Le discours récent sur la transition administrative de la commune de Keur Massar vers un département de plein exercice, a relancé le débat sur la décentralisation et le renforcement des compétences au niveau des collectivités territoriales, aujourd’hui soumises au protocole de l’acte 3 de la décentralisation depuis 2013. Les ambitions majeures qui servent de pivot à cette politique nationale de développement territorial concernent trois axes :
- Construire une cohérence territoriale par une réorganisation de l’espace et l’émergence de pôles de développement ;
- Assurer la lisibilité des échelles de gouvernance territoriale en clarifiant les relations entre les acteurs et en articulant les compétences à transférer aux ressources techniques, financières et humaines ;
- Améliorer les mécanismes de financement du développement territorial et de la gouvernance budgétaire pour un véritable développement économique et social de nos territoires.
Ces objectifs annoncés en prélude, commandent la mise en œuvre de l’acte 3 de la décentralisation, dont la première phase devait impulser la communalisation intégrale qui abroge ainsi, la communauté rurale et l’érection du département en collectivité territoriale d’où la notion de « départementalisation ». Un modèle de gouvernance locale répondant à un impératif de rééquilibrage des investissements sur les territoires en fonction des spécificités mais avec une vision globale du département, prenant en compte l’équité, la solidarité, notamment dans le traitement des villes, des zones rurales, transfrontalières et éco géographiques. Telle est la vision du projet de décentralisation que comporte l’acte 3, une suite logique de la longue tradition de la politique de décentralisation depuis notre accession à la souveraineté internationale. Déjà en 1960, l’Etat avait enclenché la mise sur pied du statut de commune de plein exercice, élargi à toutes les communes. En 1966, le Code de l’Administration communale est promulgué par la loi n° 66-64 du 30 juin 1966, réunissant en un texte de référence unique, les différentes lois qui régissaient l’institution communale. En 1972, la loi n° 72-25 du 25 avril 1972 crée les communautés rurales. Puis, en 1990 la loi n° 90-35 du 8 octobre 1990 modifie à nouveau le Code de l’Administration communale et verse les communes à statut spécial dans le droit commun, la loi n° 90-37 du 8 octobre 1990 retire la gestion des communautés rurales aux sous-préfets et la remet entre les mains des présidents de conseils ruraux. Toutefois, l’année 1996 marque un jalon majeur dans la communalisation. La loi 96-06 du 22 mars procède à un nouveau découpage et institue la région, jusqu’ici circonscription exclusivement administrative, en collectivité territoriale. La loi 96-07 de la même date remodèle complètement le cadre juridique de la décentralisation, entérinant le transfert de neuf domaines de compétence de l’Etat vers les collectivités : 1) les domaines et le foncier ; 2) l’environnement et la gestion des ressources naturelles ; 3) la santé, la population et l’action sociale ; 4) la jeunesse, les sports et les loisirs ; 5) la culture ; 6) l’éducation et la formation professionnelle ; 7) la planification ; 8) l’aménagement du territoire ; 9) l’urbanisme et l’habitat. Ce bref rappel historique démontre l’encrage du Sénégal à la politique de décentralisation progressiste et volontariste. Cependant, cette volonté de léguer les pouvoirs et certaines compétences aux collectivités territoriales semble souffrir d’une élaboration efficace plombée par les stratégies politiciennes pour avoir une mainmise sur les gisements électoraux, et en même temps, d’une ambiguïté dans la captivité des ressources financières essentielles au fonctionnement des territoires.
Qu’en est-il réellement des enjeux d’une départementalisation pour la commune de Keur Massar ?
A la suite de sa visite sur les zones inondées, la Président de la République Macky Sall a en effet décidé de faire de Keur Massar un nouveau département, cela compte tenu de l’ensemble des problèmes que rencontre cette commune. Une décision incongrue de l’Etat, hors du contexte des inondations qui, pour certains, pourrait être symptomatique d’une vieille doléance sociale pour parachever le vaste chantier de la décentralisation au Sénégal et pour d’autres, une fausse solution face à un problème tangible ; celui des inondations connues depuis plusieurs années dans la commune de Keur Massar.
