1). Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la presse (écrite et audiovisuelle) au plan strictement éditorial ?
Seydou Nourou Sall – La presse sénégalaise louée pour son professionnalisme et son indépendance qui lui ont permis de s’adapter à toutes les conjonctures politico-économiques semble connaitre aujourd’hui une période de régression. Elle est devenue moins fouineuse, moins dénonciatrice des abus des autres pouvoirs, rend moins transparent tout ce qui est caché ou entouré d’un voile de mystère et disons le moins téméraire.
Elle se contente des informations de routine. La trajectoire des médias étant intimement liée à l’évolution politique du pays, on peut penser que l’avènement de Macky Sall à la magistrature suprême et le consensus qu’il a presque réussi à instaurer dans le paysage politique n’y sont pas étrangers. En tout cas, le constat que l’on peut dresser, c’est qu’à l’opposé de ses prédécesseurs, le Président Sall et son gouvernement bénéficient d’une certaine bienveillance d’une bonne partie de la presse.
Pour le reste, la production médiatique est toujours dominée par la politique. Les medias sénégalais accordant un poids énorme aux querelles politiciennes au détriment d’autres rubriques qui pourraient être d’un grand intérêt pour le public ou avoir de grandes répercussions dans l’avenir comme l’environnement, les technologies, l’éducation, etc. Enfin, on note une accentuation du fonctionnement en chorale de la presse sénégalaise. Les medias se répètent, informent sur les mêmes objets. Ce qui entraîne une certaine homogénéité des contenus.
Mamadou Ndiaye – Nous remarquons une grande uniformité concernant la presse écrite. Une grande place est donnée à la politique, aux faits divers et au sport. Les sujets relatifs aux questions économiques, de développement, de santé sont relégués au second plan. Concernant l’audiovisuel public, nous constatons que la RTS, malgré des ressources humaines de qualité, continue à être un média de propagande politique en donnant une très grande place aux activités du régime au pouvoir. Les membres de l’opposition et les syndicalistes disent être régulièrement victimes d’ostracisme sur la télévision publique.
Seule la radio nationale montre une certaine diversité et une certaine ouverture. Les télévisions et autres radios privées ne sont pas mieux. Elles nous «gavent » de musique, d’émissions de téléréalité ou de plateaux débats à n’en plus finir. Le documentaire est un genre journalistique en voie de disparition.
2). Qu’est-ce qui est en cause pour expliquer cette situation ?
Seydou Nourou Sall – Le professionnalisme n’est pas en cause ici. Les journalistes Sénégalais actuels sont mieux formés que leurs anciens. A côté du CESTI qui a toujours gardé son label de qualité, d’autres écoles de formation en journalisme ont aujourd’hui vu le jour – je pense à l’ISSIC, EJICOM, la licence professionnelle en journalisme de l’UFR CRAC de l’UGB, etc. – et proposent une formation de qualité. Une partie du fonds d’aide à la presse est réservée tous les ans à la formation des jeunes journalistes qui n’ont pas eu la chance de fréquenter ces écoles. C’est vous dire qu’aujourd’hui ils sont très outillés sur tous les plans pour exercer cette profession. S’ils acceptent de jouer le jeu de leurs employeurs, c’est qu’au lieu de faire prévaloir leur clause de conscience, ils préfèrent exercer leur droit à l’autocensure.
Mamadou Ndiaye – Concernant les médias publics, je crois que c’est le mode de nomination des directeurs généraux qui fait que ces derniers se sentent toujours obligés de faire plaisir au prince et au régime en place. À ce niveau il faudrait prendre exemple sur le Bénin qui a mis un système d’appel à candidatures pour la direction des médias publics. Concernant la presse et les chaînes de radios et télévisions privées, elles sont obnubilées par la course effrénée vers l’audience et le volume du tirage au point d’oublier que leur raison d’être, c’est le public. Et globalement les Sénégalais ne sont pas satisfaits de la production médiatique.
3). Y a-t-il comparaison possible entre la presse sous Abdoulaye Wade et celle qui fonctionne sous Macky Sall ? Si oui, à quels niveaux ?
Seydou Nourou Sall – Aussi bien Abdoulaye Wade que Macky Sall semblent convaincus que la presse a joué un grand rôle dans leur accession au pouvoir. Ils fonctionnent donc selon une logique simple pour citer Sidy Lamine Niasse : « ceux qui ont chassé mes prédécesseurs peuvent retourner leurs armes contre moi. Alors, « mangeons-les à midi de peur qu’ils ne nous dévorent le soir » ». Toutefois les techniques utilisées diffèrent. Les rapports entre Wade et les médias étaient heurtés, difficiles. Il a cherché par tous les moyens à les contrôler.
