Malgré ses 90 ans, Abdoulaye Wade n’entend pas lâcher les rênes du Parti démocratique sénégalais, poussant la plupart de ses anciens lieutenants à quitter le navire libéral. Enquête sur un naufrage annoncé.
Au Sénégal, si les querelles fratricides se taisent à l’heure des funérailles, il arrive plus rarement que des rapprochements politiques s’y nouent.
Le 30 avril, en pénétrant au domicile dakarois d’une famille maraboutique pour y présenter ses condoléances, le président Macky Sall s’est retrouvé nez à nez avec l’ex-sénatrice Aïda Ndiongue, du Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition), que la justice n’a pas ménagée depuis l’accession au pouvoir du chef de l’État. Incarcérée pendant dix-huit mois pour faux, usage de faux et escroquerie, celle-ci a été condamnée en appel à un an de prison avec sursis. C’est une ex-« détenue politique », selon le PDS.
« Vous êtes vraiment ma grande sœur », lance le chef de l’État, chaleureux, à son ancienne camarade de parti. « Vous êtes mon frère, monsieur le président », lui répond Aïda Ndiongue. En introduction à l’allocution de Macky Sall, le maître de cérémonie rappelle au passage ses origines : « Vous êtes un membre de la famille du PDS. » Le président ne se fait pas prier pour célébrer à son tour ce long compagnonnage avec la famille libérale, déchirée depuis son élection, en 2012 : « Vous avec qui j’ai été, vous devez vous rapprocher de moi pour qu’on travaille ensemble, c’est mieux que de rester là-bas à lancer des pierres. »
Abdoulaye, inoxidable
Après trois années et demie d’une impitoyable guerre de tranchées – découlant de la traque aux « biens mal acquis » visant le premier cercle d’Abdoulaye Wade -, un armistice semble désormais à portée de signature entre les anciens « frères ». « Je vais appeler à des concertations avec l’opposition, et le PDS doit être au premier rang », annonçait le même jour Macky Sall.
À quelque 4 000 km de là, depuis la villa versaillaise d’où il scrute à la longue-vue les soubresauts de la vie politique sénégalaise, l’ancien président Abdoulaye Wade décide d’entériner cette paix des braves. Le 28 mai, à 11 heur es du matin, il donne son feu vert au numéro deux du PDS, Oumar Sarr, afin qu’il assiste à la cérémonie d’ouverture du dialogue national, laquelle doit commencer au palais de la République quelques heures plus tard, à l’invitation de Macky Sall. Dès le lendemain, ce dernier lui souhaite par téléphone un joyeux 90e anniversaire. Les deux hommes ne s’étaient pas adressé la parole depuis quatre ans.
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La succession de Wade au poste de secrétaire général national n’est toujours pas à l’ordre du jour
Malgré son échec en 2012 lors d’une troisième candidature controversée, le patriarche exilé en banlieue parisienne peut tout de même savourer une partie de son bilan : d’un coin à l’autre de l’échiquier politique, nombre des ténors actuels sont ses « créatures ». Du président Macky Sall aux principaux leaders de l’opposition (Idrissa Seck, Pape Diop, Abdoulaye Baldé, Modou Diagne Fada…), en passant par quelques personnalités ralliées au nouveau régime (comme Aminata Tall ou Ousmane Ngom), tous sont issus d’une même matrice : le PDS, qu’il a fondé en 1974.
Si son règne à la tête de ce parti étiqueté libéral n’égale pas encore en longueur celui de Louis XIV sur le trône de France (trente-huit ans contre soixante-douze), Abdoulaye Wade n’a manifestement pas dit son dernier mot. Sa succession au poste de secrétaire général national n’est toujours pas à l’ordre du jour.
« Au lendemain de la défaite de 2012, il m’avait fait cette confidence : « Que la jeune génération se prépare, je vais aller me reposer » », témoigne un ancien cadre qui avait alors cru son heure venue. Mais avant même de quitter la présidence, le Roi-Soleil du PDS modifiait ses plans : « Des gens me conseillent de conserver la tête du parti afin d’éviter son éclatement », se justifiait-il.
