Le cinéaste Moussa Sène analyse le phénomène de l’émigration irrégulière, revenu avec acuité au devant de la scène, 14 ans après l’histoire des 12 jeunes Sénégalais dont la découverte des corps en état de décomposition avait suscité l’émoi
En 2010, Moussa Sène Absa avait réalisé «Yoolé» (le sacrifice), un documentaire poignant sur l’histoire tragique de 12 jeunes Sénégalais. Les cadavres en décomposition de ces candidats à l’émigration avaient été découverts, le 29 avril 2006, dans une pirogue partie des côtes sénégalaises il y a plusieurs mois et qui dérivait au large des îles de la Barbade. Quatorze ans après ce drame, d’autres jeunes bravent encore les océans pour rejoindre l’Europe. Dans cette interview, le cinéaste sénégalais analyse le phénomène avec un œil critique.
Qu’est-ce qui avait déclenché, chez vous, le désir de réaliser le documentaire «Yoolé» en 2010, à une période où vous viviez à la Barbade, dans les Caraïbes ?
«Yoolé est un film qui s’est imposé à moi. Je ne pouvais pas ne pas le faire. Il était vital au sens premier du terme. A l’époque, je vivais à la Barbade, dans les Caraïbes, comme senior lecturer à l’Université West Indies. Un bateau transportant des migrants avait dérivé pendant des jours aux larges des côtes. Douze corps rigides gisaient à bord. D’horribles images qui ont choqué les populations de cette île. Les migrants étaient tous des Sénégalais. Dans la poche d’un des cadavres, un petit mot pour lister les 52 clandestins du départ et leur détresse en mer. C’est cette liste qui m’a ému : des noms bien de chez moi. Des jeunes à la fleur de l’âge. Et tout le monde me demandait ce qui pouvait bien pousser ces jeunes à cette folle aventure. Y’avait-il une guerre civile chez vous, une famine ? me demandaient-ils. Je répondais toujours par la négative. L’idée du film s’est alors imposée à moi. J’ai pris ma caméra et, tout seul, j’ai filmé des images et enregistré des sons. Je n’avais demandé l’aide à personne. Seuls les Cubains en avaient assuré le montage son et le mixage pendant que j’y organisais un atelier de mise en scène de plan séquence. Le documentaire Yoolé est un film à l’arraché, caméra au poing».
Dix ans après, votre film garde encore toute sa pertinence et son actualité. Selon vous, qu’est-ce qui pousse toujours les jeunes à prendre la mer, au risque de perdre leur vie ?
«La société sénégalaise est violente avec sa jeunesse. Elle tue en elle toute attention aux choses simples qui nourrissent l’esprit. Le mot tekki (réussir) devient fétiche : tekki pour avoir amassé de l’argent et se faire voir. La mère a bien travaillé, n’est-ce pas, comme on dit dans notre société. Nous avons une société anthropophage pour une jeunesse déboussolée. Elle n’est pas libre dans sa tête. Il y’a tant de codes et de valeurs qui se résument en un seul mot : l’argent. Et tout est fait pour que cela soit à la Une : dans les télévisions, les radios, les khawaare et tanebeer (cérémonies festives) où des idoles, des stars et starlettes exhibent leurs perruques, fortunes et flonflons. La jeunesse est à l’abandon. Pourtant, elle constitue plus de 60 % de la population. Nous sommes assis sur une bombe et jouons avec le feu. La seule chose qui peut arrêter cette vague, c’est de remobiliser le peuple, créer des récits nationaux et stimuler la pensée qui a abandonné ce pays au profit de charlatans. A mon avis, il faut inventer un Sénégal prospère au moment où même les analphabètes savent que nous avons du pétrole, du gaz, du fer, du zircon et de l’or en abondance. La jeunesse ne comprend pas pourquoi elle souffre alors qu’une petite minorité de politiciens et de marabouts s’accaparent des richesses. Elle vit un dépit amoureux, est rejetée par sa famille, oubliée par les politiciens, narguée et endoctrinée dans ses croyances par des prophètes d’un autre ordre. Cette jeunesse n’a plus rien à perdre car elle n’a jamais rien eu. D’autant plus qu’elle est mal formée, loin des besoins réels du pays et totalement extravertie».
