Dans l’histoire de chaque peuple, vous trouvez des épopées qui rappellent et magnifient l’amitié vraie entre deux hommes, entre deux femmes ou entre une femme et un homme.
Griots, conteurs, écrivains, artistes, historiens se sont évertués au cours de l’histoire à traquer des faits et gestes, posés par les hommes et qui subliment la grande amitié. Ils n’avaient pas tort pour avoir compris qu’une belle et profonde amitié, débarrassée de toutes scories, est source de réconfort moral et psychologique pour
l’homme.
Vous avez tous en mémoire ces mots sublimes déclinés dans une orchestration musicale digne d’un conte de fées, tellement c’était magique. Le Bembeya Jazz national de Guinée en immortalisant l’œuvre d’un résistant africain, Samory Touré, n’a pas manqué de saluer la belle, solide et enrichissante amitié qui liait Samory à un de ses collaborateurs : « Mory Fidian DIABATE, grand capitaine et grand conseiller de l’Almamy a été son fidèle compagnon durant les jours de gloire et les jours sombres. Volontairement, il suivit l’Almamy dans son arbitraire refuge gabonais. Après la disparition de celui qu’il s’était choisi comme ami, il ne retourna pas en Guinée bien qu’il en eût la possibilité. Il creusa sa propre tombe à côté de celle de l’empereur pour qu’après sa mort, on l’y enterra. Démontrant ainsi à la postérité la valeur d’un serment et ce que doit être une amitié ».
Une aussi belle et solide amitié existe-t-elle encore ? J’en doute ! Continuons encore à interroger le passé. On tombe sur la belle amitié entre Montaigne et son ami, Etienne de la Boétie. Celle qui liait les deux hommes est l’une des plus belles histoires offertes par la philosophie. Une « divine liaison » que l’auteur des « Essais » n’a
cessé de célébrer pour son caractère unique et fusionnel, et dont il n’est jamais parvenu à faire le deuil.
Ce bel hymne à l’amitié vraie, coup de foudre inexplicable (« parce que c’était lui, parce que c’était moi », peut-on le déclamer tel quel aujourd’hui et cela à l’aune de ce que nous voyons, observons et entendons tous les jours ? Pas évident ! Et la réponse à ce questionnement est à chercher peut être dans ces mots sublimes de
la Rochefoucauld : « Les vertus se perdent dans les intérêts comme les fleuves dans les mers. »
Tentons avant de poursuivre la réflexion de clarifier le terme, ami qui donne lieu à plusieurs acceptions. Pour nombre de gens, le terme ami s’applique à un éventail de relations très larges : collègue de Stravail, camarade d’enfance ou un confident.
De nos jours, le commerce s’est emparé du mot « ami ». Les supermarchés, les agences de voyages, les banques se présentent en « amis » quand ils vous proposent leurs produits. L’ancienne conception de l’amitié a pour ainsi dire disparu.
Ces précisions faites, je dois dire que le mot ami, qui est objet de ma réflexion, est différent de ce qui est énoncé supra. L’ami renvoie à l’amitié ; laquelle est conçue comme un lien solide qui rattachait les hommes aux uns et aux autres de façon presque aussi étroite que les liens du sang. L’ami, le vrai, un frère choisi constituait donc un bouclier sûr pour les périodes difficiles.
Au fait, l’amitié véritable signifie aussi qu’il faut être prêt à assumer des responsabilités, à se charger des fardeaux d’autrui. Autrement dit, l’amitié sincère exige des sacrifices. Et malheureusement, nos contemporains sont peu disposés à en faire. Les amitiés à l’ancienne mode sont de plus en plus rares. La tendance, c’est
d’instrumentaliser les relations. Et quand ça ne peut plus servir, on s’en débarrasse sans état d’âme.
Après tous ces développements, une question surgit : l’amitié à l’ancienne est -elle meilleure que celle d’aujourd’hui ? Pour Makhtar Ndao(MN), travailleur social avec une riche expérience professionnelle, doctorant en socio anthropologie, il y a lieu d’être prudent par rapport à certaines affirmations : « Affirmer que les relations d’amitié ne durent plus comme avant soulève beaucoup de questions : est-ce que c’est vérifié, sur quoi se fonde-t-on ?
