XALIMA NEWS – « La République des Lébous, composée de quelques centaines d’indigènes installés à Dakar, de père en fils, depuis des siècles, se prétend propriétaire, d’ une part, des terrains compris entre l’hôpital, le Lazaret et les Madeleines I et, d’ autre part, des dunes qui s’élèvent entre les Madeleines II, la Route de Ouakam et le dépôt des machines.
Conseillés par maître Couchard, ces indigènes prétendent que le décret de 1900 (toutes les terres vacantes et sans maître ou résultant du produit de la conquête sont propriété de l’Etat) ne leur est pas applicable, les Lébous n’ayant jamais été conquis par la France, mais ayant signé avec elle et en toute liberté, des traités dont le texte se trouve entre les mains de M. Boudillon.
De fait, les gouverneurs ont toujours admis d’une façon plus ou moins tacite cette prétention et quand le gouverneur Protet a voulu étendre la ville de Dakar dans la partie qui porte aujourd’hui son nom, il a payé à la collectivité le terrain nécessaire à raison de 0f, 25 le mètre. Cette propriété est collective ; elle est administrée par un Conseil de 14 membres dont quatre prennent des décisions qu’ils soumettent ensuite à la ratification des dix autres.
Ces quatre membres influents sont (actuellement) : Alpha Diol qui s’intitule « Serigne de Dakar », Médoune Diéne Cadi de Dakar, Abdoulaye Diop qui porte le titre de « chef des douze notables » et Mbaye Paye « grand Diaraf » (les deux premiers nous sont entièrement dévoués) »…
Des terres administrées
Ainsi s’exprimait Camille Guy, gouverneur des colonies, Lieutenant-gouverneur du Sénégal, dans un document en date du 29 avril 1905, adressé de Saint-Louis, alors capitale du Sénégal, au Gouverneur général de l’Afrique occidentale française.
Ce n’était là en fait que le reflet d’un aspect d’une bataille menée depuis longtemps par la France, pour une mainmise sur des terres administrées (comme le souligne le gouverneur Guy) par les Lébous, qui en sont propriétaires depuis des lustres et continuant d’y exercer leur autorité.
D’ autant plus que la colonisation de la Presqu’île du Cap Vert, intervenue de manière factice le 26 mai 1857, n’avait jamais rien changé à la donne. Ce jour-là, en effet, ce fut par surprise, que Léopold Auguste Protet, commandant la place de Gorée (sous juridiction française depuis 1677), débarquant à l’aube, pour tout simplement, hisser le drapeau tricolore au fronton du fort que son pays y possédait déjà.
Par accord tacite avec les Lébous. Ce fait (ou forfait comme dirent certains) accompli et ressenti par cet officier supérieur de marine comme un exploit personnel, il informa rapidement par message et avec grande fierté le ministre des Colonies (qui l’en félicita), de sa « prise de Dakar ! ».
Pourtant, l’affaire telle qu’elle s’était déroulée, ne se prêtait guère à un hissement du grand pavois. En effet, ce fut dans la plus grande quiétude, alors que la population de Ndakarou était encore profondément endormie, que les fusiliers marins débarquèrent sur les plages sablonneuses de Terrou Baye Sogui sans apercevoir âme qui vive.
Les Lébous, ce même jour, allant se réveiller, dans la tranquillité et l’allégresse, s’apprêtèrent à célébrer la fête de la Korité marquant la fin du mois de jeûne du Ramadan. Croyant alors, plus ou moins naïvement, en cette occasion solennelle, que les militaires français, par leur présence surprise, venaient en voisins et amis, se joindre à eux, rehaussant de leur prestige martial les festivités populo-religieuses…
Se référant encore à la note ci-dessus mentionnée du Lieutenant-gouverneur du Sénégal, l’on constate, qu’il écrit, comme pour souligner une fois de plus à l’intention de son chef supérieur, l’irréductibilité du pouvoir lébou quant à son exercice sur les biens de sa Collectivité :
« pendant le mois qui vient de s’écouler nous avons ouvert en partie la future avenue de la République qui fait face à l’Hôtel du gouvernement général, du moins dans la partie vide de cases et de jardins, mais malgré notre vif désir d’aller vite, nous avons dû nous arrêter devant quelques maisons construites en bois ou en briques entourées de huttes indigènes. Il n’est pas douteux qu’il y a lieu de donner aux occupants une indemnité raisonnable en échange de laquelle ils consentent d’ailleurs de bonne grâce à partir et la municipalité s’est engagée à nous fournir un état complet des sommes qu’elle estime raisonnables mais qu’il y aura lieu de réduire d’une façon notable »…
De fait, l’autorité coloniale française, installée déjà à Saint-Louis et à Gorée depuis deux à trois siècles, lorgnait depuis longtemps la Presqu’île du Cap Vert et gardait un œil vigilant porté sur Dakar. Ville de grand avenir dans tous ses aspects et en toutes considérations…
Or donc, au début du vingtième siècle et près de cinquante ans après l’accaparement de ce qui, sous sa coupe, était devenue depuis 1902 la capitale des territoires de l’Afrique occidentale, elle se décida, par subterfuge, à tenter de se débarrasser de la tutelle léboue sur les terres de cette belle conquête du coq bleu, notamment avec le coup de Protet. Dakar, en ce moment-là, comptait un peu moins de 20.000 habitants dont les Lébous pour la moitié.
