«Je suis noir mais je n’aime pas le manioc», dit Gaston Kelman. Peut-on paraphraser l’écrivain franco-camerounais et dire: «Je suis sénégalais, mais je n’aime pas la lutte?» De plus en plus de voix s’élèvent contre la tournure violente dans laquelle s’enlise un sport qui, à ses débuts, n’était qu’un jeu. Il ne connaissait pas encore les coups de poings et la violence sociétale qui le régit de nos jours.
La lutte sénégalaise avec frappe n’intéresse pas que les jeunes de 7 à 77 ans. A peine descendu du berceau, le jeune Sénégalais se trémousse déjà au son des «bakk», fameux pas de danse des différentes vedettes de la lutte. Le président sénégalais Abdoulaye Wade, 85 ans, n’est pas en reste. Il ne rate aucune occasion de recevoir, au palais présidentiel, les acteurs de la lutte. Plus par opportunisme politique sans doute que par la passion que nourrissait pour ce sport un certain Gnassinbé Eyadema (L’ex président du Togo).
Plus de 72 heures après la confrontation entre les deux mastodontes Mohamed Ndao, alias «Tyson» et Balla Gaye 2 —ponctuée par la victoire magistrale du dernier— ce combat qui a clôturé la saison de lutte a continué de faire la une des quotidiens dakarois.
Rien de vraiment inédit. Le rituel a rythmé les dix mois (73 journées) qu’a duré la saison 2010/2011: malabars torse nu, pagne solidement noué aux reins, bric-à-brac de gris-gris au corps, interminables bains mystiques, chorégraphies majestueuses, pluie de coups de poings, du sang et toujours du sang, chutes par K.-O., bagarres et violences dans et autour de l’arène, public qui exulte…
Les noms des stars de la lutte préfigurent déjà que ce sport est loin d’être un jeu pour enfants de cœur; ils portent les doux sobriquets de Bombardier, Tyson, Yékini, Cactus Ambulance ou encore Tonnerre.
La fièvre de la lutte
Le pays s’enorgueillit de ce sport national appelé lamb en langage vernaculaire. Le combattant a recours au corps à corps pour terrasser son adversaire, mais il peut aussi user des coups pour l’affaiblir ou même gagner par K.-O. C’est parfois une question de secondes. Les cachets grimpent, les grands champions sont payés des dizaines de millions de francs CFA. Les écoles de formation de lutte poussent comme des champignons, les écuries se forment, les promoteurs captent le marché publicitaire. Le pionnier dans le domaine s’appelle Gaston Mbengue. Réplique locale du promoteur américain de boxe, on l’appelle à Dakar le «Don King de l’arène.»
Depuis au moins la belle épopée de l’équipe du Sénégal au Mondial de football de 2002, les champions de lutte ont supplanté les Diouf, Fadiga et Bouba Diop dans le cœur des aficionados. Pour se rendre compte de la popularité de la lutte dans la société sénégalaise, il suffit de constater le temps d’antenne colossal qu’occupe celle-ci dans les différents médias.
Dans les grands-places (lieux publics où se regroupent les gens), les bureaux, les transports ou les marchés, les débats sur la lutte prennent le dessus sur les joutes politiques, autre centre d’intérêt des Sénégalais. Dans les cours de récréation, «les jeux favoris des mômes tournent autour des spectacles de l’arène», constate M. Fall, un directeur d’école élémentaire.
Un sport violent
La lutte compte aussi ses morts. La presse rapporte de temps à autre des cas isolés de supporters ayant rendu l’âme parce que leur cœur n’a pas supporté la victoire ou la défaite de leur idole. Les prolongements du dernier combat de la saison ont fait deux morts à travers le pays, atteints à l’arme blanche au cours de débats passionnés ayant mal tourné.
Et comme pour en rajouter à ce sombre tableau, la presse a fait le compte rendu de scènes aussi inouïes: des viols auraient été commis le soir du 31 juillet, lorsque les partisans de Balla Gaye2 célébraient à son domicile de Guédiawaye (banlieue de Dakar). Les malfrats ont profité de l’obscurité et de la confusion causée par un délestage électrique, comme le Sénégal en connaît une infinité depuis plusieurs mois, pour commettre leur forfait dans la maison même.
On a pu voir dans l’arène, il y a quelques mois, les visages ensanglantés de touristes occidentaux désertant l’arène. Ils ont subi les dégâts collatéraux de heurts entre supporters. La lutte et ses hooligans ne sont pas les meilleurs ambassadeurs pour le tourisme sénégalais. Abdoulaye Wade en personne a joué les sapeurs-pompiers en réconciliant, au palais présidentiel, deux des trois lutteurs sénégalais les plus populaires du moment en leur offrant à l’occasion terrains et espèces sonnantes et trébuchantes.
