Malick a eu juste le temps d’esquisser un pas de côté en entendant le vrombissement de la benne à ordures. L’année dernière, à l’approche d’une pelleteuse, son inattention lui a coûté deux doigts. Il a 6 ans. Sans se soucier de ceux qui se trouvent sur son passage, le chauffeur entame sa marche arrière dans la décharge. Aussitôt, une armée d’enfants s’agglutine autour de ses roues et l’accompagne dans sa manœuvre. Les places sont chères. Les traînards n’auront droit qu’aux restes. Le camion s’arrête enfin. De loin, la scène ressemble à une émeute de la faim. Sauf qu’ici ce sont des ordures que cette bande de gamins attend de voir dégringoler. Avant même que la gueule de la benne n’ait totalement recraché ses immondices, certains enfants ont déjà grimpé sur le tas de déchets encore compacts et fumants pour commencer à fouiller. Sitôt les immondices déversées, ce banc de piranhas de la misère gratte, cherche et remue dans une frénésie pathétique. Il faut faire vite car déjà le sol gronde à l’approche d’un autre camion dont les détritus recouvriront bientôt ceux-ci. Un ballet incessant qui ne s’arrête ni le dimanche, ni les jours fériés. Nous sommes à Mbeubeus, la plus grande décharge à ciel ouvert du pays, située dans le quartier de Malika, dans la banlieue dakaroise, où les pires formes de travail des enfants perdurent depuis des années. « La semaine dernière, un enfant a été écrasé par une benne. Le chauffeur ne l’avait pas vu. Il était tellement petit qu’il l’avait confondu avec les tas d’ordures. »
Sur cette prairie d’ordures, des enfants comme Ibrahima fouillent les restes d’une poignée d’opulents à l’aide d’un simple crochet. Des garçons, des filles, des petits. Des tout-petits même. Comme ce bout de chou d’à peine 6 ans qu’on a vu happé par une fange sur laquelle il grattait les ordures avant de ressortir, à peine plus sale qu’avant d’y avoir été englouti. Ainsi que dans un champ de coton, ils s’alignent sagement un peu partout pour vaquer à leurs tâches sans mot dire et répondent d’un salut quand on les croise. Comme si tout était normal. Beaucoup sont nés ici ; beaucoup y meurent. Ensevelis sous les montagnes de détritus qui parfois s’effondrent, ou écrasés par les pelleteuses qui labourent la décharge. « La semaine dernière, un enfant a été écrasé par une benne. Le chauffeur ne l’avait pas vu. Il était tellement petit qu’il l’avait confondu avec les tas d’ordures. L’enfant est mort sur le coup », assène Pape Mar Diallo, coordinateur du centre communautaire de Mbeubeuss et promoteur de l’Unicef pour le retrait des enfants de la décharge et la lutte contre la pire forme de travail des enfants. Créée en 1995, l’association est la seule à tenter d’arroser les graines de l’enfance ensevelies sous cette boue de malheur brut. Ils ont retiré et scolarisé 225 enfants, afin de leur donner une (toute) petite chance de s’en sortir. En leur apprenant à lire et à écrire. La cinquantaine sonnée, Mar au physique fébrile et à l’humour espiègle, consacre, sa vie aux enfants perdus de la décharge. Les enfants l’adorent. Même si c’est loin d’être suffisant pour ramener à lui ces milliers d’égarés de la capitale. Il dit : « ce qui les pousse à venir dans la décharge, c’est la pauvreté et leurs familles, ils prennent les bouteilles pour les revendre et il peuvent rentrer à la maison avec 3000 francs par jour ».
