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Aux sources du modèle prophétique : La Nûniyya de Cheikh El Hadji Malick Sy ou l’abreuvoir des assoiffés Par Dr. Bakary SAMBE

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Aux assoiffés de Sîra, hagiographie du Prophète de l’Islam, Cheikh El Hadji Malick servit le Rayy Zam’ân, qacîda communément appelée Nûniya. L’auteur de l’inimitable Khilâçu Zahab n’a pas à convaincre de sa culture historique, tellement la Mîmiya a eu ce don de replonger aussi bien le récitant que l’entendant dans ces rares ambiances où le Sceau des prophètes est magnifié sans perdre de vue l’impossibilité d’en faire le tour. Mais la volonté de Cheikh El Hadji Malick de le décrire sous ses aspects les plus significatifs, notamment, dans son éthique ne fait l’ombre d’un doute.
Cheikh El Hadji Malick Sy visait à nous présenter son modèle et source d’inspiration dans la plus grande modestie. Mais son style, sa précision, son art poétique que la modestie n’a pu dissimuler ont émerveillé ses contemporains tout en gravant sur cette œuvre, les marques de sa pérennité. Khilâçu Zahab sera tellement singulier que sa beauté en arriverait à masquer la pluralité de l’œuvre du Maître Maodo dans cet art du Madîh ou panégyrique.
Pourtant, par 120 vers (Yakfî), Maodo a composé une ode unique en l’honneur du Prophète de l’Islam. Chantée, récitée, psalmodiée, préservée de l’oubli dans les cœurs de ceux qui ne peuvent se contenter de la relire pour s’en abreuver, la Nûniya était né éternel. Elle est cet hymne à la joie et au bonheur d’appartenir à la communauté muhammadienne. N’est-ce pas pour cela que le premier hémistiche de son plus célèbre vers n’est composé que d’un seul terme : Surûr ! (Surûrun fî surûrin fî surûrin)
Cheikh El Hadji Malick construit ce poème, comme à son habitude, en respectant les composantes de la qaçîda classique à commencer par le Ghazal : le même dont fit usage un certain Al-Bûsayrî, l’auteur de la Burda (Bourde), et, avant lui Ka‘b Ibn Zuhayr. Il n’est point besoin de rappeler que chez Maodo, ce procédé, n’est qu’un voyage poétique et spirituel décrivant l’inanité des jouissances terrestres dont la plus splendide rose est appelée à se faner tout en faisant courir le risque de s’enliser dans les épines de la tentation destructrice, loin de l’Amour du divin que savait si bien magnifier un certain Jalâl Dîn Rûmî.
Seule une lecture réductrice et littéraliste, sans goût pour l’esprit et l’essence des choses, serait tentée d’y déceler une mondanité aux antipodes des vertus de Maodo. Dans la Nûniyya de Cheikh El Hadji Malick Sy, le Ghazal est ponctué d’un rappel à l’ordre et d’un penchant immodéré pour le Zuhd, la renonciation à l’Ici-bas.
Dans le style de Maodo, l’allégorie se met se met constamment au service du bien dit et de la poétique pour ne perdre aucune occasion de redevenir le fin pédagogue qu’il n’a jamais cessé d’être.
En effet, dès les premiers vers de Rayy Zam’ân (ou Nûniyya), Cheikh El Hadji Malick donne le signal et nous met en garde contre, la mondanité, cette « menteuse » qui veut nous berner de contre-valeurs (wa mâ Kazaba zamânu an Atânâ…etc). Et Maodo de décrire la fin inéluctablement tragique de toutes ces vanités dont les âmes charnelles semblent être si friandes (Wakâna Dahru yarmînâ Sihâman./ Fa afnâ Zâka ‘âdatuhû Qurûnî). Dans ce tableau que dresse Cheikh El Hadji Malick d’une vie d’ici-bas sans grande valeur, l’errance des âmes piégées par les ombres de beauté n’a d’égale que le désarroi accompagnant la conscience de s’être trahie dans la surévaluation des fioritures ornant notre vie (Zukhruf al-hayât Dunya).
Usant de la métaphore d’une étrange bien aimée qui ne cherche que la perte de l’amant usurpé, Maodo veut nous enseigner que seule vaut d’être vécue la vie guidée par l’amour du Prophète par déférence à son inégalable statut. Dans le style que Cheikh El Hadji Malick déploie tout au long de cette Qacîda, le Prophète Muhammad (PSL) est cet irremplaçable refuge après l’errance, le réconfort des damnés, des déçus de l’Ici-bas, l’espérance des désespérés, en somme, la seule source abreuvant les assoiffés du Vrai Amour (Matâ mâ dâna bahruki min kudûrin, fa çâfin salsalun bahrul Amîni).
C’est au bout de cet itinéraire menant à la source intarissable de l’Amour prophétique que Cheikh El Hadji Malick entreprend la description de celui qu’il a choisi comme modèle : le Prophète de l’Islam (Nabiyyun), ce génie politique (‘abqariyyun) doublé d’un guide spirituel, élu de Dieu (çafiyyu-l-lâhi).
Dans la Nûniyya, Maodo peint les traits physiques du Prophète qui, en définitive, ne reflète que sa beauté intérieure de gentilhomme au-dessus de les tous les comparatifs (çabîhul wajhi zû Khulqin bayunî).
En grand lettré et mystique, Cheikh El Hadji Malick Sy s’en limite aux métaphores et aux symboles pour donner corps à sa description panégyrique. Pour Maodo, le Prophète est la clé (miftâh), le phare qui nous éclaire (miçbâhun munîrun), avec la générosité (jawâdun) dont seul dispose l’Elu qu’il est (Muçtapha). Il est aussi celui qui, en privilégié confident (munâjâ) eut la satisfaction du Seigneur (Murtadâ) tout en restant le guide, ce mage annonçant la bonne nouvelle (Hâdin, Bashîrun).
Cheikh El Hadji Malick insiste sur cette guidance éclairée, réceptacle de la Lumière dont les plus infimes rayons nous engloutissent de luminosité (Sirâjun min ashi’atihi-stanarnâ…etc).
Mais le réalisme de la description fit vite place à l’abstraction lorsque Cheikh El Hadji Malick voulut, dans son œuvre, en revenir à l’essence des choses. S’il fut cette créature élue du Créateur, c’est que le Prophète Muhammad (PSL) avait accédé à son statut depuis le « monde des âmes » (‘Alam al-arwâh). C’est surtout dans Wasîlatul Munâ (Tayssir) que Cheikh El Hadji Malick Sy exprime mieux cela en décrivant le Prophète comme la Réalité de l’Existence en même temps que le reflet de l’Etre ( Haqîqatul Kawni ‘aynu-zâti tal’atuhâ !), cette effluve émanant de Dieu en en symbolisant la Lumière (Ifâdatu-l-lâhi nûru-l-lâhi yallâhu).
Dans la Nûniyya, non moins dans Khilâçu Zahab plus tard, tous les signes annonciateurs de la naissance du Prophète sont énumérés par Maodo, mêlant précision et souci d’agencement harmonieux de ces miracles qui façonnent, sur le plan, exotérique, le statut du meilleur des créatures.
La joie accueillant un tel évènement qui changera le cours de l’Histoire ne peut être contenue par aucune mesure du temps, tellement elle est incommensurable. Cheikh El Hadji Malick assimile, alors, cet instant d’une éternelle joie à l’année qui englobe les mois dans lesquels point le jour de la plus grande béatitude ; celui qui vit naître le Prophète : « Wa âmun Thumma Shahrun Thumma Yawmun/ Atâ fîhil hudâ Qarnul Qurûnî).

