(Je propose aux lecteurs un chapitre sur cette question tiré de mon livre : Pour mieux amarrer l’Afrique noire à l’économie mondiale globalisée).
Pour une filière ferroviaire subsaharienne fiable dans le transport de passagers et de marchandises, organisée, à moyen terme, autour d’une industrie sous-continentale de construction de wagons, de locomotives et de tramways
Le chemin de fer fut introduit par les pouvoirs coloniaux en Afrique noire dans le but d’affirmer et de consolider leur contrôle sur des espaces, des ressources et des hommes ; et subsidiairement pour suppléer les systèmes de transport existants comme le portage dans l’hinterland équatorial et les déplacements à dos d’âne ou à cheval dans les zones de savane, etc.
Dans les colonies, la construction des différentes voies de chemin de fer (Dakar-Niger, Congo-Océan, Congo belge, etc.) fut ponctuée d’une extrême violence dont le débouché tragique fut le trépas de dizaines de milliers de travailleurs indigènes. Les procédures ordinaires de cette violence étaient logées dans une panoplie de biais coercitifs dont le travail forcé, les corvées, la chicotte, les expéditions punitives, les infirmités, la peur, etc.
Toutefois, cette face hideuse de la colonisation ne doit, en rien, porter ombrage à la clarté et à la lisibilité de la feuille de route du projet colonial. S’il y eut méprise sur la part d’indocilité des sociétés africaines, comme nous l’avons déjà évoqué, et, partant, une certaine remise en cause autochtone des ambitions et des résultats de l’exploitation coloniale, force est de reconnaître que les puissances colonisatrices avaient, compte tenu des différentes logistiques mises en place, une idée relativement claire de leur projet. L’on peut, néanmoins, y apporter un bémol en concédant que leur expérience coloniale dans les Amériques pour la plupart d’entre elles, des siècles plus tôt, aura certainement servi.
Si, de nos jours, les élites dirigeantes africaines, dans leurs efforts de regroupement sous-régional, régional et continental, semblent avoir une vision plus ou moins précise de leur avenir et de leurs aspirations en termes de développement socioéconomique, les voies et moyens pour y arriver font encore largement place à de nombreux tâtonnements, à un certain flou et à beaucoup d’incertitudes. Si la nécessité de l’unité est généralement admise, on semble encore avoir d’énormes difficultés à agir ensemble. La mise en place des cadres unitaires, qui s’est traduite jusqu’ici par une boulimie institutionnelle, l’a manifestement emporté sur une réelle mutualisation des forces.
À cet égard, les pays du sous-continent semblent avoir un trop-plein de cadres institutionnels pour très peu d’actifs communautaires à même de façonner et de structurer un espace économique intégré. Le vacarme qui entoure le programme d’infrastructures du NEPAD traduit une certaine impatience à équiper le continent. En effet, les pertes de productivité liées au déficit en infrastructures se chiffreraient à 40 %. Mais des questions cruciales demeurent : que doit-on entreprendre ensemble au niveau continental en matière d’infrastructures ? Quel type d’infrastructures doit revenir aux États nationaux ? Que peut-on entreprendre, en cette matière, au niveau continental, de la façon la plus efficace possible et qui réponde adéquatement aux priorités et aux besoins ?
Les besoins actuels du continent en matière d’infrastructures sont estimés à environ 93 milliards de dollars US par an avec une capacité de financement interne de l’ordre de 45 milliards de dollars US. Et c’est précisément l’autre partie de cette somme, qui reste encore à trouver, qui fait courir tout un continent !
Mais diantre ! Pourquoi ne pas entreprendre ce qui est possible avec les moyens disponibles ? En définitive, tout processus de développement, à quelque niveau qu’il se situe (national, régional ou continental), commande un minimum d’organisation de l’espace où il prend forme. C’est pourquoi les premières infrastructures communes en Afrique noire, nous semble-t-il, doivent être celles qui mettent d’abord en relation les Africains, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, et en particulier les producteurs et les consommateurs, les villes et les campagnes, etc.