Sniffer la colle, leur lot quotidien
A Mbeubeuss, c’est d’abord un bruit qui frappe. Celui du crissement incessant des sacs plastiques qui se gonflent pour exhaler l’odeur du solvant avec lequel tous ces enfants se shootent à longueur de journée. 25 francs la dose. A l’approche, certains, n’ayant pas encore perdu toute lucidité, dissimulent la drogue sous leur T-shirt. Ils ont honte. D’autres n’ont plus assez de dignité pour le faire. Mbeubeuss, c’est le bout du chemin. Au-delà, il n’y a rien. Sinon parfois la mort qui viendra prendre les plus faibles. Comme Lamine. Son physique décharné lui confère un âge indéfini. Il a entre 5 et 10 ans. Famélique, posé à terre comme une gargouille mortuaire, il trouve à peine la force de répondre aux questions. Non, il ne sait pas ce qu’il a. Oui, il se sent faible. Oui, il a faim. Non, il ne veut pas quitter la décharge pour aller à l’école et préfère rester avec ses amis assis, muets, à côté. Autour de lui, comme des chiens errants, d’autres enfants se glissent entre la crasse pour venir. Mar avoue que quand ils sortent 50 enfants de la décharge, il en retrouve 150 le lendemain. Un mouvement perpétuel. Juché au sommet, on observe le ballet des enfants. Insouciants, ils jouent, chapardent…ils sont une petite dizaine. Le plus âgé pourrait avoir 12 ans. En fait, il en a 17. A Mbeubeuss, tous les enfants font beaucoup moins que leur âge. La faute à une hygiène de vie et à une malnutrition effroyables. « Ils sont confrontés au tétanos, au paludisme…et même à la mort », explique Mar.
Un centre en décrépitude
Délabré, avec des infrastructures obsolètes, le centre respire le manque de moyens. Mar ne cache pas sa froide indignation. Et sur le problème numéro un qui gangrène les enfants, il est même intarissable. « Je reçois très rarement des subventions de l’Unicef. Il y a les commerçants qui me donnent des fournitures et on les rembourse une fois la subvention venue, jusqu’au moment où je vous parle on n’a pas de subvention.
Aujourd’hui, l’enfant au Sénégal se porte mal. On devait reprendre le système de l’internat pour ces enfants, pour leur permettre d’avoir un métier. L’Etat doit prendre des engagements et réunir tous les partenaires pour que les gens sachent où il faut agir et avec qui. » Le centre Nguidi dans tout ça ? « Le centre Nguidi est trop politique car tout le monde ne peut pas y accéder. Et puis, il accueille pour un moment avant de les reverser dans la rue. Ce n’est pas la solution. » Résultat : un pays où une poignée se goinfre sans vergogne sur ce qu’il y a à prendre, laissant ses fils et filles fouiner dans les ordures, pour pouvoir manger. « Nous avons 45 enfants dans le centre, 99 % de l’argent que nous récoltons viennent de l’Unicef. Nous avons besoin de l’aide des hommes et des femmes de ce pays, de l’Etat du Sénégal pour sortir les enfants de la décharge. Les scolariser est possible, mais il faut un suivi pour les habiller et acheter les fournitures et sans aide nous ne pourrons pas le faire. La situation nous interpelle car se sont des Sénégalais. » Tous les jours depuis 16 ans, Mar reprend son bâton de pèlerin avec son équipe, inlassablement, seulement armés de leur foi en une cause quand murmurent les sirènes du découragement devant l’ampleur d’une tâche qui semble insurmontable. « Ce que nous accomplissons est une goutte d’eau. Nous en ferions dix fois plus, ce serait encore une goutte d’eau. Pourtant tout reste possible, y compris lorsque la situation semble presque perdue », assène Mar. Mbeubeuss n’est pas un cas isolé. Loin de la décharge, Abdoulaye Baldé, Issa Diouf et les jumelles Adama et Awa Diop triment dans les rues de la capitale. Pour eux, Dakar ne rime plus avec bien-être, ni avec famille, les unes dorment à la belle étoile quand d’autres vivent sans électricité.