La célébration du Mawlud, telle que l’exprime Cheikh El Hadji Malick Sy, dans la Nûniyya, est la clé de la satisfaction des besoins d’ici-bas mais aussi la réalisation du vœu d’accéder à la félicité (Wa fit-ta’zîmi injâhu shujûni).
En effet, c’est par celui dont la venue au monde le bouleversa que fut aussi réalisée la délivrance de tous ceux qui ont eu à invoquer Dieu dans des situations de détresse : les prophètes, depuis le pardon à Adam à Moïse en passant par Abraham sauvé des flammes comme Noé du déluge. En vérité, comme le dit Cheikh El Hadji Malick, c’est par le Prophète que nous avons tout obtenu, tout gagné, des gratitudes les plus diverses à la béatitude la plus singulière (Da’il itbâba qul kullul barâyâ , Unîlû mâ unîlû bil-mubînî).
Quoi de plus naturel sachant que le Prophète Muhammad fut à l’origine même de notre existence et de celui de l’Univers ; ce que cheikh El Hadji Malick exprime par le terme d’al-îjâd.
Son élévation au sommet de la prophétie est décrite à l’image de son ascension (Mi’râj) et des miracles qui l’ont accompagnée. Seydinâ Muhammad, nous dit Maodo, était lumière avant même notre existence (Nabiyyun kâna qabla-l-kawni nûran) qui éclaira l’Arabie du VIIème siècle assombri par l’injustice et gratifia le monde de cette guidance qu’est l’Islam « Atâ wal-Kufru fî Jawrin wa Zulmin, fa qâda-l-kulla ‘an dînin wa dînî ».
Pour Cheikh El Hadji Malick Sy, le Prophète Muhammad est notre intercesseur (wasîlatunâ) qui lança cet appel à la Miséricorde ; c’est, en fait, par et grâce à lui que nous fîmes appelés à devenir les meilleurs de l’Humanité « Wabi-l-hâdî du’înâ khayra Qawmin..).
De toutes les vertus attribuées à un humain, le Prophète Muhammad ne peut se contenter que du superlatif absolu. C’est bien pour cela, aussi, que dans la Nûniyya, Cheikh El Hadji Malick Sy préfère les substantifs aux qualificatifs tellement le prophète Muhammad est l’incarnation de la pureté (çafwatu) de la bonté (barru) de la droiture (Hudâ). Finalement, au-delà des vertus qu’il incarne, Maodo nous apprend que le Prophète Muhammad a posé un système de vertus, une voie menant à la félicité. C’est cela même le secret de l’avance qu’a prise sa communauté, celle du bien et de la vertu : « Sabaqnâ man siwânâ ayya sabqin », nous dit Cheikh El Hadji Malick Sy.
Poursuivant cette description en se conformant aussi bien aux exigences de la vérité historique qu’à celles de la prosodie, Seydi Hadji Malick nous a dressé un portrait admiratif du seul modèle qu’il s’est toujours autorisé.
Voilà que Maodo, fidèle à la tradition soufie du Tawassul, fait de la poésie un sacré moyen pour accéder à une fin non négligeable : la félicité. Cette manière d’user de toutes les possibilités du langage, raffiné par les meilleurs procédés poétiques, fait de la Nûniyya de Seydi El Hadji Malick Sy, un véritable joyau sur deux plans. C’est une poésie qui en dit long sur la maîtrise incontestée de l’arabe et de sa magie avec des nuances lexicales disqualifiant le novice sans jamais tomber dans le barbarisme (wahshiyat al-Kalâm).
La Nûniyya est aussi de ces odes (Qaçâ’id) qui déclenchent l’envie de plonger encore plus dans les réalités Muhammadiennes. Le rythme, la cadence et la mesure des propos ajoutés à la magie de la poétique suffisent pour dépasser l’obstacle de la langue dont il s’est toujours servi tel un orfèvre pour sortir des flammes de l’amour de Seydinâ Muhammad les meilleurs ouvrages.
Malgré toute sa modestie, Cheikh El Hadji Malick Sy, n’avertira-t-il pas l’aventurier sur les itinéraires prophétiques, affrontant la profondeur de cet océan de bonté et de vertu qu’il détenait déjà les meilleures perles de toutes les nacres ? : « Yâ Ghâ’içal bahri lil-açdâfi ‘indiya açdâfun bi hâ durratun a’lâ min al-Jalamî » (cf. Khilâçu Zahab)
Si ce parcours du Prophète Muhammad, ces réalités et ses enseignements prophétiques sont d’or, Cheikh El Hadji Malick Sy est celui qui l’aura décanté dans le plus grand art mais aussi la plus profonde connaissance.
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Cheikhal Khalifa Ababacar Sy, le digne continuateur et modèle de la jeunesse Tidiane
Par Dr. Bakary SAMBE

