Le Sénégal n’échappe pas à l’exigence de mémoire qui travaille les sociétés du monde entier, comme en témoigne cette affaire, blessure à la conscience collective sénégalaise jamais cicatrisée
Le 2 mars à Dakar, à la veille de l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko et des manifestations qui embrasèrent le Sénégal, le Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp) a tenu une conférence de presse pour appeler à la mobilisation contre le « projet de liquidation des militants » de l’opposition. Derrière la table où se sont exprimés les orateurs trônait le portrait d’Omar Blondin Diop, jeune révolutionnaire des « années 1968 » mort en détention le 11 mai 1973 sur l’île de Gorée.
Quarante-huit ans après sa disparition dans des conditions suspectes, le souvenir de ce jeune philosophe, embarqué dans la fièvre de Mai 68 à Paris (Godard le fit tourner dans La Chinoise) avant de se lancer dans l’action révolutionnaire, revient hanter le champ militant sénégalais.
C’est qu’il est devenu un symbole, un « martyr du néocolonialisme » et de pratiques répressives de l’Etat sénégalais souvent occultées à l’extérieur par les clichés entourant l’héritage de Léopold Sédar Senghor (le Sénégal « modéré », « îlot démocratique » dans une Afrique livrée aux dictatures). Senghor et Blondin Diop : la formation littéraire classique en partage, mais deux visions antagonistes du Sénégal.
Le Sénégal n’échappe pas à l’exigence de mémoire qui travaille les sociétés du monde entier, comme en témoigne cette affaire, blessure à la conscience collective sénégalaise jamais cicatrisée. Des voix s’élèvent pour demander la réouverture du dossier judiciaire. Car de lourds soupçons pèsent sur la thèse officielle du suicide. La disparition d’Omar Blondin Diop s’inscrit en effet dans la longue histoire d’éliminations répétées, et au demeurant impunies, de figures africaines anti-impérialistes. Les Camerounais Ruben Um Nyobè (1958) et Félix-Roland Moumié (1960), le Congolais Patrice Lumumba (1961), le Togolais Sylvanus Olympio (1963), le Marocain Mehdi Ben Barka (1965), le Bissau-Guinéen Amilcar Cabral (1973), le Sud-Africain Steve Biko (1977)… La liste est longue.
Une époque incandescente
Le destin de Blondin Diop est à l’image d’une époque incandescente. A Nanterre, en 1968, il est membre fondateur du Mouvement du 22-mars au côté de Daniel Cohn-Bendit. Sa participation au Mai parisien lui vaudra d’être expulsé vers le Sénégal en 1969. Son retour en France l’année suivante ne sera que de courte durée.
Dès l’annonce de l’arrestation de camarades dakarois – dont ses deux frères – condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement pour avoir tenté d’attaquer le cortège du président français, Georges Pompidou, en visite au Sénégal, il décide de s’initier à la lutte armée pour préparer leur libération.
Débute alors un périple intercontinental qui le mène en Syrie, en Algérie et au Mali, où il est arrêté. Extradé à Dakar, il est condamné à trois ans de prison pour « atteinte à la sûreté de l’Etat » en mars 1972. Après quatorze mois d’isolement à Gorée, il est déclaré mort le 11 mai 1973.
Suicide ? La version des autorités n’a jamais réellement convaincu. La main courante de la prison (registre détaillant les entrées et sorties du bâtiment) révèle ainsi qu’il aurait perdu connaissance plusieurs jours auparavant. S’agissait-il du résultat des coups reçus, dont son frère cadet, Mohamed, détenu dans la cellule voisine, est le témoin auriculaire ?
Le rapport de contre-autopsie menée par son père médecin, le docteur Ibrahima Blondin Diop, fait en tout cas état de coups infligés au niveau de la nuque. Après une tentative de réanimation restée vaine, l’infirmier résident de l’île de Gorée ordonna l’évacuation immédiate du détenu au pavillon spécial de l’hôpital Le Dantec, à Dakar. Le gardien chef de la prison refusa, par peur des soupçons que soulèverait l’acheminement du corps vers la chaloupe.