Sous ce rapport, pour plusieurs arguments portés par son histoire, sa topographie et ses réalités socioéconomiques, le chemin de fer semble être le moyen de transport transcontinental le plus indiqué en Afrique noire ainsi qu’un facteur de vitalisation et d’intégration de ses grands espaces. À cet égard, le projet de chemin de fer du NEPAD pour relier Dakar à Djibouti pourrait constituer un maillon important dans la mise en place d’un véritable réseau panafricain dans ce domaine. Tout comme le projet en cours ? s’inscrivant dans le sillage d’un vieux rêve colonial ? d’une ligne ferroviaire : Cotonou-Niamey-Ouagadougou-Abidjan, d’environ 2 728 kilomètres.
Le système colonial ne s’y était guère trompé dans la mise en place d’une logistique de mise en dépendance et d’exploitation économiques des colonies. Les infrastructures de chemin de fer héritées de cette période, aujourd’hui à l’agonie dans la plupart des pays, pourraient être réhabilitées et mises à niveau pour rencontrer les standards actuels. Elles pourraient constituer la base d’un véritable réseau panafricain de chemin de fer dont le maillage tiendrait prioritairement compte de la mise en relation des sanctuaires scientifiques et technologiques que nous proposons avec les zones de grande consommation que sont les capitales nationales.
Est-il besoin de rappeler que le chemin de fer fut au cœur de l’épopée du Far West aux USA au 19e siècle ? Il en a résulté l’érection de voies transcontinentales comme base logistique du développement économique et comme facteur d’intégration d’un pays continent. Le train a joué un rôle similaire dans l’accélération du développement économique au Canada et dans la mise en valeur des énormes ressources de l’Ouest canadien. Des pays comme le Japon, la Corée du Sud et récemment la Chine en font un pilier important de leurs dispositifs économiques. Les exemples abondent dans le monde, mais ceux-ci semblent laisser l’Afrique noire quelque peu indifférente dans l’exploitation de cette structure de possibilités.
Tout semble indiquer qu’en s’engageant dans la mise en place d’un réseau panafricain de chemin de fer, ces élites courent le risque d’échouer là où les pouvoirs coloniaux avaient en partie réussi, fut-il au prix du lourd tribut du travail forcé et des autres formes de coercition.
Toujours est-il qu’un chantier panafricain de construction d’un réseau de chemin de fer constituera, sans nul doute, un test grandeur nature de la capacité des Africains d’entreprendre ensemble des projets d’envergure. Un défi de taille pourrait ainsi être lancé à la jeunesse africaine dans une aventure aussi exaltante, en sollicitant, par exemple, sa participation non plus par le travail forcé mais par le bénévolat à l’occasion.
Les échos d’une telle action, s’inscrivant profondément dans une dynamique de transformation et de mise en place d’un espace économique intégré, auront plus d’impact au niveau des populations africaines que maintes réunions de chefs d’État et de gouvernements à Addis Abeba. Ces mêmes échos, à l’image du message fort que nous réclamions du continent noir dans un précédent chapitre, ne manqueront pas de réverbérer au loin dans les chaumières en Occident et ailleurs.
Un tel réseau panafricain de chemin de fer contribuerait de manière substantielle à la consolidation d’un marché intérieur africain. Les échanges intra-africains s’en trouveraient intensifiés, impulsant du même coup la croissance économique tout en réduisant considérablement le chômage, les situations de famine et la pauvreté de masse.
De nombreux emplois pourraient être attendus des activités de transport de passagers et de marchandises tout comme de petites activités marchandes ne manqueront pas d’essaimer le long des voies ferrées. Et afin de garantir la fiabilité du réseau, son exploitation pourrait être confiée à un consortium privé sur la base d’un contrat de performance clair avec des indicateurs précis et vérifiables par la nouvelle structure de l’Union que nous proposons.
Dans le moyen terme, le second volet d’une filière ferroviaire subsaharienne pourrait être organisé autour de la construction de wagons, de locomotives, de tramways, de rails etc. Cette phase nécessitera le développement d’une industrie sidérurgique forte, capable d’assurer en permanence la livraison d’acier et des autres composantes métalliques pour répondre, en priorité, aux besoins d’une filière ferroviaire ainsi qu’à ceux d’autres filières industrielles. Nous y reviendrons.