L’homme a tellement incarné le califat dans toute sa splendeur mais aussi la responsabilité et la charge symbolique qui le caractérisent qu’il est permis de taire son nom en l’appelant par son titre Cheikh al-Khalifa ! Lorsqu’un titre finit, ainsi, par absorber un nom, c’est qu’il y a une parfaite incarnation du rôle et du statut
A l’âge de 37 ans, en cette année 1922 qui vit disparaître Cheikh El Hadji Malick Sy considéré en son temps par Serigne Thioro Mbacké comme « le pilier » de cette bâtisse qu’est l’Islam au Sénégal, Serigne Babacar Sy devait succéder à un homme dont il était, en même temps, la suite logique. Nourrie de cette culture du raffinement et de la délicatesse en grand Saint-louisien de naissance, Serigne Babacar Sy était cet homme de la situation, ouvert d’esprit et sur son monde, mais ferme dans ses principes et la défense de la Tijâniyya. Le vide n’était, donc, ni permis ni possible après le travail d’enseignement et de formation de valeurs sûres au service de l’Islam que Maodo paracheva dans l’étape Tivaouanoise de sa vie de 1902 à 1922.
Entre sa naissance en 1885 à sa disparition le 25 mars 1957, l’homme, lui-même, se dit n’avoir jamais s’être contredit ou trahir le sacerdoce. Cela ne suffirait-il pas comme leçon de vie et viatique pour toute quête de valeurs hors du commun ?
C’est peut-être pour cela, aussi, que Serigne Alioune Guèye place son califat dans l’ordre naturel et logique des choses (wa lâ ghrawa fî irthil walîdi bi wâlidin…. ) en insistant, dans son dâliya (poème avec rime en « d ») sur les qualités de l’homme de Dieu au-delà d’une filiation jamais considérée comme la source de ses propres dons divins (mawâhib).
Il était, en fait, ce ‘Abû Bakr de l’an 632 qui, en plein désarroi d’une communauté tourmentée par la disparition de la meilleure des créatures, remit les esprits dans des êtes perdues imaginant à tort le chaos.
La présence physique de Serigne Babacar Sy était tellement rassurante que les générations successives qui ne l’ont pas connu en font pourtant leur modèle spirituel, le tendre grand-père !. C’est qu’il incarne réellement ce modèle parfait qu’il soit rêvé ou idéalisé dont on puise les valeurs les plus significatives pour disciple d’Al-Tijânî. Ce sont celles-là, d’ailleurs, que Cheikh al-Khalifa choisira pour composer son célèbre panégyrique (‘Ammat Mazâyâhu) où il vante les mérites de Shaykhunâ Tijânî. Pour Serigne Babacar Sy, Sîdî Ahmad Tijânî est celui qui, sans enfermer ses disciples dans le reclus, l’ascétisme et les retraites (Khalwa) est parvenu à leur assurer la Tarbiya (l’éducation spirituelle), tout en réussissant le pari de l’Istiqâma (la droiture) « rabbâ bilâ khalwatin ashâbahû alanan Hatta-staqâmû fa yâ lilahi manhâhu). Mais, au-delà, aussi, de cet émerveillement face aux vertus inédites du fondateur de la Tijâniyya dont il demeurera l’un des plus illustres défenseurs, Serigne Babacar nous dévoile un des aspects de sa propre philosophie.
Il est, en effet, cet homme de l’équilibre et de la mesure, parmi ces rares et enviables « gens de l’isthme ». Tout est équilibre et mesure dans l’attitude d’al-Khalifa, ses actes, ses paroles ainsi que l’image qu’il dégage, comme l’a si bien explicité Cheikh Ahmed Tidiane Sy Maktoum (Khoutawâtuhû, Kalimâtuhû, Lahazâtuhu….).
Sa posture est finalement le symbole de ce trait d’union entre le temporel et le spirituel sans qu’aucun des deux ne déborde sur l’autre ni n’en phagocyte un seul pan. Son calme perturbant n’était pas celui du taciturne ou inaccessible tyran que les disciples n’osaient approcher, mais celui d’un homme simple dont le charisme (Hayba) rassurait plus qu’il n’apeurait.
Pour ceux qui l’ont approché, l’imposante présence de cette rigoureuse personnalité avait quelque chose de rassurant. Cheikh El hadji Mansour sy Malick aborde cet aspect de son illustre frère, disposé, accessible mais intransigeant lorsqu’il s’agit de défendre les principes : une attitude dictée par le legs qu’il tenait à préserver « Aqâma bi-azmihi wa sawâbi hukmin, Kawâlidihi fa-ahsabahâ mubînâ » disait de lui Cheikh El Hadji Mansour Sy, communément appelé « Bal Khawmî », l’homme à la poésie inimitable.
Un joyau, une perle rare comme la Tarîqa Tijâniyya ne pouvait se passer d’armure comme les Rimâh d’El Hadji Omar perpétuant les enseignements d’Abul Abbâs. L’héritage était tellement lourd et la valeur incommensurable que le garant, après Maodo, était armé de toutes les qualités qu’exigeait la charge.
Les personnes de notre génération ne l’ont connu que par le peu d’anecdotes que son admiratif entourage a transmis, tellement l’homme n’était pas celui des faits divers qui rendent poussiéreux les parcours relatés de bien des figures du passé.
Mais, étrangement, nous parlons, encore de Serigne Babacar Sy comme d’un contemporain. Son absence physique, avec sa disparition il y a plus de 50 ans, ne fait qu’accentuer sa présence dans le cœur d’une jeunesse qui s’identifie à lui.
Serigne Cheikh Tidiane Sy avait bien raison de se demander si une telle figure qui, durablement gît dans les cœurs, pouvait être parmi les absents « Afa ghâba man sakana-l-qulûba Khalîla ? ». Sokhna Fatoumata Cissé Sy a su trouver les mots justes dans son beau poème dans lequel elle s’adresse à Serigne Babacar Sy en ces termes « Arbre de vie de la savane Tidiane, à tes branches solides nous resterons toujours accrochés ». Voilà exprimé tout l’état d’esprit des jeunes qui, tous les jours, pleurent celui qu’ils n’ont jamais vu !
Mais ce qui est inouï est l’exemplarité de la conduite, entourant la personnalité de Cheikh al-Khalifa, et cette manière dont il incarnait le bouclier pour parer à tout ce qui visait à nuire à l’islam. Une des voix Tijânies les plus autorisées de tous les temps, Cheikh El Hadji Abdou Aziz Dabakh, avait, lui aussi, choisi de le présenter sous ce jour (Sy yaay fadjal Diiné ay daanam té niepp la war). Serigne Babacar Sy est l’une de ces figures dont l’Islam s’enorgueillit, se dressant contre toute corruption des valeurs et des enseignements originels.
Cheikh al-Khalifa, c’est aussi le symbole de la modernité de la Tijâniyya dans le sens d’un enseignement utile et constructif sur le champ du temporel qui n’a jamais entamé la profondeur et la densité spirituelle de cet érudit doublé d’un pédagogue paradoxalement peu loquace.
En évoquant Serigne Babacar Sy, il est, sûrement, préférable de se situer sur le terrain d’une philosophie de vie que sur celui de la pure biographie. Sachant qu’aucune parole, même au risque d’une excessive prolixité, ne saurait épuiser tout le sens de son action ni tous les aspects de sa personnalité, le choix s’impose d’évoquer plutôt une attitude, une attitude d’esprit ou simplement un esprit.
Puisque, comme l’a si bien dit Cheikh El hadji Abdou, il est permis de lui adjoindre tous les qualificatifs exprimant la vertu dans son essence avec des superlatifs absolus, à quoi bon alors s’étendre dans la description du communément admis ? Qul mâ tashâ’u min-al-amdâhi moo lako may !(Dis ce que tu veux dans son apologie, tu y es autorisé !) s’était exclamé Dabakh Malick !
Si d’aucuns conçoivent que c’est dans le silence que s’entassent tous les bruits, celui de Serigne Babacar Sy, loin d’être complice ou lâche, arrivait à lever toutes les équivoques tout en inspirant bien des éloquences. La rareté de son discours qui ne lui enleva son efficacité, ainsi comprise, on aura perçu le sens de l’enseignement Cheikh al-Khalifa. Il est incontestablement cet éducateur inégalé, ce pédagogue hors pair qui aura réussi un défi purement Muhammadien : la pédagogie par l’éthique du comportement.
Quel meilleur modèle pour une jeunesse faisant face à de grands défis dont le principal, et non des moindres, est de perpétuer et de vivre les enseignements de la Tijâniyya ?
Bakary SAMBE [email protected]
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Tivaouane ou l’école de Maodo : une cité rayonnante du monde musulman
Par Dr. Bakary SAMBE
Dès que le croissant lunaire de Rabî’ al –awwal détrône celui de Safar, tous les regards, mais aussi, tous les cœurs se dirigent vers Tivaouane, cette ville- Lumière où la Burdah l’œuvre d’Al-Bûsayrî retentit pour rendre hommage au Prophète de l’Islam. Mais qui, dans le monde musulman, aurait entendu parler de cette bourgade de la plaine du Cayor, pendant longtemps, réduite à sa seule gare (7ème ) si, en 1902, un fils de Gaya, El Hadji Malick Sy, ne s’y était pas installé afin de perpétuer l’enseignement de Sayyidunâ Muhammad (PSL) ?
Il faut donc rendre à César ce qui lui revient !
Cheikh El Hadji Malick Sy a très tôt connecté cette ville aux grandes capitales de l’islam. Le nom de Tivaouane est désormais célèbre, de Fès l’impériale au Caire, du Liban à l’Arabie Saoudite, disons tout simplement du Golfe à l’Océan. Cette œuvre fut initiée de longue date ! La ville de Fès, capitale de la Tijâniyya qu’il a, sa vie durant, rêvé de visiter et dont il a hérité des secrets, eut tôt fait d’envoyer ses plus illustres muqaddams dans la cité de Maodo où il a accompli un travail inestimable.
Déjà, son séjour mauritanien, auprès du Cheikh Muhammad Ali en fera un personnage célèbre sur la rive droite du fleuve Sénégal. En plus de ce court séjour, Cheikh El Hadj Malick, profitera de son voyage à La Mecque pour nouer des liens dans le monde arabe.
