Le dialogue national auquel appelle le président de la République Macky Sall, le 28 mai prochain, est une ‘’arme de distraction massive’’. Selon Yoro Dia qui en a fait la déclaration, cela n’a pas de sens de parler de dialogue national dans un pays aussi stable que le nôtre. Dans cet entretien avec EnQuête, l’analyste politique soutient que notre système politique n’a pas un problème mais que c’est plutôt notre économie qui en a. Ce problème politique doit faire l’objet de concertation entre les différents acteurs au lieu de parler de retrouvaille de la famille libérale qui n’est rien d’autre qu’une ‘’escroquerie politique’’, selon lui.
Le président de la République, Macky Sall a fixé la date du 28 mai pour rencontrer les partis politiques, la société civile, les organisations de travailleurs et les autorités religieuses et coutumières. Comment appréciez-vous ce dialogue national ?
Quand on faisait la guerre en Irak, il y avait les armes de destruction massive. Le dialogue national est une arme de distraction massive. Ça n’a pas de sens de parler de dialogue national au Sénégal. On parle de dialogue national dans un pays qui sort d’une guerre civile. Le Sénégal ne sort pas d’une guerre civile, il n’est pas en crise. On a fait des élections, une majorité au pouvoir gouverne, l’opposition doit s’opposer. Dans une démocratie, le dialogue est permanent. C’est parce que le dialogue n’est permanent que dans une démocratie.
Il y a ce qu’on appelle l’Assemblée nationale qui est le lieu institutionnel du dialogue. Parce que nous sommes dans une démocratie, dans les médias, il y a un dialogue quotidien. Dans les colonnes d’EnQuête, chaque jour, vous avez la position du pouvoir et de l’opposition sur des questions d’intérêt national. Donc le dialogue est une permanence en démocratie. Entre deux élections, il y a débat, il y a dialogue. Maintenant, le jour des élections, le peuple arbitre. Mais ce qui existe dans une démocratie, ça peut être des concertations. Par exemple, le président de la République peut décider sur des questions d’intérêt national qui transcendent les régimes, par exemple dans nos rapports avec la Gambie – les régimes vont passer, la Gambie va demeurer – de consulter l’opposition. Le président peut estimer que nos rapports avec la Gambie sont une question tellement importante qu’on ne peut pas la gérer de façon partisane.
Il peut donc recueillir l’avis de l’opposition. Il peut en faire de même sur la question du Programme Sénégal émergent (Pse), de la Casamance. Si le président veut par exemple signer un accord avec le Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (Mfdc), il peut estimer que c’est notre crise nationale la plus grave qui transcende les régimes. Il peut recueillir l’avis de l’opposition avant de s’engager. Il convoque le chef de l’opposition ou bien les deux leaders de l’opposition, en leur disant sur la Casamance, voilà ce que je constate : qu’est-ce que vous en pensez ? Dans une démocratie, les concertations sont permanentes. Si vous prenez l’exemple de la France, après les attentats terroristes, Hollande a convoqué Sarkozy et les gens de l’opposition pour leur dire voilà ce que je compte faire, qu’est-ce que vous en pensez ? Le Sénégal n’est pas dans cette situation. Au contraire, la situation de notre pays est d’une normalité incroyable. Au Sénégal, la constante, c’est que les hommes politiques essayent toujours de chercher des distractions politiques pour ne pas aborder les vraies questions. Le dialogue national en fait partie.
Selon beaucoup d’observateurs, le président de la République veut réunir l’ensemble des acteurs autour d’une table pour discuter de la mise en œuvre des réformes adoptées, à l’issue du référendum du 20 mars 2016. (Il coupe)
Mais quelles réformes ? Les réformes ont été adoptées, on ne peut plus y revenir. C’est une distraction, une perte de temps, comme le référendum était une perte de temps. Je dis, depuis des années, que le pays n’a pas un problème politique. Le pays n’a pas un problème institutionnel. Le pays a un problème économique. Cela veut dire que les hommes politiques doivent être jugés sur leur capacité à proposer une solution de sortie de crise économique. Le Sénégal n’a pas un problème politique. Notre système politique a produit deux alternances, en 12 ans.