Quelle est la responsabilité des autorités, des parents et de la société en général face à ce fléau qui entraîne des dizaines de morts, pour la plupart des jeunes à la fleur de l’âge ?
«La responsabilité des autorités est immense. Ce sont elles qui ont les gouvernails du pays et toutes les cartes entre leurs mains. Elles jouent mal leur partition. Les libéraux, bien avant l’actuel régime, avaient détruit les fondamentaux de notre société et privatisé les secteurs essentiels de notre vie. Ils ont bradé les terres et bon nombre de nos ressources. La mer est vendue à la découpe pour des miettes pendant que les autres pays sont plus exigeants sur leurs ressources. L’homo senegalensis a été échangé contre des pièces de monnaie contrefaites. Dans ce pays, on ne parle plus que de milliards. Quand la pauvreté gronde, la famille est en lambeaux. C’est le sauve-qui-peut ! On a l’impression que tout tourne autour du mot tekki, c’est-à-dire réussir à tout prix. Garçons comme filles sont logés à la même enseigne. Tout est marchandise. Tout se résume à la dot d’une telle fille, au mariage d’un fils de…, la voiture d’un tel, la villa d’un ministre ou d’un maire. Les Sénégalais se construisent au lieu de construire le Sénégal. A la fleur de l’âge, toute jeunesse a des rêves plein la tête. C’est l’âge des désirs fous, des amours passionnées et des rêves les plus sublimes. C’est l’âge de se projeter dans le monde, mais nos jeunes, eux, se jettent à l’océan à défaut de rencontrer leurs rêves. Leur pays ne leur fait plus rêver, la vie est ailleurs, loin de leur terre natale, loin des leurs. Et c’est cela qui me fait le plus mal, mais je garde espoir qu’un souffle nouveau renaîtra sur cette terre bénite qu’est le Sénégal»
Quel devrait-être, selon vous, le rôle des cinéastes, des artistes en général, dans la lutte et la sensibilisation pour venir à bout du phénomène de l’émigration clandestine ?
«La tâche est immense. C’est d’abord une ferme envie de consoler cette jeunesse en lui apportant le reflet de sa propre société, dans ses grandes valeurs et ses belles figures. Les viatiques ne manquent pourtant pas. Malheureusement, les jeunes ne connaissent pas assez leur pays, donc n’ont aucun attachement à leur terroir. Ils ignorent pratiquement leur histoire. Rares sont ceux qui peuvent remonter leur généalogie au troisième degré, par contre, ils connaissent presque toutes les pratiques de l’Occident. Tout cela est le résultat du mirage de l’Europe et des Amériques. Notre jeunesse est fascinée par tout ce qui vient d’ailleurs, est hyper connectée et au courant des enjeux de son époque, mais n’entrevoit pas d’issue à ses problèmes existentiels. Face à tous ces défis, l’artiste doit servir de balise en période de tempête. Il doit éclairer les voies de salut, proposer des productions de sens et délier tout un récit pour magnifier la grandeur d’un peuple».
Votre documentaire a-t-il eu des effets dissuasifs sur les jeunes de Tableau Ferraille, dans votre quartier de pêcheurs à Yarakh d’où partent des candidats à l’émigration, sur les jeunes Sénégalais et Africains en général ?
«Le film Yoolé a été montré en plusieurs occasions lors des Dialogues en Humanité organisées à Yarakh. Les jeunes qui ont eu la chance de le voir en sont sortis différents. Lors d’un séjour professionnel en Sardaigne, en Italie, j’ai projeté plusieurs fois le documentaire dans des centres de rétentions, principalement dans ceux de la commune de Fluminimaggiore qui abrite 350 personnes, de Narcao avec ses 200 pensionnaires, hommes et femmes, où des bébés métis sont nés, fruits de viols d’Africaines dans le Maghreb. Des histoires horribles y sont racontées. A la fin de la projection, un jeune originaire de Pikine m’avait d’ailleurs dit : «Père, si j’avais vu ce film avant de venir ici, je ne serais pas parti de chez moi !».
Le Soleil