De mon point de vue, c’est une idée reçue relevant d’une sorte de nostalgie de l’enfance : « tout était mieux quand on était enfant ». Je note que cet « avant », c’est quand aucune charge ne pesait sur nous, tout était à la charge des parents. »
Alassane Kitane, de son côté, renchérit dans le même sens que MN : « Je ne serai pas d’accord avec ceux qui disent que les relations d’amitié ne durent plus aujourd’hui. On n’a pas de baromètre pour comparer la durée de vie des amitiés d’aujourd’hui et de celle d’antan. Nous avons tous entendu parler de héros sénégalais trahis par leur ami, de saints trahis par un de leurs disciples : nous avons entendu nos pères se plaindre de la traitrise de leurs amis, etc. La trahison est aussi vieille que l’amitié. Je pense que c’est dans la nature humaine qu’il faut chercher le problème. »
Je crois savoir que ces deux chercheurs n’ont pas totalement tort. Mais au-delà de ce qu’ils disent et qui est vrai, une observation empirique de notre société, ajoutée aux témoignages recueillis ici et là ; tout cela dis-je, renforce ma conviction que l’amitié véritable se fait de plus en plus rare. Elle résiste difficilement aux pressions liées à l’âpreté d’une existence qui se conjugue pour le plus grand nombre avec précarité et esprit de concurrence exacerbée.
Quoi qu’il en soit, un fait demeure : les amitiés d’aujourd’hui sont accrochées à un fil. Elles sont fragiles ! Très fragiles même ! Les soubresauts de tous ordres qui traversent la société ne peuvent laisser intacts l’architecture sociale. Ecoutons à ce sujet, Abdou Khadre GAYE, écrivain, président de l’EMAD : « Hélas, aujourd’hui, la
plaie est devenue une gangrène : ce n’est plus la dégradation du cadre de vie qui fait peur, mais la régression de l’homme sénégalais.
On pourrait même parler de dégénérescence, qui sait ? Ce ne sont pas que nos rues qui sont encombrées et sales, mais aussi nos âmes. (…) C’est comme si en pourrissant notre environnement, nous avons pourri notre esprit et notre cœur. »
Le mot est lâché : « pourri notre esprit et notre cœur » ! Quand ces deux sources de lumière sont atteintes chez la personne, il est difficile d’attendre de celle-ci des faits et gestes porteurs de lumière.
Et la preuve que l’amitié fout le camp dans ce pays, c’est ce qui se passe dans le champ politique. Des compagnonnages de 20 ans, 30 ans ou même plus se brisent sous les coups de boutoir d’ambitions difficilement compréhensibles. En 20ans, que de secrets partagés, que de confidences livrées au motif que nous combattons et luttons pour un même idéal. Le fait de travailler dans un même cadre crée des liens. On finit à force de se fréquenter par se rapprocher, d’où l’appellation, frère, camarade. Tous ces mots ont une charge affective certaine.
Nonobstant toutes ces considérations, la dureté du combat politique avec son lot d’angoisse et de stress, amène les uns et les autres à vouloir se « protéger » d’une certaine manière. De fait, on parle à l’autre, on se confie à lui, on lui révèle des secrets qu’on aurait dû jamais sortir. Tout cela me pousse à dire au vu des multiples
trahisons dans le milieu politique qu’il n’y a pas un leader politique qui ne regrette dans son for intérieur d’avoir croisé sur son chemin tel militant qu’il considérait comme un véritable frère de sang.
Au-delà même du champ politique, les gens sont devenus méfiants ! Combien sont-ils à jurer par tous les dieux qu’ils ne sont plus prêts à faire confiance à qui ce soit compte tenu des nombreuses déceptions rencontrées dans leur vie.
Sur tout cela, j’ai cherché à recueillir l’avis d’un homme, Massyla Kane(MK), citoyen du monde de par son commerce facile et sa très large ouverture d’esprit. Pour ce conférencier de renom, Imam Ratib de la grande mosquée, cité Mansour Sy (ex cité III) : « Les temps ont changé ! Je peux dire sur la base des témoignages que je reçois régulièrement que l’amitié vraie ne court plus les rues. Et pour cause ! Il y a la jalousie, la méchanceté. Tous ces travers moraux influencent négativement les rapports interpersonnels ». Pour se faire plus convaincant, il cite un hadith authentique du prophète, Mahomet(PSL) : « Sou nguène, wougnone té wone, dou nguène
robanté », i.e. si vous vous donniez la peine de fouiner dans les affaires des uns et des autres, personne ne viendrait à l’enterrement de l’autre. »
Poursuivant avec sa verve habituelle teintée d’humour, MK assène : « Barina koulanane, fo dé wé ma défa ; soy dé muy daw », autrement dit, ceux-là qui clament urbi et orbi qu’ils sont prêts à mourir à vos côtés, ils seront les premiers à s’enfuir si la mort te surprend.
Pour finir, que dire sinon puiser dans mes souvenirs pour exhorter les uns et les autres à méditer sur ces paroles pleines de sagesse d’un sage chinois: « l’ami est celui qui n’hésite pas à applaudir des deux mains quand il juge la posture adoptée, bonne; à contrario, il n’hésite pas à ‘sanctionner’ quand il se rend compte que le chemin emprunté peut mener à l’abîme».
Quiconque fonctionne avec vous sur ce registre de vérité – et sur la longue durée- vous pouvez le considérer comme un ami… jusqu’à la preuve du contraire.
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Madi Waké TOURE