En effet, le projet de construction des territoires induit parfois à des choix stratégiques qui peuvent accompagner les défis de développement dans une localité. Désormais, la politique d’aménagement doit s’appliquer à tous les niveaux territoriaux et impliquer tous les secteurs et toute la population. Dans le contexte de la commune de Keur Massar, les enjeux factuels qui apparaissent, sous-tendus par l’élargissement spatial, la charge démographique et l’évolution du tissu socio-économique, guident la volonté du pouvoir central d’instruire des réformes administratives pour instaurer un équilibre entre les prérogatives décisionnelles incarnées par l’administration territoriale et locale. Le prétexte de l’aménagement « idéal » à travers la départementalisation saurait-il aider à valider un morcellement territorial (politique) réalisé au motif de la recherche d’un équilibre structurel (équilibre des structures démographiques et sociologiques), un pan essentiel au projet de développement territorial ?
Du point de vue des politiques de développement local, on peut aussi s’interroger sur l’impact d’une telle décision, en particulier sur la gestion des ressources, qu’elles soient en eau, forestières, pastorales, halieutiques ou agricoles et foncières. Théoriquement, la décentralisation renforce le pouvoir des collectivités locales, mais celles-ci se retrouvent bien souvent, par manque de moyens, sous la dépendance des services déconcentrés de l’Etat. La décentralisation induit aussi des recompositions territoriales et administratives, rendant complexe le rôle et la légitimité de l’intervention des services étatiques mais aussi, sur la question de la participation des populations dans la gestion des ressources et dans la mise en place de projets de développement centrés sur ces ressources. Il existe dès lors plusieurs enjeux, financiers en particulier, et une multiplicité d’acteurs aux intérêts parfois divergents et dont les actions ont des répercussions plus ou moins importantes sur les ressources.
Face aux enjeux territoriaux et à la gestion des défis majeurs pour une gestion viable à l’échelon local, le changement de statut administratif d’une entité territoriale est-il un critère scientifique suffisant pour résorber les maux dont souffrent une commune comme Keur Massar ?
Cette option politique et institutionnelle est parfois un raccourci qui cache des incohérences échappant à la rigueur des autorités et qui consiste un rabais à la pertinence du projet de décentralisation au sein des territoires. L’architecture institutionnelle apparait ainsi comme une coquille vide témoin du désengagement financier de l’Etat. On note dès lors, un fossé asymétrique substantielle entre les richesses en termes de ressources financières et humaines et les charges des collectivités territoriales énoncées comme une sorte de prérogatives ou de compétences transférées. Ce rapport antagonique entre les ressources et les besoins, entre la qualité et la quantité, et entre les dépenses budgétaires et les investissements, configure le modèle de fonctionnement inefficace des collectivités territoriales sur l’étendue du territoire sénégalais. Ces manquements justifient le retard de développement dans les collectivités territoriales, l’approfondissement des disparités spatiales entre collectivités et le rôle quasi-incontournable de l’Etat dans le financement de la décentralisation.
D’ailleurs, ce déséquilibre structurelle entre les territoires fut longtemps critiqué par des praticiens de l’espace et des géographes avertis sur la question. Jean Gottmann, l’un des précurseurs d’une géographie au service de la justice spatiale, annonce en 1966 qu’en géographie, l’équité socio spatiale constitue le fondement de l’aménagement de l’espace. Selon Merlin, cette osmose spatiale « se heurte aux arguments économiques, surtout dans les pays en développement où les impératifs du développement économique s’opposent, en général avec l’objectif d’équité spatiale ». Ces importantes inégalités expliquent l’usage de l’expression : « Dakar et le désert sénégalais ».
Cette fluctuation des masses de données sur l’architecture spatiale à l’échelle nationale est pour autant lisible à l’échelon régional, précisément à Dakar, où les départements comme Pikine (1 170 791 habitants, ANSD, 2013) représentant 37.3% de la démographie et qui risque d’être phagocyté par la commune de Keur Massar, très peuplée (593 000 individus) et très vaste (25 km²), avec une densité de 27 320 habitants/km². Il apparat dorénavant en pôle urbain à caractère hybride qui abrite des installations modernes et rurales dont les activités économiques gravitent autour du commerce, de l’élevage et de l’agriculture. Les activités avicoles sont intenses dans la commune grâce à l’usine de la SEDIMA et la centaine de poulaillers qui entourent la commune. Le maraichage est la base de l’agriculture. Sa position centrale entre les départements de Rufisque, Pikine et Guédiawaye fait de la commune de Keur Massar, un important hub d’échanges de tous produits d’élevage et d’agriculture.
