La chanson « Afrik » évoque l’histoire tragique d’Omar Blondin Diop, martyre de l’ère Senghor. Censurée à sa sortie, elle vaudra l’exil à son interprète, Seydina Insa Wade.
Le 11 mai 1973, l’activiste Omar Blondin Diop, alors emprisonné sur l’île de Gorée, perdait la vie dans des circonstances troubles. La nouvelle se répand, et Dakar s’embrase. Des émeutes d’une violence inouïe éclatent dans la capitale. Omar Blondin ne s’est pas suicidé, il a été tué par le régime de Senghor crient les manifestants. Cette journée sanglante est au centre de la chanson rebelle interprétée en 1978 par Seydina Insa Wade, baptisée « Afrik ». C’est avec l’aide et les éclairages du chanteur Cheikh Guissé, proche de Seydina, que PAM revient sur l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire du Sénégal indépendant, et dont cette chanson garde la mémoire.
Yeete mbaa ba
Éveiller les consciences ou rien
Deglu leen yóoxu suufu Senegaal
Écoutez les cris de détresse sortant de la terre du Sénégal
Ànd ak yóoxu Salup ya ca Gorée
Qu’accompagnent ceux de la Chaloupe de Gorée
Sa ma xol di metti,
J’ai mal au cœur
sama pattaliku di naqqari
Mon souvenir est amer
Sa ma lammiñ di saf dereet
Ma langue a le goût du sang
Boom nañu Omar
On a assassiné Omar
niñu boome waa Nder ak waa sentenér (ou Caaroy, selon les versions)
Comme on a assassiné les femmes de Nder et les gens de Centenaire ou les tirailleurs de Thiaroye
Ici, « Centenaire » représente le Boulevard du Centenaire à Dakar, théâtre de hautes luttes et manifestations des populations. Quand il chantait « Afrik », d’après Cheikh Guissé, Seydina remplaçait de temps en temps « Centenaire » par « Thiaroye » pour rappeler l’histoire douloureuse du massacre des tirailleurs sénégalais demandant leurs arriérés de solde à Thiaroye, en 1944. Quant à l’histoire des femmes de Nder, elle évoque ces épouses de la région du Walo qui, suite à la défaite de leurs hommes face aux armées du Trazza préférèrent se donner la mort (en mettant le feu à la case où elles étaient regroupées) que de devenir captives des Maures.
Le destin tragique d’un jeune idéaliste
Brillant élève du Lycée Louis-Le-Grand de Paris (comme Senghor) puis diplômé de l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud, Omar Blondin poursuit son cursus à l’université de Nanterre, et devient compagnon de route de Daniel Cohn-Bendit et Alain Krivine avec lesquels il participe aux prémices des mouvements de mai 68 à Paris. Engagé pour la libération de l’Afrique, il fait des séjours répétés au pays, durant lesquels il défie le régime, et bien sûr, son président. Senghor a d’ailleurs vu son pouvoir ébranlé cette même année 68, quand il a dû faire face à la révolte de ses étudiants. Autant dire qu’il ne porte pas Blondin Diop et les siens dans son cœur.*
À l’époque, Dialo Diop, le frère cadet de Blondin, est des ces activistes qui — inspirés par les Black Panthers et les Tupamaros uruguayens, n’hésitent pas à passer à l’action violente pour déstabiliser le régime. En 1971, écœurés par les millions de francs que Senghor débourse pour rendre Dakar plus belle à l’approche de la visite de son homologue français Georges Pompidou, lui et son groupe tentent de mettre le feu au ministère des Travaux publics et au centre culturel français. Ils projettent même de jeter des cocktails molotov sur le cortège présidentiel pour protester, « contre la tournée du suzerain Pompidou auprès de ses vassaux africains », comme l’expliquera plus tard Diallo Diop à Jeune Afrique.
Rapidement interpellés, ils sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité et internés sur l’île de Gorée. À Paris, Blondin Diop apprend la nouvelle et décide avec d’autres amis d’interrompre ses études pour repartir en Afrique et organiser l’évasion de son frère. C’est au Mali qu’il est arrêté, en compagnie d’Alioune Sall (alias Paloma), à la veille d’une visite officielle de Senghor dans le pays. Extradés au Sénégal, ils sont condamnés le 22 mars 1972 par un tribunal spécial à trois ans de prison pour « atteinte à la sûreté de l’état », et incarcérés dans le fort de l’île de Gorée. Un an plus tard, le 11 mai 1973, Omar Blondin Diop meurt en prison. Trois jours plus tard, le quotidien gouvernemental Le Soleil, reprenant le communiqué de l’administration pénitentiaire, écrit : « La commission de surveillance des prisons a constaté que le détenu Oumar Blondin Diop s’était donné la mort par pendaison dans sa chambre, aux environs de deux heures du matin. »
Quand Dakar s’embrase
Rapidement, la nouvelle se propage comme une traînée de poudre dans tout le Sénégal.Personne n’y croit. Un de ses surveillants en prison racontera plus tard qu’Omar lui parlait tout le temps de sa volonté de devenir un jour Président de la République et d’apporter les vrais changements dont le Sénégal avait besoin. Quelqu’un avec de telles ambitions peut-il se suicider ? Même son de cloche chez Alioune Sall « Paloma », incarcéré en même temps que lui, qui rappelle l’envie de vivre et les ambitions de son défunt camarade. Dialo Diop, son frère (déplacé au centre de détention de Kédougou à l’époque), lui aussi ne dit pas autre chose : « L’envol d’Omar a été brisé en plein élan. » D’après lui, les surveillants lui ont demandé de rentrer avant que ne soient écoulées les quinze minutes de sa promenade. Celui-ci refusant, ils l’auraient brutalisé. Au point de le tuer. C’est pour cacher leur bavure qu’ils l’auraient maquillée en suicide. D’autres évoquent, ce même jour, la visite du ministre de l’Intérieur Jean Collin (oui, le ministre de l’Intérieur sénégalais d’alors était… français). Était-ce pour le défier que Blondin refusait de rentrer ? Et pour cela que les matons l’auraient brutalisé ?
