Voilà 60 ans, jour pour jour, que feu Mamadou Dia, président du Conseil de gouvernement du Sénégal, avait été mis aux arrêts par Léopold Sédar Senghor . C’était le 17 décembre 1962, par une fin d’après-midi, à 18h 27mns, en pleine Médina, dans la résidence officielle de l’homme d’État, actuelle Maison de la Culture Douta Seck, encerclée dès 16 h par des éléments des forces parachutistes. Accusé par son ami et compagnon, Léopold Sédar Senghor, d’avoir voulu fomenter un coup d’État, il sera jugé par un tribunal spécial et condamné à perpétuité. Avec quatre de ses proches ministres : Valdiodio Ndiaye, ministre des Finances ; Ibrahima Sarr, ministre du Développement ; Joseph Mbaye, ministre des Transports et Télécommunications ; et Alioune Tall, ministre délégué à la Présidence du Conseil ; Mamadou Dia sera ensuite embastillé à Kédougou. Le décor était en ces temps-là celui d’une ville improbable, complètement coupée du monde en plus de se retrouver sous le poids d’une chaleur assommante qui pouvait dépasser les 40° à l’ombre. Et pourtant, lorsque lui étaient parvenues des rumeurs d’une rupture avec son camarade de parti, ses oreilles, imbibées de fidélité et de confiance à l’endroit de Senghor, obstruées par un bouchon de cérumen, ne voulaient rien entendre. Par tempérament et par loyauté, le Président du Conseil s’était refusé à toute forme de suspicion. Au final à cette tentative de coup d’Etat qui lui était prêtée, il a soutenu mordicus qu’il s’agissait d’ « un coup monté », faisant ainsi observer le ridicule de la situation, puisque disait-il : « On fait un coup d’Etat pour prendre le pouvoir, moi j’avais tous les pouvoirs ».
Signataire de l’acte d’indépendance, président du Conseil de gouvernement de la République du Sénégal, Vice-Président de l’éphémère Fédération du Mali ; c’est Mamadou Dia qui détenait en effet tous les pouvoirs. Evoquant ses relations avec une lucidité dénuée de toute rancune observera-t-il : « C’est le fétichisme de l’amitié qui me perdra » .
Destabilisation
Et quelle amitié ! Tous deux originaires de la région de Thiès, Senghor qui a vu le jour en 1906 à Joal, et Mamadou Dia, en 1910 à Khombole, vont travailler en bonne entente pour l’obtention de l’indépendance du Sénégal survenue en 1960. Leurs relations se distendront cependant à l’épreuve du pouvoir.
Que d’insinuations pour mettre Mamadou Dia à mal avec les familles maraboutiques, notamment le khalife général des mourides, Falilou Mbacké ; Seydou Nourou Tall, guide religieux, à qui l’on a fait croire que ce dernier voulait leur destitution et qu’ils figuraient sur la liste des personnes à mettre en état d’arrestation. En direction des officiers de l’armée de confession catholique, tels Jean Alfred Diallo, Faustin Pereira, l’épouvantail d’une menace de guerre confessionnelle était agité.
Une propagande insidieuse distillée de manière subtile avait ainsi dépeint Mamadou Dia comme un homme autoritaire doublé d’un rigoriste intransigeant. Image aux antipodes de ce qu’il était vraiment car, bien que nourri à la lecture du Coran, il était ami de feu Mgr Hyacinthe Thiandoum, Abbé Jacques Seck. De même, il entretenait une forte complicité intellectuelle avec le Père Lebret, Roland Colin, sans compter qu’il avait demandé et obtenu une audience avec le Pape Jean XXIII. C’est dire combien l’homme était éloigné de toutes ces descriptions caricaturales.
N’empêche ! Il demeure que l’on arrive encore difficilement à se détacher de cet incroyable sentiment de gâchis que le Cardinal Hyacinthe Thiandoum avait si bien campé en 1996, dans les colonnes du quotidien « Le Soleil » consacré au 90e anniversaire du Président Léopold Sédar Senghor. Ainsi avait-il confié : « J’ai profondément regretté et une multitude de Sénégalais comme moi, la grave crise politique survenue dans le pays en décembre 1962 (..). Au vu du travail accompli, l’éclatement de cette équipe a été considéré au Sénégal et à l’extérieur comme une catastrophe ou un coup de maître des puissances du mal ».
Regrets
Des années plus tard, dans le journal, «La Dépêche Diplomatique », Mamadou Dia regrettait avec une pointe de déception empreinte de nostalgie, ce qui lui apparaissait comme un terrible gâchis. Aussi avait-il relevé : « C’est très dommage tout ça encore une fois, très dommage pour notre amitié parce que moi, je garde encore une certaine affection, de la tendresse pour lui. Et c’est ça qui est extraordinaire. Je n’arrive pas à en faire un ennemi mais par contre, à voir ce qui se passe , ce que le Sénégal est devenu après, à la suite des évènements de 1962, rien que pour des questions de pouvoir personnel, régner de manière personnelle sur le Sénégal, pour en arriver là et toutes les conséquences que cela a eu sur le plan de l’évolution de notre pays après que nous étions si bien partis ».