Avec 3.000 Européens en grande majorité des Français. Le reste étant composé de Libanais, Cap-Verdiens et autres Ouest-Africains. En vue de déposséder donc les pionniers de leurs biens, ce fut le Lieutenant-gouverneur Camille Guy qui allait s’illustrer, prenant de lui-même une initiative aux conséquences désastreuses sur l’entente, la concorde et l’alliance avec les autochtones du terroir que sont les Lébous et entre ceux-ci eux-mêmes.
C’est sur ce qui ressemblait à un protocole d’accord (sous forme de procès-verbal aux relents apocryphes), qu’il arriva à mentionner la concession à la France des terres léboues de la commune, par le Serigne de Dakar, responsable moral de leur Collectivité.
Curieusement, près d’un an auparavant, une décision en date du 30 juillet 1904 avec effet à partir du premier du mois d’août suivant nommait ce grand notable « chef de canton de la banlieue-est de Dakar avec un traitement de mille deux cents francs par an ».
Beaucoup n’hésitèrent donc à percevoir une corrélation entre ces deux faits majeurs, y entrevoyant une relation de cause à effet : l’acte du Serigne représentant une manifestation de gratitude à l’égard de la tutelle coloniale !
Au demeurant, La décision de l’autorité française de rémunérer la fonction de chef de canton (exercée à son obédience) contribua davantage à éveiller, dans la communauté, des soupçons de connivence entre son haut dignitaire et les officiels locaux.
Des mouvements de fronde gros de conséquences commencèrent à émerger en son sein avec, en perspective, la mise en cause d’accords établis sans son consentement et résultant d’un acte solitaire signifiant, à ses yeux, bradage d’un patrimoine ancestral.
Soupçons de connivence
Cependant, comme cela arrive dans tel genre de situation impliquant tout un aréopage de personnages parlant et agissant au nom de populations, les mésententes et les divisions ne manquèrent d’opposer les membres de la Collectivité, les uns aux autres, des partisans et des adversaires du Serigne de Dakar. Tous étant conscients, cependant, que les possessions qui leur sont communes ne sont jamais que moralement confiées, depuis toujours, à celui-ci officiant comme leur homme de confiance en exercice.
Alpha Diol, élu à cette fonction par libre arbitre par ses concitoyens, ci-devant principal responsable de la cession indue à la France de biens dont il n’était propriétaire à aucun titre, aurait-il oublié ce principe sacrosaint lors de ses délibérations avec le gouverneur Guy ?
Les conclusions de celles-ci publiquement révélées, il fut, immédiatement, la cible d’attaques virulentes venant de toutes parts. Au point même de se faire intenter un procès auprès du Tribunal de Saint-Louis, par son futur remplaçant, Abdou Cogna Diop, descendant de Dial Diop, le premier Serigne de Dakar de 1795 à 1815.
Cependant, il n’en compta pas moins de partisans farouchement engagés à ses côtés et qui, pour le défendre, n’hésitèrent même pas à s’adresser, par pétition écrite, à l’autorité supérieure de l’A.O.F. Ainsi s’engagea entre pro et anti Alpha Diol, une guerre ouverte qui empoisonnera, pour très longtemps, les liens séculiers d’appartenance à une même communauté des Lébous, fondateurs et premiers habitants de la Presqu’île du Cap Vert.
Celle-ci ne s’estompera que quelles années plus tard avec la déchéance de sa fonction de l’homme à l’initiative rudement contestée. Sa succession au rôle de Serigne de Dakar sera d’ailleurs assurée par Abdou Cogna Diop, celui-là même s’étant révélé son plus déterminé adversaire dans plusieurs de ses initiatives et dont la plus controversée : la remise des terres de leur peuple à l’ envahisseur venu d’outre mer…
Après plusieurs années de contestation des Lébous de l’autorité coloniale et comme pour gagner leur sympathie, celle-ci commença de ne plus vouloir considérer de partenariat privilégié avec aucun dignitaire, pour se concilier les grâces de ses compatriotes. Alpha Diol, perdra le 8 avril 1915 sa fonction de chef de canton, de qui l’y avait auparavant nommé, le Gouverneur général. Ne s’en arrêtant d’ailleurs pas seulement à une simple prise de décision administrative, le très Haut-fonctionnaire l’agrémente de quelques considérations.
Il écrit, en effet, au Gouverneur du Sénégal : « au cours de l’ entretien qu’en compagnie de M. Blaise Diagne député du Sénégal, de M. Galandou Diouf conseiller général et de mon chef de cabinet, vous avez récemment eu avec une délégation de notables lébous de Dakar, des accusations graves ont été articulées contre Alpha Diol, l’actuel chef de canton de cette ville, à propos de son action au moment du déplacement de villages indigènes (vers la Médina) et des incidents qui s’en sont suivis (…)
Il vous est apparu comme il est apparu à mon chef de cabinet, qu’il n’avait nullement secondé les desseins de l’ Administration ni rendu aucun des services qu’elle était en droit d’ attendre de lui. Vous avez pu, d’ autre part, constater l’opposition violente que fait à sa personne la fraction la plus importante de la population indigène de Dakar et cette situation semble de nature à nous conduire à des incidents graves dont il est de notre devoir de prévenir la manifestation.