Depuis avril 2012, Gorgui (« le vieux », en wolof), qui n’aura séjourné que quelques mois à Dakar, continue de tirer les ficelles à distance. « C’est lui qui tient la télécommande du PDS », sourit un ministre de Macky Sall. « Il est en pleine forme : il écrit, lit beaucoup, on le consulte d’un peu partout et il reçoit de nombreux visiteurs », rapporte un proche qui lui a rendu visite début juin. De fait, il est rare qu’une personnalité politique sénégalaise de passage à Paris s’abstienne de demander audience à Versailles, de la députée socialiste Aïssata Tall Sall à Malick Gakou, le président du Grand Parti…
Après vingt-six années d’opposition et douze à la présidence, Abdoulaye Wade n’a jamais passé la main. Pour tenir la boutique en son absence, il a désigné l’un de ses fidèles, Oumar Sarr, ancien ministre et inamovible maire de Dagana, dans le Nord. Un homme discret, presque effacé, qui ne risque pas de lui faire de l’ombre. Au PDS, les candidats putatifs à sa succession ont alors reçu le message cinq sur cinq.
Dès avril 2012, le président sortant du Sénat, Pape Diop, celui de l’Assemblée nationale, Mamadou Seck, ainsi qu’une poignée d’anciens ministres – dont l’actuel maire de Ziguinchor, Abdoulaye Baldé – quittaient le navire, dépités, à la veille des législatives. D’autres leaders du PDS ont préféré temporiser, à l’instar de Souleymane Ndéné Ndiaye, Modou Diagne Fada ou Ousmane Ngom. Ils finiront toutefois par jeter l’éponge.
Karim, porté par le peuple
« Abdoulaye Wade avait besoin d’un homme de paille pour tenir provisoirement les rênes du PDS en attendant Karim », explique un transfuge. Dans la famille libérale, depuis le milieu des années 2000, la volonté prêtée à Wade père de voir son fils lui succéder à la tête du parti et de l’État est un casus belli récurrent. Et le nombre de victimes collatérales ne se compte plus.
« Il a fallu pousser Idrissa Seck vers la sortie pour faire de la place à Karim », résume un proche du président du parti Rewmi, sacrifié dès 2004. Macky Sall, lui aussi, serait entré en disgrâce, en 2008, pour avoir fait de l’ombre aux ambitions de Karim Wade – ou à celles que son père cultivait pour lui. Malgré leurs différences, et parfois leurs divergences, les disgraciés du PDS ont au moins ce point en commun.
Le scénario d’un passage de relais programmé entre les Wade père et fils laisse toutefois sceptiques quelques observateurs, certes minoritaires. Un ancien conseiller prête ainsi à Abdoulaye Wade la phrase suivante : « Je ne souhaite pas que Karim se lance en politique, il y a trop de coups à prendre. »
Selon la même source, jusqu’en 2012, « Abdoulaye Wade le voyait comme un technicien compétent, capable d’assumer des portefeuilles ministériels de premier plan, mais il n’a jamais songé à un destin présidentiel ». Au Sénégal, on est pourtant convaincu du contraire, même si, dans ce dossier sensible, Abdoulaye Wade n’a jamais montré ses cartes.
Au lendemain de la défaite de 2012, Karim Wade s’était tenu à l’écart des législatives, regagnant l’Europe et semblant davantage intéressé par une casquette de consultant international de luxe que par la traversée du désert promise au PDS. L’enquête préliminaire pour enrichissement illicite dont il a fait l’objet dès octobre 2012 allait changer la donne. Six mois plus tard, il était incarcéré. Au terme d’une instruction et d’un procès controversés, il a écopé d’une peine de six ans de prison assortie d’une amende vertigineuse et de la saisie de tous ses biens.
Jusque dans l’entourage de Macky Sall, la même image revient chez divers observateurs pour illustrer la métamorphose du fils autrefois honni : « En 2012, Karim n’aurait pu se rendre seul au marché Sandaga sans se faire lyncher. Aujourd’hui, il y serait acclamé. » Autoproclamé « prisonnier politique », auréolé de la caution du Groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire, Karim Wade a opéré, en prison, une mue inédite.
