La gazette : Quelles sont les formes de pratiques divinatoires que l’on peut voir au Sénégal et quelle différence entre elles ?
Ibrahima Sow : Il existe une infinité de pratiques et de modes divinatoires, qu’il serait sans intérêt de répertorier et de décrire ici. Mais il faut retenir que les plus usités au Sénégal demeurent les cauris (tani), le ramli (divination par la sable, c’est-à-dire la géomancie) et, à tort, ce que d’aucuns appellent Istixaar, qui serait une « divination » par le rêve (oniromancie), alors que cela n’est pas une pratique divinatoire, car l’Islam condamne cela. Mais beaucoup commettent l’erreur de croire que l’Istixaar est une divination, alors que c’est une prière pour être éclairé par Dieu sur un choix ou sur un projet ou sur toute autre entreprise.
Quelle place la divination occupe-t-elle dans notre société ? Joue-t-elle le même rôle dans la société sénégalaise que dans les autres sociétés ?
Il n’est contesté par personne que les devins jouent un rôle social très important. Par leur personnalité charismatique, mieux, par leur fonction, ils demeurent au centre du syncrétisme des croyances autochtones et des religions révélées. Monteil notait que tous les Soudanais, qu’ils soient croyants ou incroyants, sont de fidèles clients du «diseur des choses cachées ». Il estime que, pour eux, être devin ou marabout, c’est la même chose. A l’instar du guérisseur et du prêtre, le devin possède une forte personnalité sociale et joue un rôle considérable dans la culture africaine, et parfois c’est le même personnage qui cumule ces trois fonctions. On l’assimile parfois au psychanalyste des sociétés européennes ; mais en réalité il est plus que cela, car sa fonction a quelque chose qui est au-delà du profane, et son pouvoir est censé provenir d’une source sacrée, divine ou, en tous les cas, surnaturelle qui cautionnerait ses activités et sa voyance. Système projectif, la divination permet à l’individu de projeter son angoisse, de socialiser son désarroi, de donner un sens à ses échecs et même à ses réussites, de formaliser ce qui pourrait être considéré comme un destin. Il faut savoir que les devins ne prédisent pas seulement l’avenir, mais révèlent aussi les choses passées et présentes. Ils se disent les porte-parole du Destin, au sens de ce qui est déjà constitué, qui régirait la conduite humaine et qui serait antérieur à la volonté humaine, mais qui se révèle et parle à travers les signes, dont les devins sont des interprètes. Le poète allemand Hölderlin écrit avec justesse, conforme en cela d’ailleurs à toutes les traditions prophétiques : «… et les signes sont depuis le lointain des âges le langage des dieux ».
Qu’est-ce qui, selon vous, explique l’engouement de la population pour les pratiques divinatoires ?
C’est très simple. Les individus souhaitent être rassurés sur leur sort, sur leur existence présente et future. Ils désirent que leur sentiment de culpabilisé soit explicité en dehors de leur propre responsabilité. Le voyant ou le devin, qui est parfois aussi marabout et guérisseur, leur dit ce qui leur permet, moyennant quelques offrandes, de satisfaire un vécu déjà sécurisé par le devin, puisque consigné dans une parole sociale, pour en avoir identifié les écueils pour vivre au mieux selon un destin que l’on peut soit éviter, s’il est défavorable, soit faire prospérer au mieux, s’il est favorable. Si je voulais schématiser, je dirais que le recours à la divination, c’est l’art de se donner les moyens stratégiques de vivre heureux, de s’approprier le destin, sans être responsable de ce qui pourrait advenir. C’est l’art de la ruse qui a pour stratégie d’interpréter et de se concilier des signes qui seraient redevables de la volonté divine.
Quel crédit peut-on accorder à la voyance, surtout dans un pays où les religions interdisent des telles pratiques ?
C’est une question dont la réponse dépend de chaque client de la divination. C’est très controversé. Il est des devins dont certaines prédictions s’avèrent, parfois, assez justes, mais il en est d’autres qui pèchent par le caractère trop flou ou trop général de leurs prédictions… La religion islamique ainsi que le christianisme interdisent et condamnent la pratique divinatoire, qui est une intrusion de l’humain dans le divin. C’est pourquoi elle est perçue comme une violation ou comme une hérésie, manifestant ainsi la tyrannique obsession que l’homme éprouve pour ce domaine qui lui est interdit, le temps ; et, du temps, le domaine tout particulier du futur, domaine réservé à Dieu.
Pourquoi, à votre avis, la religion et même la raison ou le bon sens, sont-ils impuissants à faire reculer cette croyance accordée au pouvoir des devins ?
L’homme ne vit pas que de raison, mais beaucoup plus d’imaginaire, me semble-t-il. Il est dans la logique de l’exigence de sens, de donner sens ou justification, pas forcément rationnelle, à son existence. Autant ce que les Sénégalais appellent le Ndogalu yàlla est le destin en tant qu’expression de la Volonté divine dans son aspect apodictique, fondamental, impénétrable, autant le Nattu est le destin considéré sous son aspect accessoire, secondaire, concret, aléatoire, accidentel. Mais toujours compris sous une forme strictement négative, du moins pour les représentations collectives sénégalaises, autant le Sabbab est ce qui relève de la libre responsabilité individuelle, autant l’art du devin joue à travers ces pluralités de registres pour satisfaire les demandes des clients.
La divination est précisément un des moyens qui permet à l’individu participant de divers systèmes de croyances de pouvoir différencier ces divers registres pour opérer les rites et les pratiques nécessaires qui permettent d’assurer son bien-être. Tout se passe donc comme si, malgré la Volonté divine régissant sa vie, il y avait pour l’homme la possibilité d’un « choix destinal » relevant de la liberté de l’homme, que le devin pourrait lui faire entrevoir et le marabout lui garantir par des prières ou par des offrandes et sacrifices.
Justement, on oublie les autres devins, marabouts et saltigués. Que pensez-vous de leurs prédictions ?
Toutes ces prédictions que l’on fustige de partout, avec tant de véhémence, ne sont pas si nouvelles dans notre pays. De tout temps, au Sénégal, de grands marabouts ont prédit des catastrophes et autres calamités et prescrit des offrandes. Comme le font aussi les Saltigués qui, tous les ans, annoncent catastrophes sur catastrophes, font et défont des présidents, mais qui, pourtant, officient en toute quiétude, bénéficiant même du crédit des journalistes et de leur admiration. Pourquoi donc ? Oui pourquoi eux et non pas Selbé Ndom ? Ces saltigués, prétendus détenteurs de pouvoirs quasi surnaturels, sont plusieurs à pérorer tous azimuts, de manière fort discordante, sur les sujets les plus divers.
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