Géej gi di qààx
La mer en furie
Ngelaw li di sap, di sap, ni rap
Le vent bruisse tel un démon
Asamaan di dënnu, ni kanu
Le ciel gronde comme un canon
Niir yi ci xaacu ndax naqar lu
Les nuages lancent des cris de rage et d’indignation
En tout cas, avant même l’aube, la triste nouvelle fuite, et des gens -activistes pour la plupart, écrivent sur les murs de la capitale « Omar est mort ». Au même moment, l’Etat organise des arrestations ciblées, mais rien n’y fait : la nouvelle se propage comme un feu de brousse. Les populations en furie sortent dans les rues de Dakar, prêtes à mettre le feu à la capitale. La police, dépassée, n’arrive pas à maîtriser les manifestants.
Tali yë ak taax yi di fuddu, di fétt
La chaussée explose
Woto yay takk jëpp?t, dëmm
Les voitures brûlent
Dëmm yëy wër sëg yë
Ces esprits maléfiques gardent la tombe de Omar et encerclent le cimetière.
Xoj sëk yë ak seeni der
Ils ont investi les cimetières avec leurs cuirs (allusion aux policiers qui ont enterré Omar en catimini après avoir quadrillé tout le quartier, interdit touts circulation et obligé toutes les maisons à rester fermées).
Ma làmboo leer
Je me suis alors fais esprit
Ziaare Omar sa sëg ya
Pour aller incognito rendre hommage à Omar dans ces cimetières quadrillés par les forces de l’ordre.
Junneey Omar dekki
Arrivé à mes fins… 1000 Omar ressuscitèrent
Ci laa sulli waa Ndeer ak waa Caaroy
J’ai alors exhumé les femmes de Nder et les tirailleurs de Thiaroye
La chanson est censurée dès sa sortie en 1978. Senghor est alors encore assailli de toutes parts par ceux qu’on appelle « les soixante-huitards », qui veulent plus de liberté. C’est le cas notamment des artistes du laboratoire « Agit’Art ». Ils rejoignent, d’une certaine manière, le combat des Cheikh Anta Diop et Abdoulaye Ly, entre autres, pour un Sénégal plus indépendant et tourné vers l’Afrique.
« Chaque 11 mai, quand tout le monde célèbre l’immense artiste Bob Marley dans le monde, moi je pense à Omar Blondin, mort un soir à Gorée. Donc j’ai envie de me souvenir de Omar, mais quel meilleur souvenir que la chanson « Afrik »? Je la chante aussi en hommage à Seydina Insa Wade, décédé un 9 mai » explique le musicien Cheikh Guissé, qui a enregistré pour PAM cette reprise en mode confiné.
Membre du fameux groupe les Frères Guissé, il est un des derniers compagnons de Seydina Insa Wade, que l’on considère comme le père du folk sénégalais. Il fait partie des proches qui ont accompagné celui qu’on appelait affectueusement « Sidy », et qui l’ont soutenu jusqu’à son décès en 2012 à l’âge de 63 ans. Seydina n’est qu’interprète, raconte Cheikh Guissé, mais un interprète courageux parce qu’il paiera cher l’audace de chanter cette chanson. Pour raconter cette triste journée, il a emprunté les mots de Momar Samb, leader politique sénégalais qui écrivait ses poèmes à l’époque sous un pseudonyme, répression du régime oblige. Pour les mêmes raisons, Seydina Insa Wade restera longtemps à Paris, dans un exil qui ne dit pas son nom.
À la fin des années 80, il reviendra au Sénégal pour donner un concert à l’Université Cheikh Anta Diop en compagnie de Patrick Ripper et Georges Wolfard. À cette occasion, le chanteur Madiama Fall est invité sur scène et il va chanter Blondin et y a ajouté de nouvelles paroles.
Su ñu Afriku tey bii
Notre Afrique d’aujourd’hui
Jar na miin
Mérite notre attachement
Ndax foo fu ngeen dugu fa, siis
Là-bas, point d’égoïsme
Réew yi ci Afrik
Les pays africains
Jar na miin
méritent notre attachement
Ngalla yen bu diis’a diis
L’héritage est lourd
Nañu fomp rangooñ ca Omar
Essuyons nos larmes pour Oumar
jangal ndaw yi mooy liwar
Éduquer les jeunes (Pour que personne n’oublie Oumar)
Jaasi du fi genn mbaar, xanaa li ko jar
Nous ne sortirons pas les épées de leurs fourreaux, sauf si ça en vaut la peine.
Seydina Insa Wade, décédé en 2012, aura toute sa vie porté en bandoulière son militantisme. Avec cette chanson, il rendait hommage à un héros de la jeunesse sénégalaise qui incarnait cette Afrique décomplexée et résolument tournée vers son émancipation.
Quant à l’enquête sur la mort de Blondin, malgré les demandes de son frère cadet et d’un comité de soutien, elle n’a jamais officiellement été rouverte.
Merci à Oumar Sall pour le Wolof. Merci aussi à notre tonton Khadim Fall qui nous a quittés récemment et qui nous aidé pour le wolof et la traduction en français de la chanson.
Merci enfin à Cheikh Guissé pour son précieux témoignage et pour cette version de « Afrik ».
* Certains racontent que l’animosité du Président Senghor envers Blondin était redoublée par le fait que Senghor étudiant n’avait pas réussi à entrer à Normale Sup’, contrairement au jeune activiste…
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