Il voulut saisir l’occasion de ce voyage vers La Mecque, en 1889, pour faire un détour à Fès afin de se recueillir sur la tombe d’AÎmad Tijânî. Ce vœu ne s’est pas réalisé dans ce monde profane, jusqu’à sa mort en 1922. Il fut, par ailleurs, un grand ami du Cheikh Mawlûd Fall, disciple de Cheikh Muhammad al-Hâfiz et d’autres notables et grands muqaddams.
La personne d’El Hadj Malick est incontournable dès lors qu’il s’agit de la Tijâniyya au Sénégal et surtout en pays wolof. Il a contribué de manière considérable à la propagation de la confrérie à l’intérieur du Sénégal. Si El Hadj Omar Tall est l’apôtre de la Tijâniyya dans la sous-région ouest-africaine, El Hadj Mâlick, lui, a été pour beaucoup dans sa vulgarisation à l’intérieur du Sénégal. En tous cas, les témoignages sur la vie de Moulay Ali al-Kathirî, un originaire de Fès, indiquent l’intérêt de Tivaouane pour les sciences islamiques et les ouvrages qui y sont consacrés. Le Professeur Rawane Mbaye qui s’est penché sur cette œuvre au sens inépuisable, considéra la pensée d’El Hadji Malick Sy comme un véritable « pôle d’attraction entre la Sharî ‘a et la Haqîqa » !
L’attachement incontesté de Maodo à Cheikhna Ahmed Tijânî fut tel qu’il vouait un respect profond à la ville de Fès et à ses ressortissants. Mais, à défaut de pouvoir effectuer ce voyage de Fès, il entretiendra des relations constantes avec la Zâwiya-mère et son muqaddam. Il l’invitera, d’ailleurs, dès 1914 à venir visiter Tivaouane, capitale de la Tijâniyya sénégalaise. Cheikh El Hadji Malick reçut les ijâzât de Seydi Ahmad Sukayrij et du Muqaddam Ahmad al-‘Abdalâwî. Malgré cela, son désir de visiter Fès est resté intact et se perçoit dans ses poèmes dédiés au fondateur de la confrérie donnant une place importante à la ville de Fès (voir fala budda min shakwâ ilâ-l-lâhi kurbatî). Il l’exprime en des termes très émouvants et affirme son « amertume » si toutefois, il ne se rendrait pas auprès de Cheikhna Ahmed Tijânî : Wa mâ ziltu arjûhâ mina-l-lâhi wahdahû / wa in lam analhâ fayâ marârata ‘îshatî).
Les relations entre la Zâwiya de Fès et celle de Tivaouane, ainsi initiées par El Hadj Malick Sy, vont être perpétuées par ses successeurs, Seydi Ababacar Sy et El Hadji Abdou Azîz Sy Ce dernier personnage occupera une place importante dans la conception que les tidjânes du Sénégal auront des relations avec le Maroc, considérées, avant tout, comme des rapports bâtis sur le partage d’une même confrérie. Ainsi, le fils aîné et premier calife de Maodo Seydi Ababacar Sy (1922-1957) reçut, au Sénéal, la visite du petit-fils du fondateur de la confrérie Cheikh Muhammad al-Tayyib al-Tijânî en 1948. Cette visite inscrite dans la continuité des rapports entre la famille Sy et le Maroc sera suivie de celle de Sayyid Ben’amar al-Tijânî dès 1951. Rappelons que, de son vivant, El Hadj Malick Sy avait essayé de rapprocher sa famille du Maroc, en l’occurrence son fils aîné, Seydi Ababacar Sy, en lui chargeant, à l’époque, d’organiser la visite et la tournée au Sénégal de cheikh Ahmad ibn Sâ’ih de la branche Tijâniyya de la région de Rabat.
C’est cette même volonté qui se manifesta à l’occasion des visites de 1948 et de 1951 lorsque Seydi Ababacar Sy confia son frère et futur calife El Hadj Abdou Aziz Sy d’organiser la tournée des chérifs Ben ‘Amar et Tayyib al-Tijânî, à travers les villes et villages du Sénégal, pour rencontrer les adeptes de Tarîqa. El Hadji Abdou Azîz Sy effectue une visite mémorable à Fès en 1949.
Rappelons qu’El Hadj Abdou Aziz Sy et Thierno Saïd Nourou Tall seront les deux personnalités religieuses sénégalaises à aller accueillir le Roi Mohamed V du Maroc, lors de son escale à Dakar, sur le retour d’exil de Madagascar. D’ailleurs deux émissaires – et non des moindres – seront présents à Tivaouane suite à la disparition de Seydi Muhammad al-Mansûr Sy, fils d’El Hadj Malick : Sidî Ahmed Tijânî et Chérif Muhammed al-Habîb Tijânî.
Même à la disparition d’El Hadji Malick Sy, en 1922, les rapports entre la ville de Tivaouane et, à travers elle, la communauté tijânie du Sénégal et le Maroc se sont distingués par cette imbrication d’un processus de coopération bilatérale et religieuse pour renforcer les liens historiques entre deux peuples.
Lors de l’inauguration de la Grande Mosquée de Dakar en 1963, El Hadji Abdou Azîz Dabbakh fut désigné pour diriger la prière du vendredi avec deux remarquables sermons prononcés devant Le Roi Hassan II. La construction de cette mosquée fut confié par le Roi du Maroc à son architecte personnel Gustave Collet.
Ce rayonnement de la ville de Tivaouane demeure une réalité persistante. Récemment en 1998, le khalife général, Serigne Mansour Sy Borom Daaraji fut désigné, lors du grand rassemblement au Tchad, pour prononcer un discours historique en direction de la Ummah islamique. Ce fait s’inscrit dans la particularité de Tivaouane d’avoir toujours été à l’avant-garde du processus de l’internationalisation de l’islam sénégalais. La qasîda qu’il dédia au défunt roi Hassan II, lors des journées Cheikhna Ahmed Tijiânî, fut considéré par le Ministre marocain des affaires islamiques, Abdel Kabir al-Alaoui Madghrî, comme le plus bel hommage qu’il n’ait jamais entendu.
En fait, les efforts de Seydi El Hadji Malick pour l’islam bénéficient d’une large reconnaissance hors de nos frontières. En 1995, la revue égyptienne Al-Azhar, dans une présentation de Seydi El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutenait que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [le Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya ». Faisant allusion à sa stratégie éducative, la revue Al-Azhar poursuit son témoignage sur le travail de Maodo : « il a aussi formé de brillants érudits éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité »
Ses successeurs et petits fils n’ont pas rompu avec cette tradition. Cheikh Ahmed Tidiane Sy Maktoum, fut, lui aussi, présenté par les Editions Dâr Maktabat al-Hayât de Beyrouth en ces termes : « Il est actuellement parmi les hommes qui œuvrent pour l’intérêt des musulmans et de l’humanité. Il bénéficie de l’estime et de l’amitié sincères de tous les leaders du monde arabe. Ils l’estiment pour sa vision, ses qualités humaines et sa sagesse politique ». C’était lorsque Yahya Haqqi lui demandait de reprendre ses conférences dans un recueil publié et diffusé dans le monde arabe à partir du Liban.
De même Serigne Abdou Azîz Sy Jr, en plus de ses charges comme « l’Ambassadeur de la Tarîqa », avec ses nombreuses tournées européennes et américaines, auprès des talibés, est présent dans toutes les grandes organisations islamiques dont la Ligue Islamique Mondiale, l’Association mondiale de l’Appel Islamique (AMAI) et d’autres Congrès où il représente le continent africain, tout entier. Partout dans le monde des jeunes Tijanes s’inspirent des enseignements de cette Tarîqa Muhammadiya, comme dans le cadre du Forum National sur la Tijaniyya dont la 4ème édition fut tenue à Paris en avril 2008 dans l’enceinte du Palais de l’Unesco. L’édition de Grenoble en 2009 fut le point d’orgue de cet engouement des tidianes qui sont regroupés au sein de la Fraternité Tijaniyya de France à côté d’autres projets tels que la construction de la Zawiya Cheikh El Hadji Malick Sy à Paris, piloté par CES Daradji.
Tivaouane mérite ce rayonnement et ce respect que lui vouent les érudits du monde musulman. Dans ce sillage, ses fils se sont toujours distingués par la science et l’ouverture d’esprit qui fait le génie de la Tijâniyya. Ainsi, les prestigieuses Durûs Hasaniyya, cours magistraux organisés par le Roi du Maroc, pendant le mois de ramadan, reçoivent toujours avec autant d’enthousiasme, le fils du regretté El Hadji Abdou Azîz Sy, El Hadji Malick dit Maodo, à la vaste culture islamique et à la parfaite maîtrise de la langue arabe. Le poème émouvant qui clôtura sa communication, lors de cette assemblée, est resté un chef d’œuvre, encore consultable, dans les Archives de l’Institut des Etudes Africaines de Rabat au sein de l’Université Mohamed V.
Au-delà de la seule famille Sy, les fils de cette cité de la science et de la piété sont partout dans le monde pour perpétuer cet enseignement et veiller jalousement à l’héritage de Maodo, l’une des plus grandes fiertés de l’espace religieux sénégalais. Le travail de recherche fouillée qui produisit son ouvrage majestueux et inimitable, « Khlâsou Zahab », est mené dans un esprit digne des universités modernes avec les références classiques telles que le Murûju Zahab d’Al-Mas’ûdî, Tâjul ‘Arûs, Al-Kâmil fi-t-tâtîkh du célèbre Ibn Al-Athîr etc. L’énorme travail fourni par El Hadji Rawane Mbaye mérite postérité et approfondissement si l’on pense aux « trésors » qui ont tardé à être explorés dans Kifâyatu Râghibîna ou Ifhâm al-munkir al-Jâni. Il y consacra des efforts salués de toutes part avant de produire une traduction inédite des Jawâhirul Ma’ânî parue en janvier 2011.
Il serait grand temps que cet héritage trouve sa véritable place dans l’étude de notre patrimoine. Il n’est plus concevable qu’une ville qui a joué un si grand rôle dans l’histoire religieuse et intellectuelle du pays ne fasse l’objet d’études sérieuses. De ces recherches, aussi bien le patrimoine national, l’islam et ses adeptes que la jeunesse tireront un grand profit.

