L’homme en uniforme est chargé de la circulation à la sortie nord de cette ville de l’intérieur qu’il vaut mieux ne pas nommer… Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il met beaucoup de cœur à l’ouvrage, le valeureux fonctionnaire… Ce n’est pas à lui qu’on va reprocher d’être un de ces bureaucrates lâchement planqués à l’arrière dans notre formidable combat contre le sous-développement ! Il arpente d’un pas alerte et décidé la grande avenue, soulève souvent son képi pour s’éponger le front avec un énième bout de kleenex puis, d’un strident coup de sifflet – accompagné d’un geste du bras droit d’une rare majesté – intime l’ordre aux chauffeurs de voitures particulières, taxis et camions de se garer sur le bas-côté. Cela fait bien neuf mois que je passe plusieurs fois par jour sur cet axe et je crois bien qu’il ne s’est jamais octroyé une seule minute de répit, ce flic de base, Aldemba des temps nouveaux, tout droit surgi de Touki Bouki. Le manège est le même tout au long de la journée : après avoir laissé le conducteur griller au soleil pendant une grosse demi-heure, il se plante devant sa portière, esquisse un salut tout républicain, à la fois respectueux et sévère, et aboie en rafale les mêmes mots tout simples et devenus quasi obscènes dans sa bouche : « carte grise-permis-assurance-vignette-visite technique ! ». À voir l’interminable file de véhicules entre lesquels il se faufile, une liasse de permis de conduire à la main, on a l’impression que la règle numéro chez les automobilistes sénégalais est de n’être jamais en règle. Ça arrange bien ses affaires, à notre représentant de la loi, car il faut dire les choses comme elles sont : chaque contrevenant lui rapporte un petit quelque chose. En soirée, les bagnoles et les passants étant moins nombreux, il ne fait pas tant de façons : les documents sont inspectés à la pâle lueur d’une torche et le « paiement » vite effectué. Ça s’appelle le prix de la cola, en langage d’initié. Et la première chose que savent les initiés, c’est que les pièces de la voiture qu’il leur réclame, ce ne sont pas de vulgaires papiers administratifs – pouah ! – avec tampons et signatures mais les pièces, si délicieusement sonnantes et trébuchantes, qui lui permettront, bien mieux que son maigre salaire, de faire bouillir la marmite.
La scène est banale au Sénégal et dans de nombreux autres pays, surtout les plus pauvres. Mais ce qui la rend si terrible, c’est que tout le monde sait et que le policier ou gendarme au coin de la rue, qui en est bien conscient, n’en a que faire.
Si j’ai toutefois choisi de parler de ce policier-là c’est parce que, le connaissant bien, j’ai l’occasion de le fréquenter dans le civil. Et, aussi incroyable que cela puisse paraître, celui que nous venons de voir dans ses abjectes œuvres et manœuvres est, en dehors de ses heures de travail, le citoyen idéal, celui dont rêvent nos militants de la société civile, le gars qui n’en finit pas de s’égosiller contre la mafia gouvernementale qui, à l’en croire, pressure le petit peuple. Il faut l’entendre fustiger entre deux verres de thé entre amis, le laisser-aller sur la voie publique et la corruption de nos politiciens, marabouts, directeurs de sociétés et gouverneurs qui mériteraient, soit dit sans cruauté inutile, un châtiment exemplaire ! Quelques petites pendaisons, pour l’exemple ? Il n’aime pas le sang mais il faut ce qu’il faut, on ne peut pas continuer comme ça, un ministre pris la main dans le sac à billets, eh bien il ne mérite tout simplement plus de vivre et avec l’argent ainsi épargné on pourra enfin faire émerger ce malheureux pays. Et bien entendu, il applaudit des dix mains en apprenant au journal télévisé qu’une loi vient d’obliger le chef de l’Etat à faire une déclaration de patrimoine aussitôt après sa prise de fonction. Un pas dans la bonne direction, à son humble avis. Chaque fois qu’arrive un nouveau président il se sent plein d’espoir mais tout de même un peu anxieux : et si l’heureux élu ne tenait aucune de ses promesses ? Ce dilemme est la chose du monde la mieux partagée parmi nos compatriotes. Pourtant l’optimisme l’emporte toujours à l’arrivée, on a le sentiment que l’assaut final est lancé contre l’hydre de la corruption et que bientôt le Sénégal se portera mieux !
Mais comme le montre bien l’exemple de cet homme de loi, on essaiera tout au plus de soigner la tête – et encore ! – sans se soucier du reste du corps, qui continuera à être aussi infecté que sous le régime précédent. Bref, après moult débats parlementaires houleux, de savantes gloses de juristes et des querelles télévisées à n’en pas finir, on croit être entré dans l’ère de la transparence. Toutefois, à l’aune des vexations quotidiennes dans l’administration ou ailleurs, on s’aperçoit très vite à quel point ce cirque est finalement dérisoire. Ça n’est certes pas mal que le pouvoir se sente sous surveillance, car l’exemple doit venir d’en haut. Cependant en bout de course ces réformes cosmétiques permettent surtout à nos dirigeants de se faire décerner un certificat de « bonne gouvernance » par certaines officines étrangères, qu’ils redoutent bien plus que le courroux de leurs concitoyens.