Mamadou Dia de poursuivre : « Nous étions un exemple qui aurait pu éviter à l’Afrique tout ce qui est arrivé aujourd’hui, nos nouvelles indépendances. Tout ça aurait pu être évité s’il n’y avait pas eu cet acte de folie et d’égoïsme de sa part en décembre 1962 ; ça, c’est évidemment quelque chose que je ne peux pas oublier, je ne peux pas pardonner ».
Pour sa part, le président Senghor déclarait : « Bien sûr, je le regrette, vous savez il y a 17 ans que je suis ami avec Mamadou Dia. C’est moi qui l’ai découvert et qui l’ai poussé à franchir les étapes de la carrière politique , l’une après l’autre. Je le regrette mais le régime de l’exécutif bicéphale, nous avons fait l’expérience, c’est impossible. Que se passe- t-il autour du Président du Conseil et du Président de la République ? Des clans rivaux se forment auprès du Président du Conseil et du Président de la République qui cherchent à les dresser l’un contre l’autre et vous en voyez les conséquences ».
« Le prix de la liberté »
Ses douze années d’embastillement, dans des conditions éprouvantes n’auront pas émoussé la combativité de Mamadou Dia. Il sera resté d’une fidélité têtue à ses convictions, à sa volonté de voir le Sénégal sortir de l’ornière. A travers son ouvrage « Le prix de la liberté », parviennent en écho les conditions difficiles vécues à Kédougou, loin des siens, coupé de tout, jeté dans une contrée hostile. Quand sa famille l’y retrouvait, une fois tous les six mois, après un long et éprouvant voyage, se voyant infligé la dégradante humiliation d’une intimité sous tutelle, obligé qu’il était , de converser avec les siens, en présence de ses geôliers. Livres et journaux soumis à la censure préalable du ministre de l’Intérieur. Il n’avait pas non plus la latitude d’écouter la radio de son choix, sinon les informations que crachotait la seule chaîne nationale et qui lui provenaient de l’appareil branché depuis le poste de garde. Comme si tout cela ne suffisait pas, il raconte avoir vu ses geôliers anticiper, entre le mur de sa chambre et le mur extérieur, le creusement de la tombe qu’il lui promettait. Puisant dans sa foi, sa conviction, ses ressources morales, il résistera ainsi à l’entreprise de destruction psychologique.
Droit et devoir
En tout état de cause, alors que Senghor voulait que Mamadou Dia renonçât à toute vie politique en cas d’élargissement de prison, ce dernier, raconte Roland Colin son ancien directeur de cabinet, lui aurait répondu alors qu’il l’avait retrouvé dans l’insoutenable, brûlante et étouffante solitude de sa prison de Kédougou : « La politique pour moi n’est pas un droit mais un devoir. On renonce à un droit mais pas à un devoir ». Une belle leçon d’engagement surtout en ces moments troubles ou pour beaucoup la politique est vécue comme le moyen le plus sûr et le plus rapide de s’enrichir, « tekki » comme l’on dit trivialement.
Pour Dia, et fidèle en cela au révérend Père Lebret : « Le développement consiste pour une population au passage d’une phase moins humaine à une phase plus humaine ».
A travers les images fixées par le magnétoscope du sociologue Babacar Sall qui l’a filmé à l’occasion d’une de leurs nombreuses rencontres, où on le découvre sans fioritures, tel qu’en lui-même, pris sur le vif, son épouse, Oulimata Ba, témoignait par ces mots sur son « époux et ami », affirmant qu’il « n’était pas homme d’argent ».
Déçu par le tournant de la première alternance politique, il n’avait de cesse de dénoncer la tentation du pouvoir personnel et absolu qu’il voyait poindre à travers les révisions unilatérales de la constitution.
En tout état de cause, le compagnonnage et la complémentarité des deux hommes qui auraient pu faire croire à des lendemains qui chantent n’ont pas tenu. Ils seront malmenés et défaits par les intrigues courtisanes, la vanité du pouvoir et cette insatiable volonté de puissance qui balaie de son chemin toute forte personnalité. Ce qui rend encore plus pertinent cet appel de Mamadou Dia à l’entame de sa prise de fonction. Ainsi avait-il prévenu : « Nous ne devons pas confondre la dignité de la fonction avec le luxe et le gaspillage inadmissible ».
Habité par une espérance, cet homme dont le regard restait toujours happé par le possible, avait véritablement le Sénégal au cœur.
Le redécouvrir, le célébrer en cette période où notre histoire politique donne l’impression de vaciller et de ne pas vouloir avancer résolument dans un dessein transcendant, malmenée qu’elle est par les calculs sordides, les basses manœuvres, les violences, le non-respect des institutions, Ce qui rend d’une brûlante actualité la vigilance démocratique , républicaine, laïque dont Mamadou Dia, qui a quitté la scène du monde le 25 janvier 2009, a fait montre jusqu’à son dernier souffle.
sudonline.sn