Quand nous avons un système parfaitement normal et stable, l’énergie des leaders doit être consacrée à la résolution des problèmes concrets. Aujourd’hui, les hommes politiques sénégalais devraient se demander comment faire pour dépasser, par exemple, la Côte d’Ivoire. Ou bien, qu’est-ce qu’on doit faire pour que le Sénégal soit la première économie de l’Afrique de l’Ouest ? Après que l’Armée a gagné la guerre en Casamance, comment doit-on faire pour gagner la paix ? Voilà un bon débat. Aujourd’hui, le Sénégal a un taux de croissance de 6% : qu’est-ce qu’il faut faire pour porter ce taux à 10% ? Comment doit-on faire pour sauver l’école publique ? On n’entend jamais les hommes politiques se prononcer sur ces questions.
Est-ce à dire que la classe politique ne pose pas les vraies questions…
(Il coupe). C’est voulu. On va encore, pendant un mois, nous enfermer dans cette histoire de dialogue national. On va dialoguer sur quoi ? Il y a une majorité qui gouverne et une opposition qui s’oppose. C’est cela la division du travail démocratique. Il est temps, à mon avis, que les hommes politiques sénégalais entrent dans la deuxième phase de la démocratie. Le Sénégal perd trop de temps dans la première phase. C’est-à-dire, on est toujours dans les questions de participation, les règles du jeu, le mandat, etc. Ces questions sont dépassées.
Il est temps pour notre pays de rentrer dans la deuxième phase qui est essentiellement économique. Un homme politique ne gagne du crédit que quand il commence à proposer une solution économique. Le Chef de l’Etat a proposé le Pse. Mais en face, qu’est-ce que les gens proposent ? Est-ce que le taux de croissance est excellent ou médiocre ? C’est en cela que doit se rapporter le débat. La phase deux, c’est quand les hommes politiques sont jugés sur leur capacité à proposer des solutions aux problèmes du pays. Et celles-ci ne sont pas actuellement politiques. Il faut que la majorité et l’opposition soient jugées sur la base de cela.
Quelle solution économique faut-il proposer, selon vous?
Ce n’est pas à moi de proposer une solution. Mais à ceux qui aspirent à diriger ce pays. On doit aujourd’hui connaître leurs positions sur l’économie, la politique extérieure, la sécurité nationale, la santé… Ils sont toujours sur des questions électorales ou politiciennes.
Vous êtes pour des concertations à la place d’un dialogue national ?
C’est le Président Macky Sall qui décide. C’est lui qui décide que telle question est tellement importante qu’elle transcende le clivage partisan. Sur ce, il se concerte avec les gens de l’opposition pour demander leur avis ou bien pour les informer. Aux Etats-Unis par exemple, avant d’engager l’Armée américaine au Vietnam, le Président de l’époque, Eisenhower, s’était concerté avec le chef de l’opposition. Après aussi les récents attentats terroristes, le Président français François Hollande a reçu les chefs de l’opposition. Au Sénégal, après les émeutes de 1988, il y a eu un dialogue national pour trouver un code électoral consensuel. Il y a eu l’état d’urgence.
La situation du pays était tellement grave qu’on a jugé nécessaire de se mettre autour d’une table pour fixer les règles de jeu. On a fixé alors un code consensuel en 1992. Et depuis lors, le pays est stable. Aujourd’hui, nous sommes le seul pays au monde capable d’élire un Président et de l’installer une semaine après. Le Sénégal est aussi le seul pays africain, probablement, où le Président peut appeler aux élections en moins d’un mois. L’organisation des élections au Sénégal est devenue aujourd’hui une banalité au Sénégal. Le système électoral fonctionne parfaitement bien. Cela veut dire que notre pays doit sortir maintenant de la phase primaire de la démocratie pour entrer dans la deuxième phase.
Parallèlement au dialogue national, on parle aussi de retrouvailles de la grande famille libérale. Qu’en pensez-vous ?
