Le philosophe Souleymane Bachir Diagne, parlant du processus de dialogue et de réconciliation en cours en Côte d’Ivoire nous dit, dans l’édition de Jeune Afrique de cette semaine, que l’enjeu du dialogue qui vient de commencer en Côte d’Ivoire, ‘va bien au-delà de la seule Côte d’Ivoire. L’Ouest africain dans son ensemble, qu’il est urgent de construire, attend du dialogue ivoirien que l’avenir lui soit ouvert’. Il est clair que le philosophe sénégalais sait bien la nécessité et l’importance de la réconciliation dans l’ancien grenier de l’Afrique de l’ouest qui fait aujourd’hui face à une crise alimentaire sans précédent. Mais, ce qui fait de son texte un luminaire pour notre temps, c’est, précisément, le sens et le contenu qu’il donne à son appel à la raison. Cet appel est d’autant plus intéressant que la raison dont il parle se base sur ce qui, pendant longtemps, a été présenté comme lui étant antinomique : le communalisme de nos cultures. C’est, nous rappelle Souleymane Bachir Diagne, sur la base du concept d’Ubuntu, que la réconciliation nationale sud-africaine s’est faite. L’Ubuntu, Desmond Tutu lui-même le définît comme ‘l’essence de l’être humain.’ ‘Il se fonde, nous dit-il, sur le fait que mon humanité est inextricablement liée à celle de mon alter ego. Je suis humain donc je fais partie d’une communauté.’
Il ajoute, dans d’autres circonstances, ‘Je suis, parce que tu es.’ Ce ‘je suis parce que tu es’ est souvent opposé au ’je pense donc je suis’ de Descartes. Mais la comparaison n’est pas fortuite. Le ‘je pense donc je suis’ de Descartes implique l’idée de l’existence d’un sujet rationnel qui constitue le fondement de l’Etat moderne. Implicitement, l’Ubuntu est souvent conçu comme le contraire : le fondement communautaire des sociétés africaines, qui impliquerait l’insignifiance du sujet et une autre façon, pas nécessairement moderne de penser l’Etat en Afrique. Lorsque, cependant, Souleymane Bachir Diagne fait de l’Ubuntu une manifestation de la rationalité africaine et de la communauté un prolongement du sujet libre et rationnel, il nous convoque indirectement à la raison et nous invite à la modernité. Car, après tout, la modernité, c’est cela. L’application de la raison dans le déroulement des choses publiques.
L’éloge de la raison de Souleymane Bachir Diagne peut donc être lu comme un appel à la raison. C’est un appel à la raison qui devrait encore plus s’entendre chez nous, au Sénégal. A la veille des présidentielles, le contexte politique n’a jamais été aussi marqué par un dialogue de sourds. Une absence de dialogue. Et pourtant, comme le montre Bachir, en philosophe senghorien, la raison est fondamentalement dialogue. Attention donc : le politique au Sénégal n’a jamais été aussi irrationnel. Et l’irrationnel accouche toujours du K.O. !
Il faut voir, dans l’appel de Souleymane Bachir Diagne, qui a le mérite d’inviter à la même table la sagesse africaine et la modernité pendant longtemps présentée comme fondamentalement occidentale, un avertissement et une invitation. ‘Gardez vous, semble-t-il nous dire, de tomber dans les tares de la triste parenthèse postélectorale ivoirienne.’ Ou encore : ‘Faites de la raison le fondement de vos modes de fonctionnement. Surtout quand il s’agit de la gestion de la chose publique.’
La rationalité, en effet, mène à la modernité. Et être moderne, faut-il le rappeler, c’est, entre autres, reconnaître le droit des citoyens de choisir leur gouvernement ; c’est honorer la Constitution et respecter les droits humains ; c’est concevoir le sujet en tant que sujet au-delà de son ascendance ; c’est, finalement, garantir l’indépendance de la justice et la protection des faibles contre les puissants. Cette modernité, nous rappelle le philosophe sénégalais, est fondamentalement africaine.
Méditions donc sur ces paroles de celui que les anciens étudiants du département de philosophie de Dakar appellent affectueusement Bachir, qui invite à voir les liens intrinsèques qui existent entre les paroles de la sagesse africaine et celles des philosophes des lumières qui ont mis sur pied l’Etat moderne en Occident. Car c’est la voix de la raison qui nous dit, dans les deux cas, ‘nous affirmons notre humanité lorsque nous reconnaissons celle des autres’ et ‘ma liberté s’arrête là où commence celle des autres.’ L’Afrique est fondamentalement rationnelle. Personne ne nous dira le contraire dorénavant. Il est donc temps qu’elle soit moderne.
Cheikh THIAM, Professeur d’Etudes africaines à l’université d’Etat d’Ohio