ETUDE SUR LE SOUFISME CHEZ EL HADJI MALICK SY : Leçons de spiritualité dans « Falâ Budda Min Shakwâ »
Par Dr. Bakary SAMBE
L’œuvre de Cheikh El Hadji Malick Sy est dense et d’une rare variété]. Il est vrai que la thématique la plus commune est celle du Madîh, panégyriques dédiées au Prophète de l’Islam. Le Khilâçu Dhahab, ce joyau poétique mais aussi mine inépuisable pour tout féru de Sîra (Hagiographie du Prophète) est devenue le symbole et l’illustration de son inimitabilité dans ce genre, trouvant ses origines depuis l’aube de l’Islam. De Ka’b Ibn Zuhayr et Hassan Ibn Thabit à Muhammad Al-Busayrî, on ne peut dénombrer les personnages illustres qui se sont distingués dans cet art prisé des soufis et dans lequel Cheikh El Hadji Malick Sy s’est imposé en maître incontesté.
Cependant, il est une autre facette de son œuvre à travers laquelle s’exprime tout son enseignement spirituel, durablement enraciné dans la démarche propre à la Tijaniyya. C’est dans ces ouvrages qu’il traite de thématiques fondamentales liées au soufisme telles que l’éducation spirituelle, les cheminements de l’aspirant, le Zuhd, les relations sociales (Mu‘âmalât) et le rapport à Dieu. Bref, tout un champ du soufisme déblayé par Cheikh El Hadji Malick Sy, la plupart du temps, en poésie par souci pédagogique (plus facile mémorisation), mais aussi à travers des traités comme l’incontournable Kifâyatu Raghibîn.
Dans le cadre du présent article, nous voudrions revenir sur trois notions fndamentales dans son œuvre et inhérentes à la quête spirituelle en tant que cheminement mais aussi manière d’être. Celles de Crainte, d’Espérance et de Tawassul nous semblent à même d’aider à une tentative d’analyse de la Qacîda de Cheikh El Hadji Malick Sy connue sous le nom de « Falâ Budda » expression ouvrant son Matla‘ désignant, en prosodie, le premier vers.
De plus, cette Qasîda, paraît recouper l’attitude et l’enseignement de cet érudit se distinguant par sa modestie et un sens élevé de l’équilibre.
Fidèle à l’attitude d’humilité qui sous-tend toute son action mais aussi sa quête spirituelle, Cheikh El Hadji Malick Sy met toujours en avant le principe de crainte ou de conscience intime de Dieu. Sans perdre de vue, la facette miséricordieuse, Il ne se fie pas non plus aux états d’optimisme excessif que confère aux dévots l’autosatisfaction démesurée.
C’est pour cela, dans cette qasîda, Maodo semble habité par une sorte de « kurbat », non pas dans le sens d’une anxiété ou d’un tourment liés à une quelconque culpabilité, mais de cette opération psycho-spirituelle dont parlait Henry Corbin. Dans la perception de Cheikh El Hadji Malick Sy, cette opération symbolise un retour à Dieu qu’il n’a, de fait, jamais quitté de son cœur et de son esprit.
Cet état se manifeste à travers toute cette qacîda comme réitéré dans l’expression « fa mâ liya ghayra-l-lâhi jâbiru kasratî ». En somme, une conscience de l’inéluctabilité d’un retour constant au Seul Indispensable. Car, conçoit-il, au milieu des turpitudes et des incertitudes de la créature tourmentée, il n’est point d’utilité de frapper à d’autres portes sinon un retour sincère à Dieu « wa qar’iya bâb al-ghayri yâ rabbi lam yufid ».
En usant de ce « je » tout sauf narcissique mais qui a comme souci l’exemplarité, Cheikh El Hadji Malick nous apprend à savoir se diriger vers celui qui détient la clé du dénouement, seul capable de délivrer de cette« kurbat » (kurbatî) introduite dès le début de la qaçîda et qui, en définitive, en détermine la rime en « tî ». Sans trop nous attarder sur ce terme, nous pouvons simplement le comprendre comme cet d’état d’une tourmente par conscience de l’énormité du devoir. On peut se demander si les détracteurs des confréries et du soufisme qui croient avoir le monopole du Tawhîd ont essayé une seule fois de se donner la peine du minimum requis d’honnêteté intellectuelle : lire avant de critiquer ! On ne peut égaler les véritables soufis dans leur manière de vivre le Tawhid, cette conscience de l’Unicité de Dieu. Cheikh El Hadji Malick Sy n’a cessé d’y insister à travers son œuvre avec finesse et pédagogie.
Oscillant constamment entre crainte et espoir, dans Falâ Budda, Maodo loue le Seigneur en l’invoquant par son nom « karîm », le Généreux, étant assuré par son « yaqîn » qu’il demeure le seul refuge ; celui-là même capable de préserver des tourmentes et des craintes. Il se livre à une multiplication des invocations par l’usage articulé des Asmâ al-Husnâ : al-halîmu (Le Charitable, Le Clément), capable d’accorder sa Miséricorde aux vertueux comme aux plus fautifs et al-çabbûru, celui que ne peuvent point affecter ni les pêchés ni les offenses des créatures, d’où, donc, sa capacité à les pardonner (fa anta halîmun yâ çabbûru liman jafâ). Bref, une parfaite maîtrise aussi bien de la prosodie que de l’art d’agencer les termes porteurs de sens (al-ma’ânî), notamment lorsqu’il s’agit de rendre compte des états spirituels avec une fine technique et une rare pédagogie dont Cheikh El Hadji Malick Sy a le secret.
Il revient, alors, sur ce parcours du « tawakkul » dans le long cheminement spirituel du soufi. Le point de départ de ce parcours est la conscience de l’unicité de l’issue comme du refuge sans lequel il n’est point d’échappatoire (mahrab » (fa lammâ badâ lî annahû laysa mahrabun, siwâ bâbika-l-hâmî madadtu yudayyatî ».
Ce tawakkul est exprimé avec la manière des hommes du taçawwuf dont le principal viatique est la conscience intime de Dieu nourrie d’humilité.
Etant, donc, certain de l’unicité de l’issue comme de l’échappatoire, Maodo ne fait qu’affirmer l’impuissance de la Créature devant le Créateur qui traduit le devoir et l’attitude de modestie. C’est pour cela qu’il eut recours à la figure de style du taçghîr (l’usage des diminutifs). Au lieu de dire « yadî », pour exprimer cette main tendue vers Le Tout Puissant en implorant sa magnanimité, Cheikh El Hadji Malick lui préfère son diminutif (yudayyatî», pour enchaîner par une suite de locutions et de termes affirmant la petitesse, l’insignifiance et l’extrême pauvreté (du’f, iftiqâr, fâqat, dzillat) face à l’incarnation même de la Suffisance et de la Grandeur : Dieu. Il nous enseigne, là, que nous ne sommes que faiblesse et dénuement et ce, quel que soit le degré d’adoration et de dévotion.
Il fait de l’imploration du pardon, un devoir constant. Maodo donne l’exemple en se préoccupant, non pas des seuls péchés « dzanb », mais des « simples » faux pas dont, le plus souvent, nous ne sommes même pas conscients « zallat » (li taghfira lî yâ rabbi min kulli zallatî). D’où ce recours à une énumération en crescendo de qualificatifs exprimant tout ce qui est en l’homme de méprisable (dzalîl) et de misérable « haqîr).
Et c’est comme tel qu’il dit se présenter devant le Seigneur pour qu’il le délivre de toutes les peines et adversités. Il veut nous enseigner, ici, que l’attitude d’orgueil, de suffisance et d’autosatisfaction n’est pas la plus indiquée pour une quelconque élévation spirituelle, mais aussi qu’on ne peut désespérer de la Miséricorde et la gratitude de Dieu (lâ taqnatû min rahmati-l-lâhi) sans toutefois tomber dans l’excès du Amn bi-mari-l-lâh !
La notion d’espoir « rajâ’ » peut être ainsi comprise dans la démarche de Maodo comme cela revient très souvent dans son œuvre. Ailleurs, dans une autre qasîda bien célèbre par le haut degré d’affirmation du principe de Tawhîd (unicité de Dieu) et du Zuhd (ascétisme et désintérêt du bas monde), Cheikh El Hadji Malick Sy interpelle son Seigneur avec espoir en ces termes : « wa laysa birruka makhçûçan bi man hasunat hâlâtuhû… », (Ta bienfaisance n’est pas exclusivement réservée aux seuls bien agissant).
Dans falâ budda, précisément, il achève cette première partie marquée par une nette affirmation du Tawhîd et du Tawakkul (confiance en Dieu, abandon de soi à Dieu sans jamais se résigner) par rappeler le sens de l’invocation que lui donne la prédisposition de l’Invoqué à l’exaucer (Mujîbu). Cet aspect semble plus net dans la prière par lui composé et récité après la Wazîfa (…yâ man qâla ad’ûnî, inni da’awtuka dza khawfin fa khudz bi yadî/ yâ jâ’il al-hâli bayna-l-kâfi wa-n-nûni (c-à-d Kun))
Mais quel que soit son degré de spiritualité, l’aspirant ne peut se passer de la couverture de Celui qui est le seul à savoir toutes les dimensions apparentes ou secrètes de sa personnalité et de ses actes dans toute leur insuffisance par rapport aux exigences de pureté et à la gratitude de Dieu. Cheikh El Hadji Malick Sy attire l’attention sur ce fait primordial lorsqu’il lance cet appel (da’awtuka yâ sattâru fa-stur ma’îbatî).
Dans une merveilleuse transition avant d’entamer, la phase du Tawassul sur lequel nous reviendrons, il sollicite son Seigneur pour qu’il l’aide à focaliser ses idées et ses pensées (khawâtir, sing. Khâtir ou khâtira) éternellement vers Lui.
En fait, comme dans la prière, Cheikh El Hadji Malick Sy vise en cela, une orientation du cœur, une attitude intérieure qui réactualise constamment la prédisposition de l’âme du Mutaçawwif (adepte du soufisme) à la purification. Il nous rappelle cette manière dont on doit vider le cœur et la pensée de tout sauf du souvenir de Dieu : en arabe, le mot dzikr, exprime bel et bien cette idée de rappel, seul capable d’assurer la quiétude.
Si l’on se réfère à Ibn Ajîba qui citant Al-Tustarî, l’homme de Dieu est « celui qui est pur du trouble…celui pour qui l’or et la boue ont la même valeur ». C’est ainsi qu’il faut comprendre la démarche du Zuhd (dëddu adduna, en wolof) dans l’esprit des premiers soufis qui s’appelaient aussi, eux-mêmes, faqîr ou fuqarâ au pluriel signifiant « pauvres ».
Il n’est guère de doute qu’un tel degré de spiritualité ne peut s’acquérir que par le Tawhîd vécu dans le soufisme, moins réducteur et plus spirituellement productif que celui seulement théorisé par ceux qui le combattent. Ainsi purifiés, l’âme et le cœur déterminent les harakât (agissements) et l’homme réalisé devient tel que l’exprime Al-Junayd « comme la terre ; on y jette tout le rebut et il n’en sort que de bonnes choses ». Lorsque le réceptacle se débarrasse des impuretés le contenant n’en sera que plus pur. « La couleur de l’eau est celle de son récipient », rappelait, justement le même Al-Junayd, l’un des piliers du soufisme naissant.
En parcourant cette œuvre de Cheikh El Hadji Malick et tant d’autres, on se rend bien compte que les chemins de la félicité comme de la spiritualité sont parsemés d’épreuves et d’obstacles ; d’où le sens de la guidance spirituelle dont les plus grands hommes de Dieu ne se sont jamais passés.
Sur ce chemin, les seules démarches personnelles ou rationnalisantes trouvent vite leur limite. Il leur manque l’autre versant que les soufis ont exprimé par la mahbba (l’Amour de Dieu et de son Prophète). Justement, sur le chemin de la connaissance, le Mutaçawwif ne se contente pas de la seule force de l’intellect. Pour emprunter l’heureuse expression de Javad Nurbakhsh, il doit faire le « pas de l’Amour » et s’aider de la « béquille de l’intellect » pour aller vers la Vérité (Dieu, al-Haqq), jusqu’au point de « lâcher également la béquille ». Il faudra s’en donner les moyens et c’est là où intervient tout le sens du Tawassul.
On sait, la manière dont Cheikh El Hadji Malick traite cette question dans son œuvre où le Prophète occupe tout l’espace. Tel qu’il le présente dans le Khilâç-u-Dzahab « wa laysa lî ‘amalun alqâka yâ amalî ; siwa-l-mahhabbati wa-t-taslîmi wa-s-salami »,le Prophète devient, ainsi, le moyen (également wasîla en arabe !) et non la fin (Dieu) dans cette conception du Tawassul comme nous le verrons dans la suite de notre modeste tentative d’analyse de la qasîda, Falâ Budda… (A suivre)

