« Bo guissate tan muy yapp sab noon daxx ko ndax sa yapp la leek »
Cette maxime très profonde de la morale wolof nous résume ce que doit être le principe fondateur d’une véritable altérité. Une telle maxime devrait être chaque jour méditée par les citoyens sénégalais victimes des abus du pouvoir de Macky Sall, mais surtout par Khalifa Sall et les siens. Quand, sous le prétexte fallacieux d’une traque des « biens mal acquis » et sous le voile hypocrite de la probité dans la gestion des affaires publiques on instaura la CREI et laissa faire un procès absurde, on était loin de se douter que la même imposture morale pourrait fonder une justice au service d’un pouvoir invinciblement incapable de souffrir l’altérité. La question n’est donc pas de savoir si Khalifa Sall est accusé ou non des mêmes délits ou crimes que Karim Wade et compagnie : la question est aujourd’hui de savoir à qui le tour et pour quel prétexte ?
Ceux qui se sont réjoui de cette forfaiture (sans doute à cause d’une adversité circonstancielle ou d’une divergence d’idées) dans un pays aussi civilisé que le Sénégal, devraient savoir qu’ils ont eux-mêmes semé les germes de la décadence de notre démocratie. Il ne faut jamais être déloyal, même dans l’adversité : la dignité humaine ne saurait être bafouée, sous quelque motif que ce soit, sans remettre en cause les principes élémentaires de notre humanité. Quand nous disions à l’époque que la traque des biens mal acquis ne pouvait pas, du moins en droit, être circonscrit dans le temps et dans l’espace, nous avions du mal à convaincre. Aujourd’hui on ne peut qu’assister, impuissant et politiquement engourdi, à l’instrumentalisation judiciaire, mais circonstanciée et vindicative de l’affaire de la caisse d’avance : les autres délits du même genre commis par autrui n’intéressent guère Macky Sall. Pourquoi l’opposition sénégalaise est si mal à l’aise et malhabile pour faire aux dérives incessantes de Macky Sall ? C’est parce qu’elle a béni hier les mains immondes qui sont en train de l’étrangler qu’elle n’a pas assez d’énergie et d’argument pour mener le combat frontalement.
Quand Sartre a écrit dans Huis-clos « « l’enfer c’est les autres », ce n’était pas pour diaboliser l’altérité, c’était juste pour expliquer que dans la mesure où autrui me juge et me renvoie une image figée alors que je suis conscience, c’est-à-dire projet, il nie ma liberté. C’est trop facile et parfois réconfortant de jeter sur autrui la damnation éternelle : untel est un VOLEUR. Une fois qu’on jette sur le visage d’autrui une sentence éternelle, on s’en débarrasse et on se croit immunisé de cette tare. C’est dans la nature humaine que de se créer des ennemis et des adversaires, qui symbolisent ce qui répugne à sa moralité. Le mal est chez l’autre : bien souvent nous transférons sur les autres nos propres tares. Ainsi l’APR est devenue la rivière de Jourdain de la scène politique : tous les crimes qu’on peut commettre sont définitivement absous dès qu’on y est baptisé. L’imposture et l’injustice sont flagrantes, mais personne ne semble les voir, du moins être décidé à les combattre.
Nous assistons à une domestication sans précédent des forces vives de la démocratie sénégalaise par une mainmise sur les ressorts actuels de la société de consommation. La domestication fragilise, car en standardisant les réflexes et les comportements, elle uniformise la conscience des hommes. Et en uniformisant les consciences elle ampute à l’homme le désir d’authenticité et de liberté. Tout le monde sait que l’imitation inhibe la vraie compétition, l’émulation saine, seul gage de la production de héros et de génies. Nous savons tous pourquoi les animaux domestiques sont plus fragiles que les animaux sauvages : la dépendance vis-à-vis de l’homme leur a enlevé l’énergie de la compétition et de la libre affirmation de soi. La bien-pensance admirablement gérée par les médias réactionnaires inhibe toute volonté réelle de contestation. Il faut tout faire pour aller dans le sens voulu et décrété par les maniaques de la bien-pensance : même les intellectuels confirmés ont du mal à s’affranchir de cet enrégimentement de la pensée. Pour avoir la chance d’être parmi les invités vedettes de certaines télévisions, il faut soigneusement respecter la logique de leur ligne éditoriale qui ressemble de plus en plus à des lignes politiques.