Malgré les auditions tous azimuts, les intimidations, le chantage sur l’aide à la presse, les journalistes sont restés stoïques et décidés à ne céder aucune parcelle de leur « liberté ». Macky Sall, convaincu, comme Wade de la capacité de nuisance de la presse, a adopté une autre méthode en apprenant des erreurs de son maitre. Il s’est entouré de journalistes et a réussi le rapprochement avec de grands titres de la presse. Résultat, je l’ai déjà dit et beaucoup de spécialistes partagent cet avis : la presse est aujourd’hui assez bienveillante à l’égard de Macky Sall et son gouvernement.
Mamadou Ndiaye – Sous Macky Sall, les relations sont restées conflictuelles mais le Président de la République en exercice a mieux su « gérer » la presse. De grands journalistes pourfendeurs du régime de Wade l’ont rejoint. Le code de la presse va être voté alors qu’il a réussi à faire enlever l’élément majeur : la dépénalisation des délits de presse. Aussi, en faisant jouer l’arme de la publicité, de grands groupes de presse et d’importants sites internet sont devenus des quasi souteneurs de la coalition au pouvoir.
4). Si vous deviez attribuer une note concernant le degré d’indépendance de la presse, quelle serait-elle sur une échelle de 1 à 10 ?
Seydou Nourou Sall – Il est toujours très difficile de mesurer le degré d’indépendance de la presse. Pas seulement au Sénégal, mais partout ailleurs dans le monde. Pour plusieurs raisons. Premièrement, les médias sont bien souvent la propriété de financiers, hommes politiques ou groupes industriels. Pour défendre leurs intérêts, ces derniers exercent forcément un contrôle sur l’information produite par « leurs » journalistes. Les médias ont, ensuite, besoin d’une audience large, ce qu’on appelle en télévision, la « dictature de l’audimat ». Autrement dit, ils traitent prioritairement les sujets qui passionnent déjà les gens et évitent soigneusement d’autres qui peuvent les froisser.
Les consommateurs des produits médiatiques ont, de ce pont de vue, une influence non négligeable dans l’agenda des médias. L’autonomie des journalistes dans la construction de l’information est donc à relativiser. Il y a enfin le poids de la publicité dans le financement des entreprises de presse qui porte un sacré coup à l’indépendance des médias. La preuve, pour garder son indépendance, l’hebdomadaire satirique français, Le Canard enchaîné a décidé, depuis sa création, de fonctionner sans publicité. C’est vous dire…. Pour résumer, je dirais que le pouvoir exercé par les médias sur l’opinion attire vers eux tous les groupes de pression. Puisqu’il est difficile d’évaluer objectivement la nature et la force de leur influence sur la production médiatique, je me garderai de donner une note.
Mamadou Ndiaye – 6/10. Il existe quand même une liberté de presse au Sénégal mais les journalistes et les groupes de presse sont placés dans une situation de précarité telle que parler d’indépendance au sens strict du terme relève de l’utopie.
5). Quelle mesure/suggestion préconisez-vous pour que les choses soient à l’endroit ?
Seydou Nourou Sall – Tout simplement que les journalistes reprennent le pouvoir perdu au niveau des entreprises de presse. Tant que les entreprises de presse seront la propriété de personnes qui n’ont rien à voir avec la profession et n’utilisent les médias que pour défendre leurs intérêts et ceux de leurs clans, les choses ne seront jamais à l’endroit.
Mamadou Ndiaye – Il faut améliorer le statut du journaliste en lui garantissant une rémunération correcte. Pour cela, l’Etat, les patrons de presse et les syndicalistes doivent se résoudre à revoir la convention collective des journalistes et techniciens de la communication sociale. Les groupes de presse doivent promouvoir la production de programmes d’intérêt public comme des documentaires des reportages ou dossiers sur des sujets assez novateurs. Egalement, mettre l’accent sur le recrutement de journalistes bien formés peut contribuer à relever le niveau des productions et assainir les comportements.
Par : Dr Seydou Nourou SALL (Enseignant-chercheur, Section Communication, UFR CRAC, UGB) et Dr Mamadou Ndiaye (Enseignant-chercheur au Cesti, UCAD)
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