Au-delà de cette effervescence économique et de la présence d’infrastructures socio-éducatives et culturelles, Keur Massar fait face à des contraintes éco géographiques qui se reflètent dans la gestion de la gigantesque décharge qui reçoit quotidiennement plus de 1 300 tonnes d’ordures (environ 475 000 tonnes par an) et la forte spéculation sur les réserves foncières. La commune crée depuis1962, connait désormais une forte influence et une attractivité pour les industriels et les entreprises immobilières, prédatrices par excellence des terres. Cet assaut, non encadré en amont vers cette localité aux potentialités énormes, a fait naitre des imperfections notoires dans le système urbanistique et l’assainissement qui ont fini par saper la qualité du cadre de vie dont les conséquences sont visibles à travers les inondations. Cela reste une responsabilité partagée entre les autorités locales et les services déconcentrées de l’Etat qui, souvent font la politique de l’autruche, symbolique d’une carence stratégique fonctionnelle mise à nue lors de la pandémie à COVID-19. En effet, les communes qui sombrent depuis longtemps dans une faiblesse de trésorerie, ont été submergées de doléances imminentes, le plus souvent inassouvies, venant de la population. Et pourtant, la commune de keur Massar a toutes les potentialités économiques pour financer ses projets de développement et assurer son autonomie fonctionnelle et institutionnelle. Sa départementalisation présente des enjeux énormes qui comportent déjà une limite administrative évidente, des investissements soutenus et endossés par les pouvoirs étatiques, une impérative au décloisonnement structurelle de la localité, et l’instauration d’une justice spatiale qui est une finalité à l’aménagement du territoire. Le statut de département est évocateur d’une possible réorganisation territoriale définit autour d’un modelage juridique (installation d’un commissariat, d’une brigade de gendarmerie, d’une préfecture, de services déconcentrés…) et d’une architecture socio-économique plus moderne répondant aux normes exigées dans les villes à savoir : l’amélioration du système de transport, l’érection d’établissements sanitaires performants avec un plateau médical de qualité, l’implantation de complexes commerciales innovants, la présence à foison des structures socio-éducatives et la formation d’un système sylvopastorale et hydro-agricole compétitif et capable de générer des plus-values intrinsèques au développement de PME et PMI. Ainsi, ce schéma pourrait figurer comme cas d’école dans la dynamique d’instauration du projet des micro « pôles-territoires » mentionnés dans le document stratégique de l’acte 3 de la décentralisation.
Toutefois, si l’engagement des autorités concernant la départementalisation de Keur Massar venait à être entérinée, avec toutes les exigences inhérentes, cette ville sera une plaque tournante économique très compétitive et risque de faire ombrage à la ville de Pikine ainsi qu’aux communes environnantes avec l’aide d’un modèle de développement inclusif et concurrentiel à la cité des affaires (la ville de Dakar). Au final, Pikine risque de devenir une ville administrative tirée économiquement par Keur Massar. Une situation qui peut favoriser des mouvements pendulaires entre les deux localités, qui à la longue, entraineront une fixation des populations à Keur Massar. On assistera de facto, à une explosion démographique porteuses d’atouts et de faiblesses.
Somme toute, le débat sur la départementalisation mérite des concertations sérieuses et son accomplissement relève d’une volonté politique inquisitrice des discours politiste et électoraliste qui accompagnent les projets de décentralisation parfois limités à la logique institutionnelle et non à la réforme structurelle (la gestion des inondations est incluse) dont il s’agit réellement et qui permet à nos territoires d’être compétitifs et attractifs. Dès lors, la départementalisation de Keur Massar pourrait effectivement être un atout.
Par El Hadji Farba DIOP, Géographe ([email protected])