Abdoulaye Baldé : « je dois verser chaque jour 500 Fcfa à mon marabout. » Traits tirés, une mine défaite, l’air somnambule, Abdoulaye Baldé, 7 ans, suce goulûment son sachet de lait caillé. Au rond point jet d’eau, son poste de travail, entre la station d’essence et la route, il tend la main et intercepte passants et conducteurs de voitures, en quête de pitance. Tous les matins, le « talibé » procède au même rituel. Sous la pluie, le soleil et le vent. Il dit : « je dois verser chaque jour 500 Fcfa à mon marabout. »
Dans ce lieu où souffle un froid de canard, Abdoulaye s’est armé d’un pantalon jean déchiré et deux demi- saison superposés pour braver cette fraicheur matinale. Son armure est complétée par une paire de baskets usés. Peau sombre, son cou révèle des croûtes de peaux mortes. Ses habits ont changé de ton à l’épreuve de la saleté : le beige a pris la teinte marron. Et le bleu a viré au noir. Le talibé porte la faim en lui, il ne peut s’arrêter de téter ce sachet en plastique vide. Pourtant, dans son “pot de tomate”, trois autres sachets de lait de la même marque attendent impatiemment d’être savourés. A 9h, son compte était de 160 FCFA. Son pot de tomate était rempli au tiers, de riz, sa main gauche tenait un sachet rempli de bougies. Peut-être que cela fait partie des versements à déposer sur le compte du maître. Evasif, il joue au malin en singeant le débit d’un bègue. Son débit lent et son semblant de bégaiement masquent le refus de vilipender son maître. Le gamin a l’instinct protecteur pour cet homme avec qui il a parcouru le Sénégal. Vivant actuellement à la Sicap Liberté 2, le couple marabout-talibé vient de Sindian, un village du sud du pays, « de la Casamance », précise –t-il. Sa mendicité lui assure la survie.
Au Sénégal, « plus de 7.600 enfants mendiants dont 90% sont des talibés et 95% proviennent des régions affectées par la pauvreté et la sécheresse (Kolda et Kaolack), 42% viennent des pays voisins (Guinée Bissau, Guinée, Mali et Gambie) », révèle une étude du Bureau international du travail réalisée en 2007. Et une autre étude portant sur la mobilité des enfants et la vulnérabilité rurale au Sénégal, « Fafa, Enea 2010 » d’ajouter : « plus de 70.000 enfants mobiles, passent leur vie dans la rue et s’adonnent à la mendicité et au travail ». Enfin, selon un document de la direction de la Protection des droits des enfants : « environ 23 % des enfants âgés de 6 à 17 ans (sur les 52% de la population sénégalaise de moins de 18 ans) sont impliqués dans des activités économiques dont 500 000 concernés par les pires formes de travail. »
Issa, bébé- éboueur
A coté de Abdoulaye Baldé, Issa Diouf ne présente pas une meilleure figure. Il dégouline de saleté, même s’il prétend se laver tous les jours après sa journée de ramassage d’ordures ménagères. A peine sorti des layettes, l’enfant trime. Eboueur déjà à 6ans. Issa ne connaît pas l’enfance, il est né adulte. Au moment où ses pairs font leur initiation scolaire, lui sillonne les rues de Grand Yoff au dos de sa charrette. Et se frotte quotidiennement aux ordures.
Dès 6 heures pétantes, Issa est debout. Nourrit seul son cheval, met les armures et arpente la cité millionnaire et ses environs « Mbalit, mbalit », ne cesse –t-il d’épeler ! « Sortez vos ordures », hèle –t-il ! Le gamin refuse de livrer son employeur mais consent à dévoiler son salaire journalier qui dépasse rarement les 1500 Fcfa quand la journée est bonne. Sa paie chute à 500 FCA, les jours de disette où il peine à dépasser une recette journalière de 6000 FCFA.
L’air timide et le regard innocent, la santé du bonhomme est tout le temps menacée. Ni masque de protection et ni gants, il s’écorche et se coupe souvent avec les tessons de bouteille qui se retrouvent dans les ordures ménagères. Les piqûres antitétaniques, il ne connaît pas, c’est plutôt aux décoctions de mangue qu’il se soigne. Dans son large tee-shirt bleu, le jeune éboueur flotte dans un nuage d’insouciance. Il sourit malgré les risques des maladies de la peau, de la tuberculose ou des maladies respiratoires. Le gamin ne veut piper mot sur son village d’origine. Au bout du compte, Issa est une véritable boite à secrets. Et pourtant, il est exploité et dépouillé de son droit à l’éducation, à la santé et à un environnement sain, comme le stipulent les conventions relatives aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 et la Constitution sénégalaise de 2001.