DOSSIER : CHEIKH EL HADJI MALICK SY ET LA TIJANIYA: une force tranquille pour la perpétuation d’un singulier destin

Par Dr. Bakary SAMBE

L’œuvre de Cheikh Omar al-Foutiyou Tall a permis une large expansion de la Tidjaniyya dans toute l’Afrique occidentale. C’est par son biais, en passant par Cheikh Al-Fahim Yoro que Seydi El Hadji Malick Sy reprit le flambeau et porta au plus haut la bannière de la confrérie avec notamment un travail de vulgarisation à travers le Sénégal et la sous-région.
A l’image de celui dont il a hérité, Cheikh El Hadji Malick Sy n’a pas bénéficié de circonstances paisibles et favorables pour dérouler sa méthode et sa philosophie. Le fameux principe soufi de Haml adhal wara (supporter les adversités et les épreuves) afin de progresser et mieux servir Dieu et les hommes, a guidé son action. Serigne Alioune Gueye l’exprime dans sa Marthiya (Ala nafsihi kam Aktharal Durra wal Adha / linaf ‘il baraya wal-ilahi bi marsaddi). Maodo a trouvé le Sénégal où il a réussi à implanter la Tidjaniyya dans une situation plus que désespérante qui pourrait saper le moral des plus déterminés : Ata wa biqaul ardi Zulmun wa Zulmatun, nous rappelle Serigne Alioune Gueye. Mais il a réussi à illuminer les cœurs et sauvegarder la flamme de l’Islam dans son expression la plus vitale et la plus originelle.
Cette fierté du Sénégal et de la ‘Ummah islamique consolidera le caractère Muhammadien de la conduite du Tidjane en dédiant sa vie entière au prophète de l’Islam. L’œuvre de Cheikh El Hadji Malick Sy est dense et d’une grande variété . Mais la thématique la plus commune est celle du Madîh, panégyriques dédiées au Prophète de l’Islam. Le Khilâçu Dhahab, ce joyau poétique mais aussi mine inépuisable pour tout féru de Sîra (Hagiographie du Prophète) est devenue le symbole et l’illustration de son inimitabilité dans ce genre, trouvant ses origines depuis l’aube de l’Islam. De Ka’b Ibn Zuhayr et Hassan Ibn Thabit à Muhammad Al-Busayrî, on ne peut dénombrer les personnages illustres qui se sont distingués dans cet art prisé des soufis et dans lequel Cheikh El Hadji Malick Sy est un maître incontesté. A qui d’autre doit-on d’ailleurs la « démocratisation » du Gamou, évènement qui est rentré dans l’ordinaire et célébré un peu partout dans ce pays ?
Grâce à Cheikh El Hadji Malick Sy, le musulman sénégalais a ceci d’enviable : vivre en permanente connexion avec la Sîra du Prophète à tel point que ce dernier lui devient tout à fait familier. Il a su traduire ce caractère Muhammadien de la Tidjaniyya, développé plus haut, en une réalité non seulement conçue mais sentie et vécue.
Qui d’autre mieux que lui a su rendre à Seydina Muhammad (PSL) ce qui lui revient ! Dans chaque facette de sa vie, Seydi El Hadji Malick renvoie tout au Prophète Muhammad (PSL). Le point d’orgue de cet amour du Sceau des Prophètes et la volonté d’élever, autant que possible, celui-ci à son plus haut degré est l’inimitable Khilâçu Dhahab fî Sîrati Khayril ‘Arab dans lequel il adopte la rime en « m » (d’où l’appellation mîmiyya) et le mètre al-basît tel que le fit Muhammad al-Busayrî, l’auteur de la Burda, quelques siècles avant.
Mais là où Seydi El Hadji Malick Sy innove c’est dans sa connaissance du contexte socio-historique dans lequel vécut le Prophète. Il navigue, constamment, entre la vie du Prophète et l’évocation de ce contexte avec une culture historique qui peut étonner plus d’un. Malgré le manque chronique d’ouvrages de références qui caractérisa son époque, la difficulté de les acquérir, sans parler de la complexité de l’environnement historique qui vit la naissance du Prophète (PSL), Maodo nous abreuve de connaissances sur Rome, Byzance, Chosroes, Anou Shirwân et les autres. Sa connaissance géographique doublée de sa maitrise de l’histoire qui se dégage de nombreux écrits reste encore une énigme et une source d’admiration pour quelqu’un qui n’a quitté le Sénégal que pour le pèlerinage à la Mecque. Lorsque Seydi El Hadji Malick Sy, dans son approche de la vie du Prophète et du berceau de la révélation, le Hedjaz, en arrive à donner, avec une précision inouïe, les noms de lieux et de repères encore méconnus par les habitants-mêmes de ces régions, l’on ne peut qu’encore admirer ses efforts inestimables pour l’acquisition du savoir.

Le savoir : maître mot de la méthode de Cheikh El Hadji Malick Sy
Nombreux sont les hommages qui ont été rendus à Cheikh El Hadji Malick, dans ce sens, par les personnalités les plus illustres de l’islam en son temps. Mais, à côté de celui de Serigne Hâdy Touré, Cheikh Thioro Mbacké a exprimé, de la plus belle manière, avec l’image d’une « secousse » qui venait de toucher l’islam du Sénégal en disant que « c’est un pilier de la religion qui venait de s’effondrer » en cette année 1922 qui l’a vu partir (tahaddama ruknu-d-dîn).
Il remarque qu’avec la disparition de Seydi El Hadji Malick Sy, c’est un véritable esprit éclairé qui venait de faire défaut au monde des oulémas (kamâ khasafal qamâru), tel l’éclipse couvrant d’ombres la luminosité de la lune.
Ces témoignages ne peuvent entrer dans le registre de la complaisance car les actes posés par Cheikh El Hadji Malick Sy, eux-mêmes, sont là, intacts et encore plus éloquents. Outre la qualité de leurs auteurs, ces hommages qui sont rendus à El Hadji Malick Sy sont corroborés par son action en faveur de l’islam. Le savoir est son cheval de bataille, et à l’enseignement pour le transmettre, Maodo consacrera sa vie.
L’érudition de Cheikh El Hadji Malick Sy que reflètent la quantité et la diversité de ses œuvres avait même étonné ses contemporains si l’on sait les difficultés de son temps dès qu’il s’agissait des savoirs islamiques. La stricte surveillance de la circulation des livres et des personnes exercée par l’autorité coloniale rendait la tâche encore plus rude. Rappelons la lutte contre ce qui fut appelée « l’influence maghrébine », déclenchée, durant l’entre-deux-guerres, dans le sillage du Rapport William Ponty, pour empêcher l’expansion de l’islam par les échanges entre les deux rives du Sahara. (Ce rapport est encore consultable aux Archives Nationales du Sénégal et celles d’Outre-Mer à Aix-en-Provence.)
Comme les idées et les croyances ont une plus grande mobilité que les humains et les structures, la pensée de Maodo et son enseignement atteindront, malgré tout, les régions les plus lointaines de l’Afrique occidentale. Son œuvre littéraire colossale ne pourrait être dûment analysée dans le cadre de cet article. Il fit beaucoup appel au génie de la poésie pour transmettre son message avec une parfaite intelligence des réalités d’une société où les vers rythmés d’un poème sont plus facilement mémorisables que les fades phrases d’une prose. Sa parfaite maîtrise des techniques de la prosodie arabe (‘arûd) ne fait aucun doute. Le poids des mots et le choc des idées donnent à cette œuvre son caractère éternel. La qasîda Rayy zam’ân fî sirat sayyid banî ‘adnân (L’abreuvoir de l’assoiffé de Sîra), plus connue sous le nom de Nûniyya, reste un témoin de ses qualités littéraires.
La pensée religieuse de Cheikh El Hadji Malick Sy ainsi que son style, sur le plan littéraire, ont marqué toute une génération de muqaddam qui les ont, ensuite, transmis à leurs disciples. Par un système pyramidal, il a su déjouer le plan d’assimilation culturelle des colons et contourner les obstacles devant lui dressés. Cette pensée est dominée par une grande ouverture d’esprit et une modernité avant l’heure. Cela est dû au fait que la confrérie Tidjaniyya, une voie particulièrement élitiste, s’est, très vite, confrontée aux populations citadines et à l’élite des villes, véritables laboratoires d’idées et d’ébullition intellectuelle. Ce fait a certainement consolidé la place donnée au savoir et à la quête de la connaissance dans la stratégie de Cheikh El Hadji Malick Sy.
On pourrait penser que son attitude d’esprit à l’ égard du savoir et des sacrifices qu’il requiert ont durablement façonné sa manière d’être et d’agir d’où son penchant pour l’humilité.