Le père de Blondin Diop porta plainte pour homicide involontaire. L’enquête démarra plutôt bien mais finit mal. Face aux nombreux éléments accablants, le doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Dakar, Moustapha Touré, chargé de l’affaire, procéda à l’inculpation de deux des trois gardes pénitentiaires de la prison.
Interrogé par l’hebdomadaire sénégalais La Gazette en 2009, le juge Touré déclarait : « Les circonstances laissaient voir des indices crédibles et concordants tendant à prouver que le suicide, officiellement évoqué pour justifier la mort d’Oumar Blondin Diop, était en réalité un maquillage. J’ai alors décidé, dans le secret de mon cabinet d’instruction, d’inculper. »
Mais avant que le juge Touré n’eût le temps de procéder à l’arrestation du dernier garde suspect, il fut dessaisi et remplacé par le juge Elias Dosseh. Ce dernier mit fin aux poursuites judiciaires un an et demi plus tard en délivrant une « ordonnance d’incompétence ».
Dans le même temps, le gouvernement sénégalais, sous l’égide du président Senghor, orchestra une importante campagne médiatique – publiant notamment le Livre blanc sur le suicide d’Oumar Blondin Diop – visant à présenter Blondin Diop comme un « drogué sevré déprimé » et sa mort comme un « suicide par pendaison ». Sur ordre du tout-puissant ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean Collin, son inhumation, expéditive, fut réalisée en la seule présence de son frère cadet, Ousmane, et de son père, par ailleurs condamné – le seul dans cette affaire – à verser un franc symbolique pour « propagation de fausses nouvelles ».
L’impunité n’est pas une fatalité
Quarante-huit ans après les faits, et alors que son message connaît une nouvelle actualité – anti-impérialisme, panafricanisme, antiracisme –, il est plus que temps de rouvrir le dossier d’Omar Blondin Diop. Certains développements judiciaires en Afrique montrent que l’impunité n’est pas une fatalité.
Le 13 avril, la chambre de contrôle de l’instruction du Burkina Faso a prononcé la mise en accusation de quatorze personnes liées à l’assassinat en 1987 du président Thomas Sankara – dont son successeur, Blaise Compaoré. Et en Afrique du Sud, la réouverture en 2017 du dossier d’Ahmed Timol, jeune militant anti-apartheid mort en prison en 1971, a permis d’établir que la victime ne s’était pas suicidée, comme le présentait la version officielle, mais avait été torturée à mort. Son geôlier a été inculpé et attend sa sentence.
Pourquoi pas le Sénégal ? En 2013, à l’occasion du 40e anniversaire de la mort de Blondin Diop, sa famille a demandé la réouverture du dossier judiciaire. Malgré une promesse en ce sens par l’ancienne ministre de la justice Aminata Touré en 2013, la requête est restée lettre morte.
Son successeur, Sidiki Kaba, aujourd’hui ministre des Forces armées, s’est insurgé le 8 avril contre « l’impression [que] depuis Blondin Diop, jamais les crimes d’Etat n’ont été éclaircis », admettant par la même occasion que le militant révolutionnaire en fut lui-même victime. Des témoins clés de l’affaire, dont l’ex-garde Ibrahima Dièye et le juge Moustapha Touré, sont toujours en vie. Ils doivent être entendus.
La vérité est imprescriptible. L’heure est venue de sortir l’affaire Omar Blondin Diop du déni où elle sommeille depuis trop longtemps.
Texte est paru initialement dans Le Monde
Florian Bobin est chercheur en histoire, travaille sur les luttes politiques post-indépendance au Sénégal, notamment sur la trajectoire militante d’Omar Blondin Diop (1946-1973).