C’est pour ces raisons diverses que j’ai été amené à examiner si la déposition d’ Alpha Diol de ses fonctions de chef de canton ne serait pas souhaitable tant comme sanction de son rôle et de son attitude connus de vous, que comme destinée à maintenir le calme dans une population dont la majeure partie n’accepte plus ses directions(…).
Nous serons donc ainsi tout naturellement amenés à supprimer le poste lui-même de chef de canton qui ne correspond à Dakar à aucune nécessité et l’Administration n’aura désormais plus à traiter directement qu’avec le chef de chacun des villages (sous-entendu pinthes chez les Lébous) »…
Rejetés par la grande majorité?
La réalité est que les accords du 23 juin 1905 n’ont jamais finalement connu une application concrète (sans jeu de mots) sur le terrain. Etant nuls et de non effet, parce que inconsidérés et rejetés par la grande majorité des notables lébous et totalement ignorés ou repoussés par la masse écrasante d’illettrés autochtones, à un moment où la communication de masse n’était même pas à son ère de balbutiement.
De plus, l’autorité coloniale, prétendument bénéficiaire de leurs effets, ne pouvait les imposer, de quelque manière que ce soit, à une population n’obéissant ni à des oukases ni ne se conformant de force à des sommations issues par l’étranger. Qui plus est, celle-là même semblait ignorer ses propres directives en certaines de ses démarches, comme pour admettre leur caractère irréel et inopportun.
Ainsi, en 1914, pour « l’expropriation des terrains nécessaires à l’installation » du Village dit de ségrégation de la Médina, l’ Etat avait dès le départ déboursé la somme de 400.000 francs payée à ceux se réclamant propriétaires des surfaces qu’ il avait acquises.
Ainsi l’affaire des terres léboues de Dakar continua encore longtemps d’ occuper les esprits. Aussi bien chez leurs propriétaires que chez les gouvernants, de même que chez des personnes physiques et morales toujours à l’affût et guettant des coups opportuns à réaliser à leur profit.
Ce fut le cas principalement avec les Libanais commençant d’arriver à Dakar au début des années 1900 ; se détournant alors de leur destination première : l’Amérique du sud. Ils s’établirent à Dakar commerçants en tous genres et en tous domaines ; ils gagnèrent rapidement et sans difficulté la confiance des institutions financières locales.
S’incrustant dans les dédales des lois régissant la colonie, ils en tirèrent vite leur épingle du jeu, contrairement aux Lébous impécunieux et analphabètes dans leur très grande majorité. Se mettant à acheter à ces derniers leurs terrains à vil prix et à tour de bras, ils construisirent bâtiment après bâtiment pour se loger et abriter leur commerce.
Concluants le plus souvent avec les autochtones des baux aux termes quasi-sibyllins, ils devinrent à la longue propriétaires de nombreux immeubles.
Se saisissant ainsi de grandes surfaces du Tound jusqu’ à ses confins avec le Bougnioul, ils régnèrent sur une très grande partie des terres. S’offrant finalement pour solde de toute initiative un immense patrimoine foncier dont ne commencèrent à se débarrasser en partie qu’au lendemain de l’indépendance du pays.
Ils constituèrent en définitive et pendant très longtemps, une sorte de tampon-bouclier entre le Plateau d’où les Français exercèrent sur la ville leur domination administrative, économique et financière et la Médina (nouvellement créée) où la majorité des Lébous étaient refoulés, faute d’avoir pu remplacer en constructions dures, leurs habitations faites de bois et de paille.
Comme les y obligeait la réglementation consécutivement à l’épidémie de peste de 1914.
Un décret du 24 juillet 1906 introduisit en Afrique occidentale française (A.O.F.), un régime de la propriété foncière visant, entre autres, à « assurer aux propriétaires la garantie des droits réels qu’ils possèdent sur leurs immeubles ».
Un autre décret datant du 26 juillet 1932 vint encore réorganiser ledit régime, avec des changements et des améliorations de fond, mais sans cependant rien réellement bouleverser sérieusement dans les textes.
En considération de ces décrets, Armand-Pierre Angrand, auteur du livre Les Lébous de la Presqu’île du Cap Vert, écrit en page 120 : Nos Lébous ont donc eu encore à se débattre contre l’emprise des règlements et contre l’accaparement de leurs terres.
Ils ont fini par comprendre le système adopté par le gouvernement et désormais ne négligent rien pour défendre leurs droits, mais peu au courant de toutes les subtilités d’une législation à la fois éloignée de leurs coutumes et du droit foncier commun, beaucoup séduits par les propositions de divers groupements financiers se sont laissés séduire et ont perdu leurs terrains »…
Aly Kheury Ndao (Le Soleil)