OMAR BA : LE POIDS DES LARMES
En février 2008, il publie le récit de son effroyable périple de clandestin de Dakar aux côtes européennes. Il est démasqué par un compatriote sénégalais émigré aux Pays-Bas
Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. Tout ça à cause d’une simple mention sur la couverture du livre : « Témoignage ». Dix lettres qui changent tout. S’il avait publié le même texte sous le registre du « roman », rien ne serait arrivé. Ni la honte de se voir traiter publiquement de menteur ni la notoriété paradoxale qu’il en retire. Depuis que sa supercherie a été dévoilée, il y a un an, Omar Ba est en enfer. Qui, pour certains, vaut mieux que l’indifférence. C’est pourquoi, sans doute, honore-t-il les rendez-vous avec les journalistes qui lui demandent de s’expliquer sur son mensonge originel. Il se présente bien droit, presque corseté dans un costume deux-pièces, bien sérieux pour un jeune de 28 ans, et bien sombre pour la saison. Son discours est rodé, presque mécanique. «J’assume les responsabilités. Je suis quelqu’un qui ne se dérobe pas », dit-il. Son regard est tantôt apeuré, tantôt effronté. Comme si Omar Ba hésitait. Quelle est la meilleure posture ? Imposteur repentant aujourd’hui ; clandestin rescapé de l’enfer hier.
C’était en 2008. Les Editions du Cygne publient « Soif d’Europe. Témoignage d’un clandestin », récit autobiographique de trois ans de galère. Il y raconte à la première personne un effroyable périple. Parti de Dakar le 5 septembre 2000, Omar Ba dit avoir pris tous les risques pour atteindre l’eldorado européen. Dit la faim qui, au milieu du désert malien, le conduit à se nourrir de sable. Et la soif. Et les blessures qui suppurent. Et la cruauté des hommes qui ne tendent pas la main aux pauvres hères qu’ils sont, lui et ses compagnons de route. Il décrit les passeurs sans scrupules qui chargent jusqu’à la gueule des pirogues, cercueils flottants dont il sera le seul rescapé. Il restitue l’odeur des cadavres et des excréments.
Son vocabulaire est précis, ses descriptions terrifiantes. Il dit encore avoir connu les geôles marocaines, les barbelés qui protègent Melilla, cette enclave espagnole en terre marocaine, et les hélicoptères rasant le sol pour abattre les Africains qui tentent de les passer.
Tous morts, oui
Tant de choses pour un seul homme, le récit est poignant… Youssef Jebri dirige la collection «Esprits de liberté» dans la petite maison d’édition. Il se souvient de sa première rencontre avec l’auteur du manuscrit. « Il est venu chez moi plusieurs fois pour retravailler le texte à la marge. Il pleurait à la relecture de certains passages. » Notamment celui où il écrit avoir mangé du sable. L’éditeur poursuit : «J’ai été touché, il donnait des détails si forts que je n’ai pas vu l’incohérence de l’ouvrage dans son ensemble. » Certes, quelques semaines avant la sortie du livre, au hasard d’une recherche sur internet, il découvre qu’Omar Ba a déjà publié deux livres. Bizarre pour un jeune homme qui a tenté de survivre sur le chemin de croix de l’Europe. Youssef Jebri avertit le directeur de la maison d’édition, qui vérifie auprès de l’auteur : pas de problème, on peut lui faire confiance, il s’agit d’une erreur.
Le livre paraît en février 2008. Omar Ba se donne à fond dans la promotion. Quitte à s’inventer des admirateurs. Il contacte lui-même des journalistes, inonde les forums internet de messages vantant (sous pseudonyme) son ouvrage. A chaque fois, il est saisi par l’émotion en racontant son histoire. Difficile de contester des larmes, de voir la supercherie sous le torrent qui soudain déferle sur les joues du jeune homme. Omar Ba n’est pas un immigré clandestin, il est sans doute un honorable comédien. Son apogée, il le connaît le 25 mai. Ce dimanche-là, il est interviewé par Thierry Demaizière. L’émission « Sept à huit » est diffusée sur TF1. Caisse de résonance énorme. Dès sa diffusion, les discussions s’agitent sur les forums internet. La diaspora sénégalaise est à cran contre ce gamin du pays qui décrit ses frères africains comme des êtres sauvages, sans solidarité ni humanité. La colère gronde contre le traître. Le vrai cauchemar d’Omar Ba commence.
