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Khadim Ndiaye : « Cheikh Anta Diop, penseur du soupçon et théoricien incontournable du vécu Africain »

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XALIMANEWS-Cheikh Anta Diop aurait eu 100 ans en 2023. Pour marquer l’événement, le philosophe et chercheur en histoire Khadim Ndiaye sort un ouvrage dont le titre: « Cheikh Anta Diop par lui-même », vaut tous les discours. Aboutissement d’un travail de titan qui a consisté à entrer dans un grand fouillis et compiler conférences, interviews, citations, confidences du savant, « Cheikh Anta Diop par lui-même » est un formidable hommage au dernier pharaon qui n’a pas eu le temps d’ écrire ses mémoires. Depuis le Canada où il vit, l’auteur, un des spécialistes les plus crédibles de Cheikh Anta Diop, a bien voulu répondre aux questions de Kirinapost. 

Kirinapost: Après ‘‘ Conversations avec Cheikh Anta Diop ‘‘, vous sortez  » Cheikh Anta Diop par lui-même ». Pourquoi sortir de la conversation et lui donner la parole seul ?

Khadim Ndiaye: Initialement, je réfléchissais à une biographie qui viendrait compléter celles qui existent déjà, mais le projet ne serait pas bouclé avant la date de célébration du centenaire. Je me suis alors dit qu’il serait plus judicieux de simplement lui donner la parole selon le mode connu du « par lui-même » et le laisser, sans intermédiaire, nous parler de sa vie et de son œuvre.

Kirinapost :C’est une sorte de mémoires que vous lui faites-faire ?

Khadim Ndiaye: Oui, c’est bien cela. On pourrait les considérer comme des mémoires d’outre-tombe. J’ai fouillé dans ses livres, mais surtout dans ses entretiens, conférences et débats, pour repérer les moments où il parle à la première personne, de son enfance, de son itinéraire d’étudiant, de chercheur, de sa méthode de travail, de ses disciples et même d’événements de la vie de tous les jours. Il existe beaucoup de documents d’entretiens de Cheikh Anta Diop en anglais, peu connus, qui sont traduits et exploités dans le cadre de ce travail. Il a fallu également retranscrire des passages de ses conférences. Même le fameux symposium de 1982 organisé par Pathé Diagne a été exploité dans ce livre.

Kirinapost :Qu’est-ce qui fait que la pensée de Cheikh Anta raisonne encore très fort en Afrique et ailleurs? C’est le plus grand penseur ?

Khadim Ndiaye: C’est surtout dû au fait qu’il a ramé à contre-courant de la communauté scientifique mondiale et opéré un renversement épistémologique très marquant. Cheikh Anta Diop doit, à mon avis, être considéré comme un penseur du soupçon. En démontrant grâce à un faisceau de preuves que l’Afrique est la mère des civilisations, il détruit les illusions de la doxa officielle qui faisait du continent noir le parent pauvre de l’histoire. C’est cette césure radicale sur le plan des idées qui fait que sa voix résonne encore très fort aujourd’hui. Par ailleurs, au regard des tensions que vit l’Afrique, sa pensée sur l’intégration politique, économique et culturelle demeure très actuelle. L’historien Élikia M’Bokolo a pu dire de lui qu’il est le penseur le plus populaire en Afrique, que les crises actuelles que vit le continent africain militent en faveur de ses thèses. En tout cas, ses propositions demeurent incontournables pour tout projet intellectuel qui ambitionne de penser le vécu africain.

Kirinapost :Que voulez-vous qu’on retienne de Cheikh Anta Diop?

Khadim Ndiaye: C’est d’abord la rigueur intellectuelle qui lui a fait explorer plusieurs terrains du savoir dans le seul but de prouver ses thèses. Il critique les chercheurs qui agissent en dilettantes, ne maîtrisant même pas complètement leur domaine. Une de ses recommandations était que ceux qui ne sont pas capables de cerner plusieurs disciplines scientifiques à la fois, en maîtrisent au moins une, mais totalement!
En matière de probité, et sur le plan de l’exigence éthique en général, Cheikh Anta Diop est aussi une référence. Il a toujours refusé les compromissions et les solutions de facilité, acceptant même de recevoir, sans se plaindre, et pendant plusieurs années, un maigre salaire d’assistant, à Dakar. Il a refusé à plusieurs reprises l’offre de postes ministériels et parlementaires faite à son parti, le Rassemblement National Démocratique (RND); ce qui lui a valu d’être combattu par le régime senghorien, qui avait transféré l’adversité politique sur le terrain même de la science.

Kirinapost : Que dirait Cheikh Anta en voyant l’AES (L’Alliance des États du Sahel) se former et cette jeunesse africaine parler de plus en plus de valorisation des langues nationales et de souveraineté ?

Khadim Ndiaye: L’AES met en place une architecture de défense collective et d’assistance mutuelle entre les États signataires pour lutter contre le terrorisme. On parle également de la création d’organes couvrant les domaines culturel, économique, social et politique. C’est une initiative à saluer. « La sécurité précède le développement », disait Diop, qui était favorable aux alliances devant conduire à terme à une intégration de l’Afrique. Il disait qu’il fallait commencer quelque part, avec un groupe d’États (deux ou trois) qui inciterait petit à petit les autres États à y adhérer. Ce groupe va constituer le noyau initial d’une fédération ouverte. Il était absolument persuadé que l’Afrique devait, de plus en plus, parler d’une seule voix pour faire face aux agressions extérieures et s’occuper de son développement, sans ambages. Pour cela, il fallait s’assurer qu’on ne mette pas la charrue avant les bœufs, faire les choses dans les règles de l’art, c’est-à-dire s’unir politiquement par des liens irrévocables afin d’éviter le sort des nombreuses organisations régionales économiques sans lendemain créées après les indépendances, parce que n’importe quel État, sous la coupe d’une puissance extérieure, pouvait facilement révoquer les termes de l’accord et faire cavalier seul.Pour que le regroupement fonctionne bien, il faut également, au préalable, que chaque peuple fasse sa propre révolution et la fédération, disait-il, se fera de bas en haut et sera celle des peuples. Diop était surtout pour la fédération des peuples.

Kirinapost:  Et pour les langues traditionnelles ?

Khadim Ndiaye: Pour ce qui est des langues nationales, on peut voir que quand les hommes politiques sollicitent des votes et veulent que les populations prennent connaissance de leurs programmes, ils privilégient les langues locales. Ils considèrent donc implicitement que c’est plus efficace pour atteindre les populations. Pourquoi alors, si c’est plus efficace, les lois, le code de la route et autres textes importants ne sont pas enseignés ou communiqués dans ces langues? Il y a un problème de démocratie qui se pose, parce que la majorité est laissée en rade. Cheikh Anta Diop, en phase avec les théories les plus récentes en éducation et en psychologie sur l’usage des langues locales, nous disait ceci : « Quand nous voulons nous adresser efficacement au peuple africain pour un but éducatif quelconque, nous ne tarderons pas à réaliser la nécessité de recourir aux langues africaines ». Il avait raison. Aujourd’hui, l’Afrique est le seul continent où l’école est déconnectée de la vie quotidienne. La grande majorité des enfants y commence l’école en utilisant une langue qui n’est pas celle qui est parlée à la maison. C’est une aberration. Il faut y remédier. L’enfant doit étudier dans la langue qu’il maîtrise le mieux. Cela relève du bon sens

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