Le nouveau facteur argent
La lutte traditionnelle sénégalaise est plus qu’un simple sport. C’est aussi du folklore, une culture, du mysticisme et aujourd’hui, de gros enjeux financiers. Depuis les années 20, il a cessé d’être ce jeu dans lequel on ne connaissait pas les coups. Ce qui pousse certains à lui renier, dans sa forme actuelle, le statut de sport traditionnel du Sénégal. Un proverbe wolof ne dit-il pas qu’«un jeu avec des coups n’en est pas un».
L’historien Ousseynou Faye, enseignant à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, situe l’irruption de la lutte avec frappe dans les années 20 dans son ouvrage Sport, argent et politique: la lutte libre à Dakar (1800-2000). Une élite coloniale et une bourgeoisie locale en mal de sensations fortes sont passées par là.
Les combattants traînent des masses athlétiques pouvant culminer, à l’image du «roi» Yakhya Diop (dit «Yékini») à plus de 140 kg. Pour devenir et rester le prototype du lutteur, il faut s’entraîner assidûment. Les plages dakaroises sont souvent envahies de ces nuées de garçons au physique de déménageurs. Leur entraînement comprend footing, corps à corps et la fréquentation des salles de musculation —autre phénomène à la mode dans la capitale sénégalaise.
Ces jeunes, attirés par l’argent, considèrent désormais la lutte comme un ascenseur social. L’immigration vers l’Europe n’est plus l’alternative —surtout que les périlleuses odyssées en pirogue constituent presque leur unique espoir de rejoindre le vieux continent.
Mais ils déchantent vite; ils ne sont qu’une poignée de grands champions à pouvoir gagner de gros cachets. La masse doit se contenter des miettes. Certains peuvent même connaître, comme ils disent dans leur jargon, une «année blanche», c’est-à-dire aucun combat dans la saison. Et donc pas de revenu.
Les lutteurs se transforment en vigile ou en gardes du corps. Les mauvaises langues diront qu’ils viendront grossir les rangs de la délinquance. En période électorale, le monde de l’arène constitue un précieux vivier pour les milices des partis politiques. Chacun a sa meute de lutteurs, surtout lorsqu’on est «bien liquide», qu’on a de l’argent. Un tel détournement d’objectif alimente la violence d’une vie politique sénégalaise qui n’est déjà pas un long fleuve tranquille.
Omerta autour du dopage
D’autres lutteurs n’hésitent pas, pour préparer un grand combat, à séjourner en Europe ou aux Etats-Unis. Ils reviennent au bout d’un mois, complètement métamorphosés sur le plan physique. Ce qui ne manque pas d’étonner certains observateurs. Ainsi, le professeur Serigne Mor Mbaye, psychologue, s’offusque contre ce «miracle américain», soutenant que «la constitution physique moyenne de ces lutteurs n’est pas conforme au prototype du nègre sahélien que nous sommes».
Il observe pour s’en offusquer la disproportion physique de nombreux lutteurs:
«La partie supérieure est bien développée, tandis que les membres inférieurs sont semblable à des baguettes», constate-t-il.
Il dénonce l’omerta sur un phénomène de dopage connu de tous. Le Comité national de gestion de la lutte (CNG), organisme auquel l’Etat a octroyé une délégation de pouvoir pour gérer le secteur, ne diligente pour l’instant aucun contrôle antidopage. «Nous ne sommes pas encore outillés pour cela», reconnaît un de ses membres.
Une violence contagieuse
Les coups de poings, mains nues, sans protège-dents, pleuvent. Le lutteur peut à la fois donner des coups et recourir au corps à corps pour terrasser son adversaire. Le professeur Mbaye redoute qu’à long terme, les coups n’entraînent des conséquences graves chez les pratiquants de ce sport, avant de préconiser un retour à notre «lutte traditionnelle magico-fétichiste».
Le public des amateurs de lutte se délecte de ce spectacle violent, voire sanguinolent. La preuve: Ardo est le médecin du CNG chargé de soigner les lutteurs dans l’arène, en particulier quand le sang d’un adversaire gicle. Il décide avec son équipe si le combattant blessé peut, après soins, poursuivre ou non le combat. A force d’interventions, son nom a fini par passer dans le langage commun des Sénégalais: l’expression «amener quelqu’un chez Ardo» signifie le blesser, le battre ou prendre le dessus, dans différents contextes déconnectés de la lutte.
Mais cette violence endémique dans l’arène a fini par contaminer la société. Ce qui fait dire à Serigne Mor Mbaye qu’il y a «comme une sublimation de la violence. Cette dernière excite ces foules écervelées, touchées par la crise». La lutte simple n’est pas encore morte, mais elle ne draine pas foule. Le CNG promet d’assainir le secteur de la lutte avec frappe dès l’ouverture de la prochaine saison. En attendant, elle continue d’enivrer le peuple.
Cheikh Diop
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