Ce sont d’importantes sommes d’argent que les émigrés sénégalais envoient à leurs familles par le canal de structures de transfert rapide de fonds. A Touba, ville en expansion, les structures informelles mènent une rude concurrence aux agences de transfert rapide d’argent. Les destinataires des fonds n’ont qu’un seul souci, recevoir le plus vite possible leurs sous.
Une frange importante des émigrés sénégalais en Europe a des attaches familiales à Touba, la capitale du mouridisme. L’apport économique de ces émigrés, aussi bien au niveau de leur famille que pour leur pays, est considérable. Plusieurs structures formelles se livrent entre elles une concurrence sans merci pour capter les envois de fonds des émigrés. Les populations locales, bénéficiaires de ces envois, se sont habituées à ces structures de transfert rapide d’argent. Leur rivalité est telle que certaines n’hésitent pas à offrir des cadeaux avec l’espoir d’attirer la clientèle. Une agence de transfert rapide d’argent a même offert des paquets de sucre durant tout le mois du ramadan, « un plus pour fidéliser nos clients » affirme le tenancier d’un bureau sis a la corniche Ndiouga Kébé.
La prolifération des banques et des structures officielles de transfert d’argent saute eux yeux du visiteur qui vient pour la première fois à Touba. Recevoir ou envoyer de l’argent ne pose pas de problème dans cette ville. Il y a un réseau impressionnant de structures de transfert d’argent. Munis de pièce d’identification, les clients font souvent la queue à la devanture de ces structures formelles qui ont pignon sur les axes les plus fréquentés de la ville. Dans les structures formelles, la démarche est quasiment la même, concernant les opérations de transfert. Par contre, dans les structures informelles, les procédures sont très simplifiées, ce qui fait l’affaire de beaucoup de bénéficiaires qui ne sont pas inscrits dans les registres de l’état civil. En effet, les bénéficiaires des transferts ne disposent pas toujours de pièce d’identification indispensable pour retirer de l’argent dans les structures formelles.
La grande concession de Baye Ndiouga abrite plusieurs appartements, et c’est là que vivent certains de ses enfants, leurs épouses et leurs progénitures. Cette famille vit grâce aux envois de fonds des trois enfants de Baye Ndiouga qui sont en Europe. Chacun d’eux a laissé au pays une épouse et deux enfants. Ces émigrés assurent toutes les dépenses familiales. Marième, l’épouse de l’aîné, se souvient de la période où elle n’avait pas de pièces d’identité alors qu’elle devait retirer les envois de fonds de son mari. « Le boutiquier Aliou était à l’époque le seul voisin à disposer de téléphone, dès qu’il m’informait, je parcourais le voisinage pour avoir une personne de confiance disposant de pièce d’identité et de temps pour m’aider à retirer l’argent. Une fois la personne trouvée, je mets du crédit dans son portable pour appeler mon mari et le lendemain, je me rends au guichet avec la personne. Après l’opération, je lui donne une compensation pour services rendus. Trois ans après, je me suis inscrite à l’état civil et je dispose à présent de carte d’identité. Je rends grâce a Dieu et remercie mon époux pour son soutien », déclare la dame. Pour Baye Ndiouga qui mène ses activités au marché Ocass, la dépense quotidienne est le cadet de ses soucis : « Je rends grâce a Serigne Touba, je gagne bien ma vie grâce à mon commerce. Concernant les besoins de la famille, je prends les décisions, mais pour le reste, ce sont mes enfants qui assurent ». Apparemment, il est à l’abri des besoins qui assaillent de nombreux pères de familles sénégalais. « Il m’arrive parfois d’entendre des gens se plaindre du coût de la vie. Crois moi, je ne saurais dire le prix du kilo de riz, parce que je ne l’achète pas, je n’achète même pas mes ordonnances », confie-t-il.