Bathie Ngoye Thiam s’intéresse de près à l’histoire. Il est sénégalais lui aussi. Emigré aux Pays-Bas, il vit à Rotterdam. Impressionné par la prestation télévisée du gamin de Thiès, il se procure le livre d’Omar Ba. Et tombe de haut : « La seule chose vraie, dit-il en riant, c’est qu’il est sénégalais ! Tout le reste ne tient pas debout. » Et Bathie Ngoye Thiam d’énumérer les incohérences, les approximations géographiques, les anachronismes (l’épisode de Melilla n’a pas pu se passer à la date donnée par Omar Ba). «Le plus incroyable, dit-il, c’est qu’il dit avoir passé trois ans à essayer de venir en France mais que tous les gens qu’il a croisés, qui pourraient témoigner de la véracité de ce qu’il affirme, sont morts ! Tous, vous entendez ?» Tous morts, oui, dit Omar Ba. Certains dans des conditions proprement incroyables comme cette dizaine de passagers d’une pirogue jetés à la mer par un certain Mourad, sans que les autres clandestins l’en empêchent. Bathie Ngoye Thiam, comme Omar Ba, sait écrire. Il synthétise dans un document d’une centaine de pages toutes les incohérences du récit. Page par page, il pointe les erreurs factuelles, les impossibilités géographiques ou les anachronismes. Internet fait le reste : le document circule à toute vitesse.
Il l’envoie aussi à la maison d’édition. Malaise. Ba persiste et signe : c’est bien son histoire qu’il a écrite. Mais, au fond, il sait que la vérité va le rattraper. «Je me doutais que ça allait être révélé, je l’attendais», assure-t-il aujourd’hui. Bien vu. Irrattrapable, le texte de Thiam est en orbite et atterrit, force de la diffusion virale, sur le bureau d’un journaliste du « Monde ». Qui publie, l’été dernier, une enquête démontant un par un tous les mensonges du pseudo-clandestin. Acculé, Omar Ba ne peut plus nier. Il finit par reconnaître qu’il a usé d’un procédé littéraire : il n’a pas raconté « son » histoire mais « une » histoire, faite de plusieurs épisodes ayant existé.
Sa vie réelle est moins poignante que son apocalyptique voyage. Etudiant brillant, il est le deuxième enfant d’une fratrie qui en compte huit. Son frère aîné est handicapé mental. Ses parents, issus de la classe moyenne (son père est éducateur, sa mère commerçante de cosmétiques), le poussent à partir. En France, il pourra faire de belles études et gagner un peu d’argent pour la famille. Grâce à ses très bons résultats universitaires, il obtient une aide du gouvernement sénégalais. C’est très confortablement muni d’un visa et en avion qu’il arrive en France en 2003. Inscrit à la faculté de Saint-Etienne, il partage une chambre dans un foyer pour travailleurs immigrés. Et doit travailler dans un restaurant pour financer ses études et envoyer de l’argent au pays. Une vie misérable sans plaisir. L’argent ne tombe pas du ciel et personne en France n’attend le petit Africain pour lui faciliter la vie. Sa déception est immédiate et immense. La terre promise est une chimère. Il repense à ces voisins, partis un jour sans retour, pour qui la famille a dû organiser des funérailles sans corps. « C’est révoltant que des jeunes prennent le risque de mourir pour venir en Europe, sur la foi du mensonge de ceux qui n’osent pas reconnaître qu’ils sont des miséreux en Occident», dit-il.
Opportuniste et mégalomane
Alors il a pensé qu’écrire ce récit attirerait l’attention sur les naufragés du rêve européen. « Tout ce que je raconte ne m’est pas arrivé à moi personnellement, concède aujourd’hui Omar Ba. Je savais qu’écrire à la première personne était plus fort. C’est un risque que j’ai pris. » La plaidoirie est rodée. Mea culpa dans un premier temps (« ce que j’ai fait est impardonnable, il faut être infaillible»), tentative de justification ensuite («J’ai changé les noms, les lieux et les dates pour ne pas mettre en danger des gens ») et diversion enfin (« Si on me tombe dessus, c’est parce que mon discours dérange »).
Après l’article du « Monde », Omar Ba aurait pu se faire discret. Sa famille, alertée par des reprises de l’enquête dans la presse sénégalaise, le lui a demandé. L’adresse de son domicile a été diffusée sur internet, avec des menaces. Le traître était accusé de faire le jeu de la droite la plus dure et la plus raciste. A Evry, il a dû changer de quartier, constaté qu’il était « seul, très seul», mais il n’a pas renoncé à paraître publiquement. Opportuniste et mégalomane, disent ceux qu’il a déçus. Inlassablement il laboure ce sillon, toujours le même : «Ne venez pas, jeunes d’Afrique. L’eldorado est un mythe que les immigrés survendent pour ne pas avouer leur échec, restez au pays, il a besoin de vous. » Depuis « Soif d’Europe », qui n’a été acheté que par 1800 personnes, il a publié deux autres livres, dont le dernier, « N’émigrez pas ! L’Europe est un mythe », aux Editions Jean-Claude Gawse witch. Autant de raisons pour ne pas rentrer en Afrique où, assure-t-il, il a pourtant un projet… avicole ! Il s’accroche à l’Europe, et ce n’est pas la moindre de ses contradictions. Il occupe un poste de correspondant local pour le magazine « le Républicain de l’Essonne ». C’est toujours mieux que de faire la plonge. Comme tous ceux qui un jour font le choix de migrer, Omar Ba est ambitieux. Il voulait la réussite. Mieux : comme tant de jeunes du siècle 21, qu’ils viennent de Seattle, Marseille ou Dakar, la reconnaissance et la notoriété.
Isabelle Monnin
Le nouvel Observateur