Tolérance, modestie et spiritualité : la leçon d’équilibre du Maitre Maodo
Devant l’impossibilité d’être exhaustif, on pourrait avancer que, généralement, la pensée de Seydi El Hadji Malick Sy est dominée par l’ouverture qu’il a toujours prônée ainsi que la tolérance exemplaire qui marque son discours. Dans un vrai sens de la mesure, il est arrivé à un équilibre où tolérance n’a jamais rimé avec laxisme et où l’ouverture n’a point empêché son enracinement dans la Sunna et la Tariqa Tidjaniyya.
Son célèbre Fâkihat at-Tullâb ou Jâmi’ul Marâm en est un bel exemple. Il y traite des principes généraux de la Tarîqa Tidjaniyya et de la discipline du murîd, l’aspirant à Dieu et à la réalisation spirituelle. Conformément à sa sagesse légendaire, El Hadji Malick Sy y soutient que les différences de Tarîqa et d’obédiences doivent être perçues comme de simples différences de goût et non des sources de conflits ou de haine. Il appelle, explicitement, à une reconnaissance des dons et mérites de chaque homme de Dieu qui ne sont pas toujours forcément comparables. Pour Maodo, si les confréries sont différentes et n’ont pas les mêmes conditions, elles reflètent, néanmoins, toutes, les principes fondamentaux du soufisme et l’enseignement du Sceau de la prophétie (PSL). En quelque sorte une plurielle manifestation de l’unicité du but ultime comme dirait Ibn Arabi.
Cheikh El Hadji Malick, il évoque une « différence des goûts et des points de ressourcement spirituels » (tabâyun al-Adhwâq wa-l-Mashârib) qui, selon lui, est l’explication des « divergences entre les saints dans leurs voies et doctrines », en rappelant que Dieu, dont les bienfaits sont infinis, gratifie chacun d’entre eux de flux qu’il peut ne pas accorder aux autres. Ce point est essentiel dans la démarche des soufis tout en cachant des secrets qui ne sont pas à la portée du commun des mortels se débattant encore dans les « voiles » de l’ignorance (mahjûbûn) ou n’ayant pas accès au véritable sens des Signes.
Certaines réalités peuvent bien nous sembler irréels juste parce que nous ne les touchons ou sentons pas alors que d’autres en sont littéralement « abreuvés » ! C’est pourquoi Cheikh El Hadji Malick Sy emprunte l’image d’un « enrhumé » « mazkûm » se prononçant sur la qualité ou les senteurs d’un musc, pour dénoncer l’attitude de ceux qui s’attaquent aux voies d’autrui et nous avertit sur les dangers des polémiques et débats stériles comme ceux comparant Wird (Awrâd) et confréries (Turuq).
« Evite celui qui polémique sur les différents Wird
Car c’est une chose dont la nuisance est fortement avérée
Car cela conduit à la haine mutuelle
Et c’est quelque chose de répréhensible auprès du Seigneur Majestueux »,(cf. Fâkihatu Tullâb)
De ce fait, El Hadji Malick Sy instaure la modestie en doctrine et en fait le sage moyen d’éviter les tiraillements et les troubles sociaux. Dans la conclusion de Fakihat at-Tullâb intitulée Khâtimat fî Bayâni Ikhtilâfi awliyâ’i l-lâhi fi t-tarâ’iq wa al-madhâhib (Conclusion sur la divergence entre les Hommes de Dieu), Cheikh El Hadji Malick exprime cela avec une ouverture d’esprit et une tolérance révélatrices de sa personnalité hors du commun (vers 3, 4 et suivants.).
Il emprunte une image pleine de sagesse pour montrer que la réalité religieuse est jalonnée de différences de perception, en rappelant que seuls les courants divergent mais que le destin est commun et qu’on converge, tous, vers la seule et même Vérité éternelle : celle de Dieu. « Oh mon frère ne critique pas un parfum (musc) alors que tu es enrhumé ! », dit-il, si nous essayons de traduire très approximativement le vers 7 du chapitre cité. Et comme, dans sa vision, « nul de détient le monopole de la Vérité » (pas dans un sens sophiste !), il insiste sur les dangers de critiquer et de stigmatiser la voie d’autrui sans la comprendre et l’avoir expérimentée. Mieux, pour éviter les polémiques stériles et qui attirent la haine (al-mirâ’), Cheikh El Hadji Malick conseille à ses disciples d’avoir la maturité et l’esprit d’élévation qui consiste à ne pas répondre aux attaques. Ainsi, dans une pure tradition soufie, Maodo, conscient des fâcheuses conséquences qui peuvent découler de l’intolérance, du repli sur soi et du mépris des autres, fait de la modestie et du respect, un devoir religieux en soi, en utilisant le terme wâjib (vers 13). Par ce credo, traduit en actes concrets, dans sa vie, El Hadji Malick Sy a su mener une coexistence pacifique avec, aussi bien, ses coreligionnaires que les adeptes des autres croyances.
Cependant, il est une autre facette de son œuvre à travers laquelle s’exprime tout son enseignement spirituel, durablement enraciné dans la démarche propre à la Tidjaniyya. C’est dans ces ouvrages qu’il traite de thématiques fondamentales liées au soufisme telles que l’éducation spirituelle, les cheminements de l’aspirant, le Zuhd, les relations sociales (Mu‘âmalât) et le rapport à Dieu. Bref, tout un champ du soufisme déblayé par Cheikh El Hadji Malick Sy, la plupart du temps en poésie par souci pédagogique (plus facile mémorisation), mais aussi à travers des traités comme l’incontournable Kifâyatu Raghibîn[2].
Fidèle à l’attitude d’humilité qui sous-tend toute son action mais aussi sa quête spirituelle, Cheikh El Hadji Malick Sy met, toujours, en avant le principe de crainte ou de conscience intime de Dieu (Taqwa). Sans perdre de vue, la facette miséricordieuse, il ne se fie pas non plus aux états d’optimisme excessif que confère aux dévots l’autosatisfaction démesurée. Mais quel que soit le degré de spiritualité, Cheikh El Hadji Malick Sy nous a toujours enseigné que l’aspirant ne peut se passer de la couverture et de l’indulgence de Celui qui est le Seul à savoir toutes les dimensions apparentes ou secrètes de sa personnalité et de ses actes dans toute leur insuffisance par rapport aux exigences de pureté et à la gratitude de Dieu. Cheikh El Hadji Malick Sy attire l’attention sur ce fait primordial lorsqu’il lance cet appel (da’awtuka yâ sattâru fa-stur ma’îbatî).
De son maitre, Cheikh Ahmad Tijani, Cheikh El Hadji Malick Sy hérita donc de cette manière d’allier l’excellence spirituelle à la pleine implication sociétale. Maodo le fit par l’éducation et la promotion du savoir.

Cheikh El Hadji Malick Sy et la Tijâniyya : témoignages d’un éternel ressourcement

Sa façon d’appréhender le savoir n’est pas du type de l’érudition décalée de la réalité et de la société, ni une forme de gnose sans racine et incapable de produire des ressources spirituellement mobilisables. C’est une connaissance et une éducation spirituelle au service de l’action fidele à l’idéal de la tarbiyyat al-himma.
Si Cheikh Ahmad Tijani a réussi à amorcer cette rupture en matière de tasawwuf au 18eme siècle, c’est qu’il a su traduire les idéaux en réalité et faire de l’aspirant a la réalisation spirituelle un véritable acteur conscient, utile et au cœur de son monde social. Et pourtant, sans fuir ce monde social qu’il a affronté, aidé en cela par sa solidité spirituelle, Cheikh El Hadji Malick Sy, a revivifie l’enseignement de Cheikh Ahmad Tijani. Comme l’a si bien exprimé Serigne Babacar Sy (Rabba bila Khalwatin ashabahu alanan…etc.), voici qu’une voie se singularise par une intense spiritualité doublée d’une forte implication sociétale tout en atteignant l’idéal de l’istiqama (droiture).
El Hadji Abdou Aziz Sy Dabbakh, désignait Maodo, à juste titre, par le qualificatif de ‘Alamul Huda (l’incarnation ou l’étendard de la droiture). Entre le Ilm, la connaissance à son plus haut degré qu’il inculquera avec mansuétude et de la manière la plus débonnaire (Hilm) à des générations de Muqaddam, Cheikh El Hadji Malick Sy a produit des résultats difficilement égalables dans la formation d’hommes hors du commun, de personnes-ressources et de valeurs sures au service de l’Islam (Fajahada fiha bi siyasati wa nada, wa ilmin wa hilmin fahtada kullu muhtadi).
Témoignage ne put être plus éloquent dans ce sens, que celui de la Revue Al-Azhar : ‘« grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zâwiya, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité’ (Revue Al-Azhar Juin 1995).