Aussi, une « délocalisation sur mesure » dans la construction de wagons de marchandises serait-elle encore plus envisageable du fait du ralentissement de la demande mondiale et de la surcapacité de production dans ce secteur industriel. En effet, des unités de production implantées en Europe de l’Est contribuent non seulement à exacerber la concurrence dans ce secteur mais également à saturer le marché des wagons de marchandises. Le filon de l’achat et de la rénovation de wagons usagés pourrait être également exploité en appoint à la production des structures délocalisées.
La construction de wagons, de locomotives et de tramways, compte tenu du potentiel du marché subsaharien, pourrait faire l’objet d’un appel d’offres international plus qu’intéressant entre les grands groupes mondiaux de réalisations ferroviaires. En troquant son marché intérieur contre des investissements aussi importants et des installations d’équipements lourds sur son sol, même si ceux-ci pourraient être fortement exemptés de droits de douane, l’Afrique subsaharienne s’inscrirait ainsi dans une dynamique moins hasardeuse pour son développement.
En particulier, le marché des tramways et des petits trains de banlieues pourrait être des plus porteurs compte tenu des défis démographiques et de la structuration même de la plupart des grandes villes d’Afrique subsaharienne. Les banlieues, synonymes de cités dortoirs ou de bidonvilles, où résident en général les travailleurs pauvres des villes, sont souvent très éloignées des zones les plus dynamiques en offres d’emploi. Les différents États et la nouvelle structure de l’Union que nous proposons pourraient agir au niveau du transport de cette catégorie de travailleurs des banlieues qui emprunteraient les tramways et les petits trains afin de lutter plus efficacement contre la pauvreté.
En ce qui concerne la main-d’œuvre qualifiée c’est-à-dire les ouvriers spécialisés, les ingénieurs en mécanique, en génie industriel, en robotique, en logistique, etc., les centres universitaires africains d’excellence seront vivement sollicités tout comme l’importante main-d’œuvre qualifiée de la seconde diaspora africaine. L’expertise de certains pays et notamment des pays d’Europe de l’Est dans le domaine précis des réalisations ferroviaires pourrait être également sollicitée même à un prix fort, compensé par les niveaux de salaire généralement moins élevés en Afrique.
Mais l’un des plus grands défis résidera, sans doute, au niveau de la classe entrepreneuriale africaine dans un rôle de sous-traitance qui lui reviendrait non pas de droit mais en priorité. C’est à ce niveau précisément que gît l’une des dimensions les plus importantes de la stratégie de « délocalisation sur mesure ». Car il est attendu de ces fournisseurs d’être des créateurs de richesse et d’emplois mais aussi d’être des réceptacles et des diffuseurs de savoir-faire scientifique et technologique. Nous y reviendrons.
Dans la phase opérationnelle des différents volets (transport de voyageurs et de marchandises d’une part et construction de wagons, de locomotives, de tramways, etc., de l’autre), un pays comme le Tchad, compte tenu de sa position géographique centrale sur le continent, pourrait être le point de convergence des différentes lignes du réseau dans une configuration privilégiant les liaisons entre les côtes et l’hinterland. Ce pays pourrait également accueillir l’essentiel des personnels administratifs requis et abriter l’essentiel des ateliers de construction et de maintenance de cette filière ferroviaire subsaharienne. Après tout, l’ensemble du continent doit à ce pays, à son armée et à son président Idriss Déby Itno, une fière chandelle pour lui avoir sauvé son honneur, aux côtés de la France, dans la délivrance du Mali des griffes de l’intégrisme islamique, plus de cinquante ans après les indépendances !
Au total, une filière ferroviaire subsaharienne pourrait amorcer le déclic d’un envol économique véritable du continent noir. En plus de ses effets positifs potentiels sur différents compartiments socioéconomiques et de son impact potentiel en matière de savoir-faire et de transfert de technologie, on peut également en espérer, à la cinquième année d’opération, environ cinq millions d’emplois directs et indirects dont plusieurs emplois de haut niveau.
Mamadou Lamine Sylla, PhD, Montréal, Canada
Auteur du livre : Pour mieux amarrer l’Afrique noire à l’économie mondiale globalisée, Éditions L’Harmattan, 2015