Et c’est bien là que le bât blesse. Dans ce jeu pernicieux, les Occidentaux sont investis a priori du droit de juger de l’honnêteté des autres. On pourrait croire que nos gouvernants sont seuls responsables de cette anomalie. Malheureusement, dans ce domaine comme dans de nombreux autres, ils se conforment à un état d’esprit généralisé. Tout se passe comme s’il nous coûterait beaucoup trop de remettre en cause les stéréotypes culturels – pour ne pas dire raciaux – d’une certaine époque. Des membres du gouvernement à l’homme de la rue en passant par les ténors de la société civile, tout le monde est convaincu qu’en politique le blanc est toujours immaculé.
Voilà sans doute pourquoi il a fini par nous sembler si évident que les donneurs de leçons européens ou américains vivent dans des sociétés indemnes de toute corruption.
Rien n’est pourtant plus faux, comme le prouve un simple coup d’œil sur les titres des journaux de ces différents pays.
On s’en tiendra à la France.
Son ex-président Nicolas Sarkozy traîne à lui seul on ne sait combien de casseroles : empêtré dans la très sérieuse affaire de Karachi, il est également accusé d’avoir reçu cinquante millions d’euros du régime de Kadhafi pour sa campagne de 2007 et de n’avoir pas dédaigné un peu de cash de la milliardaire Liliane Bettencourt. Le bonhomme vient d’ailleurs d’être mis en examen pour « association de malfaiteurs ». Une inculpation à la fois infamante et historique. Pour sa part, Robert Bourgi, ex-convoyeur de fonds, se prétendant soudain rattrapé par le remords – c’est n’importe quoi, en fait – a dressé il y a quelques années le tableau hallucinant d’un président français et de son Premier ministre, Jacques Chirac et Dominique de Villepin pour ne point les nommer, en train de compter et recompter fébrilement dans un coin de bureau de l’Élysée les millions d’euros à eux « rétrocédés », en liquide s’il vous plaît, par Compaoré, Biya, Deby et Cie. Faudrait-il aussi exhumer des placards la longue liste des visiteurs du soir de El Hadj Omar Bongo Ondimba lorsqu’il séjournait dans un des plus prestigieux palaces parisiens ? Le Canard enchaîné a cité les noms de tous les politiciens français de quelque envergure, gauche et droite confondues. Et last but not least, il a été plusieurs fois rappelé à la faveur de l’affaire des mallettes et statuettes de Bourgi que tous les présidents de la Cinquième République, à l’exception du général de Gaulle, ont été « arrosés » par leurs homologues africains. Fascinant cas de figure : les pauvres qui détournent l’argent de l’aide et le partagent avec les riches… Mais à vrai dire, les déclarations de Bourgi n’étaient même pas des révélations, personne ne s’étant jamais fait d’illusions à ce sujet.
Cela dit, il n’est pas mauvais que nos ministres et présidents se sentent observés par des puissances étrangères. Sauf que cela peut aussi renforcer la complicité entre le corrupteur et le corrompu, ce couple infernal qui est véritablement la racine du Mal. Dans les pays africains des lois sont votées pour moraliser la vie publique mais on sait que si on achète le silence de responsables politiques influents, il ne se passera jamais rien de fâcheux. François-Xavier Verschave raconte comment Bongo – toujours lui – s’est payé en une occasion au moins, du temps de Chirac, une foule d’observateurs, en majorité venus de Paris, chargés de juger de la validité de sa réélection. Tout s’est bien passé pour lui mais les fraudes ont été si manifestes que la population s’est soulevée : l’armée française est alors intervenue pour ramener le calme.
Ces pratiques sont surtout en vigueur dans les pays les mieux pourvus en ressources naturelles, tels que les deux Congo, le Tchad et la Guinée équatoriale. Il n’est pas excessif de dire que, dans un sens, c’est leur richesse même qui les appauvrit. Et la grande corruption est toujours un important facteur d’instabilité politique et sociale. Il n’est pas loin le temps où on donnait le Mali en exemple, chacun se pâmait devant les splendeurs de sa démocratie alors même que l’Etat malien avait cessé d’exister depuis belle lurette à cause de multiples trafics – de drogue, d’armes et même d’otages. Au même moment, la population quant à elle vivait dans une telle misère que, juste comme leurs homologues sénégalais, les policiers, douaniers et fonctionnaires maliens se faisaient – et se font encore – un devoir de rançonner tous ceux qui avaient besoin des services de l’administration. Voilà comment à partir du sommet, la corruption se propage à toute la société et la gangrène : notre policier au coin de la rue voit bien qu’en dépit des gesticulations des dirigeants, l’impunité des élites reste totale et il refuse d’être le dindon de la farce.
L’un des rares pays sur le continent africain à avoir obtenu des résultats tangibles dans la lutte contre la corruption est le Rwanda, qui a réussi, par un mélange de répression et de sensibilisation, à surmonter cette contradiction. Le fait est que son président, Paul Kagamé, est de ce point de vue un leader au-dessus de tout soupçon. Et c’est bien là le nœud du problème : des institutions fortes sont un cadre indispensable pour réguler la vie économique mais seuls des dirigeants vertueux peuvent empêcher ces lois et règlements d’être un simple cache-sexe ou une coquille vide. Si le chef de l’Etat a des choses à cacher, il enclenche le cycle de l’impunité et favorise, de proche en proche, le consensus national autour de la corruption, ce fléau si meurtrier pour les sociétés humaines les plus fragiles.
Par Boubacar Boris Diop