Entre Sharî‘a et Haqîqa ou l’art de la conciliation chez Cheikh El Hadji Malick Sy
A la différence de nombreux hommes du Tasawwuf et en veritable dépositaire de l’héritage de la Tijaniyya, Cheikh El Hadji Malick n’a jamais été habité par une quelconque tension ou un balancement entre les impératifs de la Shari’a et ceux de la Haqiqa. Il a su les concilier et ainsi créer une sorte d’harmonie favorable à une vie spirituelle se fondant sur la première en se nourrissant de la seconde. Ce vers tiré de son ouvrage intitulé Kifâyatu Râghibîn résume, à lui seul, une telle attitude d’esprit (wa bâtinun lam yuwâfiq min sharî’atînâ/ fa-ktubhu bil-lâmi lâ bin-nûni kal fitanî) où il exclut toute sorte d’extrapolation mystique non conforme à l’esprit de la Sharî’a. Tout bâtin (ésotérisme) qui contrarie cet esprit est considéré par Maodo comme un bâtil (l’ivraie).

Le plus remarquable de l’expérience de Cheikh El Hadji Malick Sy est ce sens de la mesure et la conscience de l’équilibre entre la Sharî’a et la haqîqa. Il a su rester, sa vie durant, selon l’heureuse expression du Professeur Rawane Mbaye, ce « pôle d’attraction » entre les deux domaines de la connaissance, s’appuyant merveilleusement, sur une donnée essentielle que le saint Coran qualifie de meilleur viatique vers le vrai monde al-Taqwâ, traduit – et certainement réduit – à la « crainte de Dieu », état non mesurable parce qu’intérieur, mais qui se manifeste par les actes. Tous ceux de Maodo, d’après les témoignages de ses contemporains, reflètent cette conscience intime de Dieu.

S’inscrivant dans la pure tradition Seydina Cheikh Ahmed Tijâni, El Hadji Malick Sy a tenté et réussi cette expérience soufie innovée par la Tijâniyya. Comme le prône la Tariqa, Maodo a pu allier éducation spirituelle et plein engagement dans le monde d’ici bas, cette sorte de « retraite au milieu de la société », une tarbiya au-delà de l’abstraction, décelable au visu (‘al-hâl) et à l’action (‘al-himma) tendant résolument vers l’istiqâma, la droiture (Wa man lî bi ‘ustâdhin yurabbî murîdahû/ bilâ khalwatin bal himmatin mithla ahmadî, pleurait Serigne Alioune Guèye à sa disparition).

El Hadji Malick Sy s’est appuyé sur les inépuisables ressources spirituelles de la Tijâniyya en rompant avec le mysticisme des refuges, de la fuite et de l’isolement (comme dans la khalwatiyya), jusqu’à parvenir à la « sacralisation des actes quotidiens » dont parle Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy. De ce fait, l’enseignement de Maodo s’inscrit dans le traditionnel schéma triptyque où, après l’acte de foi (Imân), la soumission manifeste et sincère à Dieu (Islâm), l’aspirant cherche à parfaire son rapport à l’Etre Suprême par l’Ihsân ; l’état ultime où la conscience de Dieu guide les pas du néophyte dans sa quête de la félicité. Un tel projet ne pourrait être mené à bien sans que son porteur se soit agrippé à la Sunna du Prophète (PSL) dont il suit les traces, ‘alâ nahji rasûl, comme le rappelait Serigne Alioune Guèye.

Il est vrai que c’est dans ce domaine de l’observance de la sunna prophétique que les témoignages sur Seydi El Hadji Malick sont sans appel. Ainsi Seydi Tijan Ibn Bâba al-‘Alawî, s’arrête, dans l’élégie dédiée à Maodo, sur sa rigueur et son souci de la référence et de l’authenticité en matière religieuse. Il lie cet aspect de la personnalité de Seydi El Hadji Malick Sy à son attachement au Prophète. C’est à dire que Maodo a toujours su faire vivre le principe de l’amour du Prophète qu’il définit comme intrinsèquement lié à l’action et à l’application de la Sunna. Il le dit dans Khilas Dhahab « wa laysa naf ‘un ‘alâ hubbin bilâ ‘amalin/ wa tâbi ‘an sunnatal mukhtâri faghtanamî », « il n’y a aucune utilité à clamer son amour au sceau des prophètes si cet amour n’est pas matérialisé en action/ Il faut que tu suives la sunna de l’Elu ». C’est pourquoi, en fin connaisseur de Seydi El Hadji Malick, Tijane Ibn Baba l’identifiait à un Bukhârî dans sa rigueur et sa soif de sagesses et de paroles authentiques, mais insiste sur son travail de panégyrique en l’honneur du Prophète Muhammad (PSL) (Fakâna k’abni Zuhayrin fî madâ’ihihi), dit-il en le comparant à Ka‘B Ibn Zuhayr devenu le modèle dans cet art et qui a fortement influencé Muhammad al-Busayrî, l’auteur de la célèbre Burda, chantée à Tivaouane durant les dix premiers jours de mois béni de Rabî’al-awwal.

De même fit Cheikh Ahmad Sukayrij dans un témoignage épistolaire adresse aux Tidjanes du Sénégal et à sa famille qu’il corroboré plus explicitement dans un autre de ses ouvrages comme son Radd akâdhîb al-muftarîna ‘alâ ahlil yaqîn, pour apporter les preuves de la totale inscription de la Tijâniyya dans la sunna du Prophète Muhammad. Il lui donna comme titre Jinâyat al Muntasib al-‘anî Fî mâ nasabahû bil kadhib Li –Shaykh Tijânî et y recense les accusations gratuites faites à la confrérie, pour les démonter avec verve et preuves à l’appui. C’est cet ouvrage que le grand Muqaddam marocain a choisi pour présenter, Seydi El Hadji Malick Sy, aux côtés d’El Hadji Omar et d’autres illustres personnages, en ces termes : « Parmi ceux qui ont brillamment écrit et composé de manière bénéfique sur la Tijâniyya, on peut citer le legs béni des anciens aux générations suivantes, habitant dans la région du Sénégal, le grand muqaddam, feu Seydi El Hadji Malick ibn Othman. Il a éclairé l’élite comme le commun des mortels en levant le voile (sur les connaissances). Quiconque se penche sur ses œuvres aura la certitude que l’auteur fait partie des grands hommes de Dieu (Kummal al-rijâl) qui ont reçu la grande ouverture divine (‘al-maftûh alayhim). […] Il s’est consacré sa vie durant à l’éducation et a initié un nombre inestimable de disciples à la Tarîqa qui ont témoigné de son observance des recommandations divines, de son intransigeance dans l’adoration de Dieu, de sa disponibilité à servir son pays et ses Hommes tout en se détournant de ce qu’ils possèdent (voir Jinayat…p.81.

La confrérie Tidjaniyya est née pour relever un défi et restaurer un ordre. Son destin est d’être contraint à affronter les difficultés, sa singularité réside dans le fait de symboliser l’universalité de l’Islam en réconciliant spiritualité et plein engagement sociétal. C’est une spiritualité vivante qui a amorcé une véritable rupture lui valant tous les mérites mais l’expose, en même temps, comme la citadelle du soufisme, objet de toutes les visées. Mais c’est justement de là qu’elle tire toute sa force. A l’image de la mission Mouammadienne qu’elle catalyse, les défis de toute sorte lui sont inhérents. Sinon elle perdrait sa singularité. Cheikh Ahmad Tidjane, en tant que personnage historique comme figure mystique, a marqué son époque tout en fournissant aux générations suivantes leur viatique pour affronter les défis de leur temps. Mais il peut surtout se targuer de pérenniser son enseignement spirituel par les hommes de pensée et d’action qui se réclament de lui. Finalement, son héritage a su perdurer même à l’épreuve du temps et de ses vicissitudes grâce à la conscience du devoir chez ses héritiers de la trempe de Cheikh El Hadji Malick Sy.
Ce dernier n’a-t-il pas assez œuvré pour que les générations futures soient, elles aussi, conscientes du défi qu’ils se doivent, à leur tour, de relever ?
Dr. Bakary SAMBE
[email protected]

1 COMMENTAIRE

  1. Excellent article, nous vous souhaitons un gamou Gamou. Il serait bon de mentionner des références sur la traduction de la Mimya, Nuniyya et d’autres travaux de Maodo en français et si possible en anglais pour qu’on bénéficie de ce grand savant islamique sénégalais. C’est une fierté du Sénégal et l’Afrique.
    Merci

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