Les « bonnes » jumelles, sans domicile fixe
Le droit à l’école ! Les jumelles, Awa et Adama Diop, 13 ans, n’y ont gouté que trois années. Avant que leur père ne les sorte de ce milieu scolaire faute de moyens et les fasse engager dans le milieu du travail. Pourtant la Déclaration universelle des Droits de l’Homme en son article 26 affirme que « toute personne a droit à l’éducation. » Face à l’autorité du père, elles quittent leur village de Taif et prennent la direction de la région du Nord, où elles découvrent les plantations. Puis, elles font cap sur Dakar. Elles y retrouvent leur mère, Khady Faye. Les jumelles deviennent des « bonnes » et accroissent le nombre d’employées domestiques au Sénégal où « plus de 34000 jeunes filles dont l’âge varie entre 07 et 18ans sont employées comme travailleurs domestiques », rapporte la Direction de la protection des droits des enfants.
Awa et Adama, scotchées sur un banc devant une quincaillerie à Grand Dakar, teint noir, les tresses à moitié défaites, des sandales qui révèlent une peau sèche, marmonnent des mots incompréhensibles. Une belle tactique pour chasser les intrus. Et se préserver du monde extérieur. « Elles ne sont là que depuis 15 jours », rapporte leur maman et porte parole. Khady Faye, la trentaine, taille moyenne, accroupie devant l’étal de son amie vendeuse de mil, bissap et couscous, d’abord rétissante, se fait volubile pour commenter les conditions de travail de ses jumelles. « L’une travaille à Taïba et l’autre à la Sicap, leurs horaires de travail, c’est 9H à 17H. Elles ne gagnent que 20 000 Fcfa ». Awa et Adama Diop sont pourtant des sans abris. La famille Diop squatte les abords de cette ruelle marchande où elle érige, la nuit, des tentes faites de draps et de sacs pour dormir. Pourquoi, ne prenez-vous pas une chambre ? Khady Faye toute souriante : « on n’a pas les moyens. » Les affres du froid, du soleil et de la pluie n’ont pas altéré son mirage de Dakar.
Marché Castor, nid d’enfants travailleurs
Marché Castor, une horde d’enfants est stationnée sur la rue 13. Caisse sur les bras, ils sont en alerte et accourent dès qu’une femme s’approche de la ruelle qui mène au marché. De 8 à 22 ans, ces garçons passent leur journée à porter des marchandises : légumes, poissons et autres articles divers moyennant 500 ou 1000 FCFA. Ibrahima Ndour, 17 ans, boucle sa quatrième année d’expérience professionnelle au marché Castor. Teint noir, dents fluorées, le longiligne connaît tous les recoins du marché. Où il passe la moitié de son année. Durant, l’hivernage, il rentre dans son village de Ngoye, dans le Baol, pour cultiver les champs de mil, maïs et arachide. Le reste de l’année, il le passe à Dakar en quête de petits boulots : chargeur, docker ou quelque fois manœuvre dans les chantiers en construction. Ses journées varient entre 2500 et zéro cfa. Sur sa recette mensuelle, il retire 2500 F Cfa pour son loyer estimé à 30 000 FCFA. Du haut de son mètre 75, Ibou a quitté l’école en classe de Cm1 sur ordre de son père. Il rejoint son frère, employé dans une boutique de commerce dans le même marché. A Dakar, il vit sans électricité et dans une maison en chantier. Pour ses petits bobos, il s’adonne à l’automédication. Quand, il souffre des maux de tête, il va chercher une aspirine pour arrêter la douleur. Aux os ankylosés, il y enduit la première pommade qui lui tombe sur les bras. Ainsi va sa vie. Au gré des saisons et en perpétuelle quête de jobs mieux rémunérés et moins lourds. « Si je trouve un boulot où l’on me paie 30 000F, je vais quitter parce que c’est difficile. »
Mantor Touré, 12 ans, a l’avant-bras rempli de sachets. De tous genres, bleu, noir ou blanc avec ou sans écritures. Cet apprenti marchand ambulant accroche par son port de basketteur. Un short ample et un pull rouge sans manche. Une ambition débordante, il rêve en grand commerçant. Sa marchandise actuelle, il l’a acquise à force de travail. Avec ses économies. A ses débuts, son frère finançait, aujourd’hui, il s’autofinance à 15 ans. Il se rêve en grand commerçant. D’abord, il va laisser les sachets pour vendre des détergents. Bon Saloum-saloum ne saurait mentir. Il a le commerce dans le sang. Il en a déjà le verbe et le charme.
Boly BAH et Aïssatou LAYE
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