Les retrouvailles de la famille libérale, c’est de la transhumance. Dans une démocratie normale, entre deux élections, si des opposants quittent l’opposition pour aller au pouvoir, quelle qu’en soit l’explication, c’est de la transhumance. Cette histoire de retrouvailles de la famille libérale démontre aujourd’hui que l’idéologie n’a jamais existé au Sénégal. Abdoulaye Wade est un ultra libéral. Pour arriver au pouvoir, il a fait appel à l’extrême gauche. Il s’est allié avec Landing Savané, Amath Dansokho et Abdoulaye Bathily. Donc, si on prend le clivage idéologique, à la limite, c’est l’antithèse. L’ultra libéral s’est allié à l’extrême gauche pour chasser Abdou Diouf, un socialiste. Aujourd’hui, Macky Sall qui se dit un libéral a comme principaux alliés Moustapha Niasse et Ousmane Tanor Dieng. Au moment où on parle, ces gens-là sont encore socialistes. Donc, toute cette histoire de retrouvailles de la famille libérale, c’est juste de la transhumance. Evidemment, être parti d’opposition, c’est difficile. C’est très difficile d’ailleurs.
C’est pourquoi les gens répondent facilement aux services du pouvoir. Ils disent souvent : ‘’Oui, nous allons répondre à Macky Sall, parce que nous avons été convaincus par le Programme Sénégal émergent (Pse)’’, ‘’nous allons rejoindre Macky Sall parce qu’il a une vision’’. Les gens vont dire également : ‘’Oui, Macky Sall est un libéral, on va retrouver la famille libérale’’ ; alors qu’ils s’étaient tus quand Abdoulaye Wade chassait un libéral.
Ce sont ces arguments qu’ils vont avoir. Quand Wade chassait Macky Sall en 2008, tout le monde savait qu’il était un libéral. Mais les gens avaient dit que Oui, c’est bien fait pour sa gueule ; il a osé convoquer Karim Wade, à commencer par Serigne Mbacké Ndiaye. Où était Serigne Mbacké Ndiaye quand Wade chassait Macky Sall ? Il se rend compte subitement que finalement, Macky Sall est un libéral comme eux et qu’entre libéraux, on ne peut pas se combattre. Un être humain normal a deux poumons pour respirer. Une démocratie normale a besoin de deux poumons : majorité et opposition. Quand on fait des élections, il faut que les gens qui perdent apprennent à rester dans l’opposition. Sinon à long terme, les élections n’auront plus de sens. Parce que c’est un détournement de suffrage, quand on perd des élections et trouve des pirouettes pour rejoindre Macky Sall.
On a comme l’impression que vous êtes contre les retrouvailles de la famille libérale.
Non pas du tout. C’est de l’escroquerie politique. Quand on parle de retrouvailles libérales, c’est comme si l’idéologie est un mode opératoire au Sénégal. Regardez ce qui s’est passé, dans un passé récent. Abdoulaye Wade s’est allié avec tout le monde. Les plus grands alliés d’Abdoulaye Wade sont de l’extrême gauche. Or, dans le clivage idéologique pur, l’extrême gauche est beaucoup plus proche des socialistes. Parce que l’extrême gauche, c’est du socialisme à l’extrême. Abdoulaye Wade est un ultra libéral. Amath Dansokho, Abdoulaye Bathily, Landing Savané sont les principaux alliés d’Abdoulaye Wade pour combattre Abdou Diouf qui est socialiste.
Aujourd’hui les piliers du régime de Macky Sall sont Moustapha Niasse et Ousmane Tanor Dieng. Ces gens sont encore socialistes. C’est quoi les retrouvailles de la famille libérale ? Vous qui avez gagné ensemble, Moustapha Niasse, Ousmane Tanor Dieng, retournez dans l’opposition ; nous qui avons perdu, nous venons au pouvoir. L’idéologie n’a jamais fonctionné au Sénégal. Les gens votent souvent pour un homme. C’est bien qu’on parle de retrouvailles de la famille libérale, mais pour moi, ce n’est pas un débat d’intérêt national. Maintenant, Macky Sall peut se retrouver avec Abdoulaye Wade pour des raisons de considération personnelle ou bien d’ailleurs de politique politicienne. Mais, il ne faut pas que les gens présentent cela sous l’angle idéologique. Et c’est cela l’escroquerie. Il n’y a jamais eu un régime libéral pur ni un régime socialiste pur au Sénégal.
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Yoro, boocu looci de!