Au parloir de Rebeuss défilent, discrètement ou ostensiblement, représentants de la société civile, dignitaires religieux, patrons de médias et responsables politiques. La chanteuse Queen Biz, qui se consume de passion pour lui, vient même de lui consacrer son dernier single.
Abdoulaye Wade et Macky Sall l’ont chacun bien compris. En mars 2015, à
Abdoulaye Wade et Macky Sall l’ont chacun bien compris. En mars 2015, à quelques jours de la condamnation de Karim Wade pour enrichissement illicite, le premier obtenait du PDS qu’il le plébiscite en tant que futur candidat à la présidentielle. Quant au chef de l’État, qui sait que cette incarcération prolongée est un handicap, il semble aujourd’hui soucieux de parvenir à un compromis rapide permettant à chaque camp de sauver la face. « Je veux en finir avec ça », confiait-il récemment à un proche, constatant à regret que le fils de son ancien mentor représente l’unique trophée de sa traque aux « biens mal acquis »… au risque d’en faire un martyr.
Pour l’heure, le leadership au sein du PDS reste éclaté entre trois centres névralgiques. Le pavillon de Versailles, où le secrétaire général national « inspire » – quand il ne les décide pas lui-même – les grandes orientations.
Le siège officiel du parti, à Dakar, où Oumar Sarr assure la gestion quotidienne en concertation avec le comité directeur. Et la prison de Rebeuss, d’où le candidat Karim Wade fait passer quotidiennement ses recommandations par messagers interposés. Sa libération, supposée proche, permettra-t-elle d’officialiser un passage de relais générationnel au sein du principal parti d’opposition ?
Le porte-parole du PDS, Babacar Gaye, le laisse entendre : « Il serait plus juste et acceptable que tous ceux qui ont un dessein pour le parti soient en mesure de se porter candidats à la succession du président Wade. » En d’autres termes, une fois Karim libéré, le congrès tant attendu pourrait se tenir enfin. Un scénario que relativise toutefois un compagnon de route de l’ancien président, considérant que « jusqu’à son dernier souffle, Karim ou pas, Abdoulaye Wade conservera en main la télécommande du PDS ».
« Il a commis beaucoup d’infanticides politiques », ironise un ancien du PDS qui en a lui-même fait les frais. Dans son salon pourtant, malgré l’amertume, trône toujours en bonne place le portrait du monarque.
LE PRIX DE LA LIBERTÉ
Que dissimulent les « retrouvailles de la famille libérale » ? Si la libération de Karim Wade semble proche, nul ne sait encore quelle en serait la contrepartie. « Je n’attends rien d’eux en retour », confiait récemment Macky Sall à un proche. Mais au sein de la classe politique, les conjectures vont bon train.
Le porte-parole du PDS l’assure : le parti demeurera dans l’opposition, avec en ligne de mire les législatives de 2017 et la présidentielle de 2019. Pour un ancien « frère », au contraire, le deal porterait sur la neutralisation de la capacité de nuisance du parti d’Abdoulaye Wade jusqu’à la réélection du chef de l’État.
Certains envisagent même la constitution d’un gouvernement d’union nationale. « Macky a besoin de sang neuf, de nouveaux porteurs d’eau. De son côté, après quatre années d’opposition, le PDS est à bout de forces », analyse un politologue qui connaît bien les deux camps.
Dans l’immédiat, ces retrouvailles font grincer les dents de leurs alliés respectifs. Idrissa Seck, qui a boycotté le dialogue national, clame désormais que « le PDS est dans le camp du pouvoir ». Dans la mouvance présidentielle, deux partis d’extrême gauche menacent de revoir leur alliance si Karim Wade est libéré. Quant au socialiste Ousmane Tanor Dieng, qui pourrait y perdre en influence, il a botté en touche, apparemment agacé : « Les retrouvailles des libéraux et la libération de Karim Wade ne me concernent pas. »
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