qu’on se fait, selon laquelle le monde serait devenu un.
Dans cette perspective, comment jugez-vous le repli sur soi de l’Europe qui n’arrive même plus à réagir collectivement à des drames comme ceux de Lampedusa ?
L’Europe est aujourd’hui déclassée dans un monde devenu multipolaire. Elle est saisie du rêve funeste d’une communauté sans étrangers, lequel ne peut exister sans profond désir d’apartheid. Elle veut fermer ses frontières, elle reconstruit des murs, des enceintes censées la protéger. Ce repli est précisément la conséquence du déclassement de l’Europe. Au rêve de suprématie qui l’a habitée pendant des millénaires est en train de se substituer un projet de rejet des étrangers, considéré comme le moyen de la protéger contre son déclin. Mais c’est une illusion. Car les sociétés européennes ne seront plus jamais homogènes. Ce sont des sociétés qui vont se diversifier inévitablement. Rien n’arrêtera les flux migratoires. A moins que l’Europe se renie et procède à des enfermements arbitraires, abroge certains droits fondamentaux. Elle ne restera donc homogène qu’au prix de catastrophes. Evidemment, ce ne serait pas la première fois dans l’histoire que l’Europe se risque au pire. C’est d’ailleurs ce possible historique que réactive l’extrême droite en plein essor.
En France aussi, l’extrême droite est en plein essor et son discours se banalise. Comment jugez-vous les propos de Manuel Valls sur l’incapacité des Roms à s’intégrer et ceux d’Alain Finkielkraut sur «les autochtones» qui, face à une supposée multiplication des conversions à l’islam, ne sauraient plus «où ils habitent» ?
C’est tellement excessif et caricatural que ce serait comique si ce n’était pas tragique. Lévi-Strauss pensait que le racisme ne pourrait jamais être totalement éradiqué, car il fait partie des processus de l’inconscient. Au fond c’est peut-être effectivement une sorte de pathologie, de délire lié au besoin constant de différenciation, de bouc émissaire. En fait, on constate surtout que la fiction continue d’altérer la vision du réel. Cette fiction de l’invasion de gens qui ne sauront jamais s’intégrer conduit souvent à une inflation de lois qui en réalité ne s’appliquent qu’à une minorité, comme ce fut le cas pour la burqa.
Au fond, ces déclarations révèlent un certain dérangement mental, comme si la présence d’étrangers faisait perdre la raison. Est-ce que ce sont les dernières salves d’arrière-garde face à une diversité inéluctable ? J’ai tendance à le croire. Mais on passera forcément par une phase obscure, ténébreuse, avant d’arriver à imposer un nouvel humanisme. Or, face à ce repli, une nouvelle conscience du monde émerge aussi peu à peu. Ce n’est pas un hasard si elle se dessine à l’âge du risque climatique. Elle commence à suggérer l’idée d’un monde comme seul bien commun, et d’une nouvelle éthique pour laquelle les droits fondamentaux ne seraient pas rattachés à une nationalité. Ce que Kant explorait déjà dans son projet de paix perpétuelle.
On pourrait d’ailleurs commencer par revendiquer le droit de séjour temporaire pour tout être humain où qu’il le souhaite. Il est en tout cas, essentiel de formuler un contre-imaginaire qui s’oppose à cet imaginaire dément d’une société sans étrangers.
Vous-même, avez-vous souffert d’une forme de rejet ou d’incompréhension en France ? Avez-vous le sentiment que les intellectuels africains y sont rejetés ?
Tout le monde n’a pas la même histoire. Moi, je me suis retrouvé aux Etats-Unis et en Afrique du Sud presque par accident. Je n’y suis pas allé parce que j’y étais condamné par un rejet quelconque, mais à la suite d’une conversation dans un bistrot ! C’est comme ça que je me suis retrouvé aux Etats-Unis, alors que ce pays ne faisait pas partie de mon imaginaire. Mais ce rejet existe et il ne frappe pas seulement les intellectuels étrangers venus d’Afrique. Vous seriez étonnée de voir combien de citoyens français, d’origine africaine ou antillaise, enseignent dans les universités américaines. C’est le reflet d’un appauvrissement intellectuel de la France, incapable d’assumer son pluralisme culturel.
Aux Etats-Unis, pays certes très violent, on a compris que l’identité n’est pas une affaire territoriale, mais s’appuie sur des flux à un moment donné de l’histoire. La France éprouve d’énormes difficultés à opérer cette transformation, en dépit de son extraordinaire héritage intellectuel et de la complexité de ses diverses rencontres avec le monde lointain. Elle reste d’ailleurs globalement persuadée qu’il ne se passe rien de positif en Afrique. Pourtant, même si ce continent reste traversé par une ligne mortifère, la permanence de guerres de prédation, d’intolérances religieuses et ethniques, il existe une autre réalité. Elle s’impose notamment à travers des taux de croissance impressionnants, parfois parmi les plus forts du monde, et l’émergence d’une classe moyenne qui pèsera 400 millions de consommateurs dans une vingtaine d’années.
Et puis, il ne faut pas oublier que l’Afrique est redevenu un foyer d’attraction migratoire : un million de Chinois y vivent, 20 000 Portugais se sont installés récemment en Angola et 5 000 au Mozambique. On pourrait apprendre beaucoup de choses de l’Afrique, de sa capacité d’adaptation, de circulation transfrontière, et même de son esprit commerçant qui n’est pas forcément capitaliste.
Dessin Yann Legendre
Recueilli par Maria Malagardis
Critique de La raison nègre d’Achille Mbembe La Découverte, 267 pp., 21 €.
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