Astuces pour contourner les obstacles
Les bénéficiaires de cette manne venue d’ailleurs ne manquent pas d’astuces pour contourner l’obstacle des formalités d’usage. Par exemple, certains bénéficiaires qui ne disposent pas de pièce d’identité, demandent à l’expéditeur de faire l’envoi au nom d’une voisine qui dispose de cette pièce. Ainsi, cette dernière retire l’argent qu’elle remet au bénéficiaire. Les structures formelles sont très regardantes sur l’identification du client. « La procédure consiste a demander au client sa carte nationale d’identité ou une pièce assimilée comme le passeport ou le permis de conduire, le code secret, le nom, le numéro de téléphone et le pays ou réside l’envoyeur. C’est plus pour la sécurité de l’opération que pour importuner le client, car nous ne cherchons qu’à satisfaire les clients que ce soit l’envoyeur ou le bénéficiaire », nous confie un agent d’une société formelle de transfert rapide d’argent. « Pour remettre certaines sommes supérieures ou égales à un million de francs, alors là, on procède à la photocopie des pièces présentées par le bénéficiaire comme le veut l’usage », poursuit-il.
« Nous sauvegardons la stabilité des ménages »
Cependant, il se développe depuis quelques temps un réseau parallèle qui, bien qu’informel, semble être bien structuré et opère sans se soucier de la présence massive des structures formelles. Selon nos sources, les sommes qui y sont brassées sont beaucoup plus importantes et les conditions de réception moins contraignantes pour une population en majorité alphabétisée en langue arabe et ne disposant pas, le plus souvent, d’extraits de naissance a fortiori de pièces d’identification. Ce réseau est en majorité composé d’émigrés revenus s’installer définitivement au pays et y entretenant officiellement des activités commerciales. Le réseau informel de transfert d’argent ne fait ni de la publicité ni du marketing. Cette seconde activité des opérateurs n’est connue que de ceux qui font les envois depuis l’Europe et des bénéficiaires résidant dans le pays.
Sur recommandation d’un bénéficiaire, nous avons rendu visite à un opérateur de transfert sis au marché de Gare Bou Ndaw. Cet homme que nous appelons Modou, âgé de plus de cinquante ans, est un influent commerçant de la place. Il se confie à nous après s’être assuré de nos intentions. « J’ai vécu plus de vingt ans en Europe, j’ai eu la chance de revenir et d’investir dans un créneau porteur et je rends grâce a Dieu », dit-il en faisant référence à son activité. Il a d’abord tissé un réseau de connaissance de « modou-modou » lors de son séjour en Occident. « Vous savez, quelqu’un qui a fait l’expérience de l’émigration connaît mieux la situation d’une famille dont le seul membre qui assure les dépenses est à l’étranger. Je suis dans cette activité informelle de réception de fonds d’émigrés pour contribuer aux charges et aider ainsi mes frères qui sont à l’étranger. Pour certains, je leur règle des urgences comme des dépenses, des ordonnances, un baptême, etc.
En retour, après satisfaction, l’argent m’est reversé par un compte bancaire.
Avec cette procédure, nous sauvegardons la stabilité de plusieurs ménages et résolvons des urgences de toutes sortes », dit-il.
Modou nous apprend qu’il n’a jamais eu de problème pour identifier ses clients. « J’ai remis plusieurs fois des millions de francs à un tiers sans exiger une pièce d’identité parce que je connais suffisamment bien l’envoyeur et le destinataire qui est souvent le père, le frère ou l’épouse. Je pense qu’a ce niveau, si avant et après l’opération, l’envoyeur ou celui qui sollicite la somme est informé, il n’y a pas de danger. Cela fera bientôt des années, mais je n’ai jamais eu de problème de confusion de personne ou sur la somme à rendre », dit-il. Aïssatou Sène sort de la place de Modou le visage radieux, le panier sur la tête.
Elle a empoché ses sous. « Le transfert d’argent est bon et rapide, mais avec Modou, c’est plus facile car, même en allant au marché, on peut récupérer, chez lui, de l’argent sans pièce d’identité, ce qui n’est pas le cas avec les structures formelles. Nous prions qu’il y ait plus de gens comme Modou car nous ne pouvons plus vivre sans le transfert d’argent », dit-elle. Mor Sall n’approuve pas du tout ce système informel de transfert d’argent. « Je pense qu’il faut contribuer à sortir cette population de sa manière rurale de vivre qu’elle veut adopter dans une ville qui se développe constamment.
Cette façon de faire transiter l’argent doit être revue, car si elle aide à résoudre des problèmes aussi, elle peut être source de problèmes, je ne sais pas si ceux qui le font en sont conscients », dit-il.
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