Montesquieu a dit qu’il n’y a pas de tyrannie qui ne s’exerce à l’ombre des lois. Il ne sert donc à rien d’opposer l’autorité de la loi et de la justice à nos arguments car il y a des lois injustes et des justices iniques. Nelson Mandela a été condamné par une justice d’un pays démocratique, Hitler a trouvé des juges et des théoriciens du droit pour valider ses exactions, Mobutu a fait de même. En laissant Macky Sall user de la CREI pour emprisonner ses adversaires politiques nous avons béni une machine infernale de la liquidation politique et elle n’est pas près de s’arrêter. Ce n’est pas parce qu’on est fâché contre un homme qu’on a le droit de le déchoir de ses droits fondamentaux : même les condamnés à mort ont des droits qui leur sont inaliénables jusque dans leur tombe. Malheureusement dans notre pays on a fait des émotions la seule norme de nos jugements : les apôtres de la haine sont les principaux acteurs de la mascarade qui se déroule sous nos yeux.
Le mal de notre pays est qu’il est orphelin de la dignité : quand on voit d’anciens dignitaires du régime de Wade se vendre littéralement à Macky et des leaders d’opinion considérés jadis comme l’incarnation de la vertu troquer la moralité contre des strapontins, on ne peut que ressentir du dégoût, du mépris. La dignité est la dernière chose qu’un homme devrait perdre, car elle est la seule chose qui nous protège du déshonneur qu’est la servitude volontaire. Jadis dans toutes les sociétés humaines, il arrivait qu’un père de famille dans l’incapacité de nourrir sa progéniture décide de vendre un de ses enfants ; aujourd’hui la même logique demeure : il y a des gens que ne savent pas rester dignes dans le dénuement, ils trahiront jusque dans leur famille pour ne pas faire face à l’adversité du monde.
Nous savons tous pourquoi nous sommes subitement entrés dans l’ère de la médiocrité et pourquoi des gens qui n’ont rien à offrir en termes d’exemplarité et de professionnalisme sont les piliers qui sous-tendent notre vie ne communauté. Il ne faut donc pas rêver : un pays où les élèves ont forgé un concept aussi dégradant que celui de « Benno bokk devoir » ne peut produire que des tricheurs, car l’essentiel c’est la réussite sociale quel que soit le trucage par lequel on est passé. L’image que les hommes politiques renvoient aux jeunes est celle d’individus se partageant la république comme un vulgaire gâteau.
Il y a deux choses qu’il faut à tout prix éviter de partager avec un homme sans dignité : le front de guerre et la table à manger. Au front, l’indigne se comporte comme un lâche lorsqu’il est de notre côté et comme un criminel sans pitié lorsqu’il est un ennemi. Dans le premier cas il n’hésitera pas à sacrifier ses partenaires pour sauver sa pauvre vie ; et dans le second cas il n’hésitera pas à recourir à des armes non conventionnelles et à des méthodes interdites pour écraser ses ennemis. Un ennemi sans foi ni loi est pire que Satan le lapidé car ce dernier au moins a des convictions. Sur la table à manger ou autour du bol familial, l’indigne ne mange pas seulement pour se rassasier, il mange surtout pour en ingurgiter plus que les autres. Quand, dans un pays la lâcheté est tolérée voire béatifiée, quand les leaders d’opinion n’y ont plus le courage de dire la vérité ; quand dans un pays le service rendu à la communauté n’est plus un critère d’attribution des honneurs et des récompenses ; quand dans une société la véracité est vue comme un crime d’effronterie et le mensonge comme un signe d’intelligence et de finesse d’esprit alors la ruine est très proche.
Alassane K. KITANE
De 2012 à ce jour, je répète partout qu’il est impossible de comprendre les agissements du monstre sans la dimension religieuse. Avec la dimension religieuse, on comprendra aisément que le monstre ne sera jamais rassassié de souffrance humaine.